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Pour un lecteur français contemporain, le titre L'Avare suivi du nom d’un auteur qui n'est pas Molière (et, surtout, un nom à consonance balkanique) est propre à éveiller aussitôt l'intérêt, mais peut-être aussi la suspicion. C'est pourquoi il faut souligner d'emblée que cette comédie, même si on peut la qualifier de "moliéresque", est une pièce originale qui ne cède en rien à la comédie du même nom du grand classique français. Par ailleurs, le titre original Tvrdica / L'Avare (pour la première version de 1837 tout comme pour la seconde, remaniée, de 1838) n'étant pas suffisamment caractéristique de la pièce serbe, les éditeurs éprouvèrent le besoin de lui ajouter "ou Kir Janja". Depuis, comme "harpagon" en français, "kir-janja" en serbe est devenu un nom commun qui est entré dans le dictionnaire au sens d'avaricieux, de pingre. Harpagon et Kir Janja Lorsqu'on veut comparer les deux héros, on peut prendre pour point de départ la déclaration très indicative de Sterija à ses contemporains : "J'ai écrit L'Avare pour les Serbes comme Molière pour les Français." C'est bien là une différence fondamentale, avec un développement de l'intrigue moins poussé chez Sterija que chez Molière. Tandis qu'Harpagon est strict et sévère, Kir Janja apparaît surtout naïf, parfois circonspect et matois, mais une proie permanente de sa passion pour l'argent. Harpagon réussit à récupérer son trésor, alors que l'avare de Sterija sera trompé par tous car, dans ses contacts avec les autres, il perd la faculté d'envisager les situations avec réalisme. Quand il est seul à seul avec son argent, il lui parle, ce qui donne l'un des monologues les plus réussis de la comédie serbe. À la différence de Molière, Sterija construit toute sa pièce – exposition, nœud de l'intrigue, péripéties et dénouement – autour de l'avarice du personnage qui donne son titre à la pièce. Aussi la dimension à la fois sociale, éthique et psychique de Kir Janja contribue-t-elle à rendre l'étude psychologique de l'avarice chez Sterija plus forte et plus convaincante que chez son illustre prédécesseur. Harpagon est un type "général" d'avare dans une pièce où prédominent des éléments de la comédie de caractère, alors que Kir Janja est un avare dont le tempérament, formé dans un milieu social étroit et précisément défini, est riche des particularités d'une région et d'une époque, ce qui oriente toute la pièce vers la comédie de mœurs. Kir Janja est un nouvel arrivant en Voïvodine, ce qui explique en partie son avarice, par crainte des temps qui s’annoncent dans une région où il ressort de l'une des minorités nationales. Sterija peint progressivement, avec cohérence, le caractère de l'avare à travers les dialogues, monologues et didascalies. Personnage central, Kir Janja ouvre et ferme la pièce, commence et termine de nombreuses scènes, et livre plusieurs monologues. Son caractère, formé dès la première scène, n'évolue pas mais se révèle simplement au gré des circonstances et des événements de l'action dramatique. Il est sous l'emprise de sa passion de l'argent qui le domine dans diverses situations tout au long de la pièce. L'auteur noue l'intrigue en s'appuyant constamment sur l'avarice de son personnage principal. Les malheurs et dégâts qui surviennent hors scène sont toujours justifiés par l'avarice insensée de Kir Janja. Les personnages "au service" de Kir Janja Tous les autres personnages de la pièce ont plus ou moins, pour ne pas dire la fonction exclusive de mettre en lumière le caractère de Kir Janja et sa passion de l'argent. Le motif de l'avarice a influé dans une large mesure sur la conception du personnage secondaire du serviteur Petar. Célibataire d'âge mûr, Kir Dima ne présente pas de tares particulières, mais est affublé d'une infirmité physique, sa bosse. Sterija utilise du reste ce défaut physique avec une grande modération. Juca, fille d’officier, jeune encore, a éconduit un certain Jovan, parti pourtant à son goût, pour consentir à un autre mariage, d'intérêt, et épouser Kir Janja, homme plus âgé mais riche. Elle lutte mais en vain contre l'avarice de celui-ci. La rivalité s’ébauche entre Juca et Katica, la fille de Janja, à cause du jeune clerc de notaire Mišić, mais ce motif ne fait l’objet que d’une simple esquisse afin de montrer la soif de Juca de réaliser ses aspirations, ce qui se double d’effets comiques. Katica devient ainsi un objet précieux dans les marchandages de son père, l'objet des désirs du vieux et bossu Kir Dima, et l'objet convoité par Mišić qui est proche du parti idéal dont elle rêve mais qui vise surtout sa dot et voit en elle son atout majeur pour duper Kir Janja. En s'emparant de l'argent de Janja, Mišić n'hérite certes pas en même temps de sa terrible avarice. Mais quel rapport à l'argent entretiendra-t-il par la suite ? Une passion semblable à celle de Janja naîtra-t-elle en lui ? Ces questions ne trouvent pas de réponses dans le texte de la comédie, et seule la mise en scène pourrait choisir de les éclairer. Sterija lui-même n'était sans doute pas conscient de toutes les potentialités de ce nouvel avare en herbe mais, avec Kir Janja, il se savait créer un personnage comique d'une grande force, "capable de transmettre et de garder son nom dans les siècles à venir", ainsi qu'il l'écrit lui-même dans l'avant-propos de la seconde édition. La popularité et l'authenticité du personnage de Kir Janja sont attestées par son identification avec l'auteur, au point que Jovan Sterija Popović fut surnommé Kir Janja et plus connu à Belgrade sous ce nom que sous celui de Popović. ♦ Etudes et articles en serbe. Petar Skok : "Kir Janja kao balkanski tip", Pravda, n° 6-8, janvier 1932, Belgrade, p. 22 ; Milan Bogdanović . "Kir-Janja u modernoj režiji", Stari i novi II, Prosveta, Belgrade 1946, p. 48-53. Dimitrije Vučenov : "Komediograf Sterija", in: J. S. Popović : Komedije, Matica srpska, Novi Sad, 1956, p. 5-39 ; Sava Andjelković : "Komparativni teatar na primeru Tvrdica Molijera i Sterije", Naučni sastanak slavista u Vukove dane 30, Belgrade, septembre 2000, p. 243-255. Sava Andjelković |