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CENT CINQUANTE ANS D'INFLUENCE FRANÇAISE
SUR LA CULTURE SERBE

par

Slobodan Vitanović

 

Le Monument de la reconnaissance à la France

Le Monument de reconnaissance à la France
(l'un de deux basreliefs)

L’objet de cette communication ayant trait, directement ou indirectement, à un grand nombre de faits généralement admis dans le domaine de la culture serbe, des sciences, de la littérature, de l'art et de la vie publique, à une époque qui s'étend sur un siècle et demi, ce texte, de par la nature des choses, ne peut être qu'une tentative de synthèse, une recherche du sens et de l'essence d'une conclusion donnée d'avance. Ces lignes, donc, n'ont pas pour but d'établir l'existence de l'influence, celle-ci étant reconnue, mais de la confirmer, d'y réfléchir en tentant de la systématiser et de la classifier.

D’emblée, on peut cependant s'interroger sur le concept même d'influence, rapport entre l'émetteur et le récepteur, entre ce qui à l'intérieur d'un phénomène est le fruit de ce que l’on reçoit d'une source étrangère et ce qui est le résultat d'une création autonome et spontanée. Sans entrer, bien sûr, dans une controverse théorique à propos du concept clé de cette communication, constatons seulement que dans chaque influence, ce n’est pas le fait en lui-même de recevoir qui est essentiel, mais plutôt la raison et la façon dont s’opère cette réception. Comme l'a dit André Gide, les influences ne créent rien en réalité, elles ne font que contribuer à l’expression de ce qui existe déjà de façon latente, au développement et à l'amplification de ce qui, sans cette influence, demeurerait parfois atrophié ou appauvri. La culture serbe ne s'est donc pas uniquement et largement ouverte à moment donné à l'influence française suite à un concours de circonstances favorables mais plutôt parce que dans l'effervescence de son développement, à partir des sources vivantes et fraîches de la tradition populaire de Vuk Karadžić vers une nouvelle urbanité, elle aspirait justement à ce que la culture française pouvait lui offrir et qu'elle ne trouvait plus ni dans l’héritage slavo-serbe ni dans l’influence germanique. En allant à la rencontre de la culture française, c'est en fait à la rencontre d'elle même que la culture serbe est allée, développant par-là même des potentialités essentielles de son être propre.

I. Période allant de 1839 à la fin du XIXe siècle

Lorsqu’en mars 1839, le premier consul de France arriva à Belgrade, une époque se terminait. Celle, épique, des insurrections, de la lutte pour la rénovation de l’Etat, pour l’obtention de l’autonomie, pour l’organisation du nouvel Etat relevait déjà du passé. Un point final venait d’être mis à l’élaboration de la Constitution de 1838 qui succédait à celle de Sretenje de 1835. Simultanément la rédaction du Code civil était bien avancée ainsi que l’élaboration d’une série de règlements contribuant à l’instauration d’un nouveau système juridique et social. Le prince Miloš, lui-même formé dans le cadre des coutumes et manières turco-asiatiques, et bien qu’il eût grandement œuvré pour sortir la Serbie de la léthargie orientale et amorcer sa réintégration dans l’Europe, appartenait déjà à une époque révolue. L’évolution de la situation au printemps 1839 annonçait son abdication imminente.

Dans le domaine de la culture, la période rationaliste des Lumières touchait à sa fin. Ces idées, qui avaient déjà commencé à pénétrer dans le courant du XVIIIe provenaient directement ou indirectement de France, et les dernières années du même siècle virent le début et l’essor d’une forte influence française sur la culture serbe. Gligorije Trlajiić, Anastasije Stojković, Sava Tekelija et surtout Dositej Obradović ne se contentaient pas de connaître de nombreux écrivains contemporains, dont Voltaire et Rousseau, mais s’en inspiraient et parfois même s’enthousiasmaient pour leurs œuvres. La franc-maçonnerie, mouvement déjà existant en Serbie à cette époque, était avant tout rattachée aux loges françaises. Les voies étaient donc déjà tracées pour la pénétration de nombreux principes et idées de la Révolution française. Sans cette phase initiale, qui s’intégrait dans le cadre de la formation culturelle européenne des Serbes, essentiellement ceux vivant au-delà de la Save et du Danube, une renaissance rapide n'aurait pas été possible.

À l’automne 1839 les premiers boursiers d’Etat, Filip Hristić, Dimitrije Crnobarac, Jovan Marinović et Konstantin Nikolajević, partirent à Paris pour y poursuivre des études de droit. Cela faisait déjà partie d’une politique consciente et organisée visant à s'appuyer sur la science et la culture européennes par l’intermédiaire de la France. Il ne s’agissait plus d'initiatives personnelles prises par des individus enthousiastes accomplissant un pèlerinage intellectuel en « Francia » à leurs propres frais et, très souvent au prix de grands sacrifices. L’Etat avait fait connaître son besoin de cadres formés dans les meilleures universités. De fait, à leur retour, ces quatre premiers boursiers jouèrent un rôle très important dans l’organisation de l’Etat et dans la vie politique serbes, d’autant plus qu’ils avaient obtenu les plus hauts diplômes décernés par la faculté de droit de la Sorbonne. F. Hristić (1819-1905) qui fut à plusieurs reprises ministre, conseiller d'Etat, émissaire à Constantinople, Vienne, Londres, termina sa carrière en tant que premier gouverneur de la Banque nationale. D. Crnobarac (1818-1872) fut de même conseiller d’Etat, ministre de la justice et ministre de l’Enseignement, sans jamais toutefois entrer dans la diplomatie. J. Marinović (1821-1893) joua un rôle très important, notamment sous le règne du prince Mihailo et, plus largement, sous les Obrenović en tant que président du Conseil, ministre, chef du gouvernement, et représentant de la Serbie à Paris durant de nombreuses années. K. Nikolajević (1821-1877), qui épousa la fille du prince régnant Aleksandar, mit un terme relativement précoce à sa carrière diplomatique et ministérielle pour laisser un nom en tant qu’historien aux vastes connaissances ; toutefois, d’une inspiration romantique, ses prétentions furent plus littéraires que scientifiques.

Filip Hristic   Jovan Marinović
Filip Hristić Jovan Marinović

 Par leur culture et par leur ouverture sur le monde, ces quatre intellectuels auront laissé une empreinte profonde dans l’histoire politique et culturelle de leur pays. Avec d’autres, ils assurèrent, grâce à leurs positions, un lien entre la Serbie, encore insuffisamment développée, et l’Europe, celle-ci étant considérée essentiellement du point de vue français. Formés dans les années 1840, ils devaient rester conservateurs toute leur vie, ce terme étant utilisé ici au sens européen le plus moderne du mot, annonçant ainsi le conservatisme des progressistes des années 1870. Empreints des idées du siècle des Lumières et, malgré tout, de l'esprit attaché aux nombreuses idées acquises après la Révolution française, ces « Parizlije », ces Parisiens comme on les appelait, contribuèrent à ce que la Serbie s’éloigne à grands pas de la mentalité et du style qui avaient imprégné le premier règne du prince Miloš.

En littérature, même si des distances furent prises avec le Télémaque de Fénelon, le Bélisaire de Marmontel, et d’autres œuvres semblables des XVIIe et XVIIIe siècles qui suscitaient jusqu’alors l’enthousiasme, c’étaient surtout et encore les classiques français qui éveillaient le plus grand intérêt, leurs œuvres étant d'ailleurs plus souvent lus en traduction allemande, voire hongroise, qu’en français. Si le grand Sterija connaissait bien les romantiques français, notamment Victor Hugo, et les traduisait déjà, ces auteurs ne constituèrent toutefois pas encore une source d'inspiration pour les écrivains serbes.

L’esprit rebelle et révolutionnaire de 1848 aidant, les changements seront cependant plus rapides et plus visibles. Dans la sphère des idées les courants libéraux se feront sentir avec plus de force et d’audace, tandis que dans le domaine de l’art, les poètes se tourneront enfin vers le romantisme. À la différence de l’époque des Lumières où le romantisme serbe dut très peu à l’influence française directe, les jeunes libéraux s’abreuvèrent surtout aux sources françaises. Nous ne mentionnerons que Jevrem Grujić (1826 ou 1827-1895), le fondateur du mouvement libéral, qui avait lui aussi étudié le droit à Paris en tant que boursier d’Etat. Sa carrière politique, puis de diplomate, commencera avec la chute du régime des défenseurs de la constitution (Ustavobranitelji) lors de l’assemblé de Saint-André dont il fut le secrétaire. Elle se situe au début d’une époque qui verra un groupe de jeunes gens de plus en plus nombreux contribuer à l’introduction dans le milieu de la bourgeoisie serbe des habitudes culturelles acquises en France, parallèlement à celle des principes libéraux et démocratiques dans la politique et dans la conception du système juridique serbes.

De même on constatera l’influence de plus en plus forte exercée par les intellectuels et écrivains serbes, tels Ljuba Nenadović, qui rentrèrent de Paris plus démocrates et plus européens que jamais.

Quant aux premiers socialistes serbes, entre autres Z. Žujović, Mita Cenić, D. Stanojević, leur formation s'appuie, et quelle qu’ait été la longueur de leurs séjours en France, autant sur les idées des utopistes et des anarchistes français les plus influents de l'époque que sur celles des auteurs russes. Et l’on verra ainsi Zmaj chanter lui aussi sur la tombe des communards fusillés.

Parallèlement, les dernières décennies du XIXe siècle virent les liens avec la culture française se renforcer aussi dans les cercles les plus conservateurs et les plus élevés. Après la mort du prince Mihailo, dont l'européanisme portait indubitablement le sceau de l'Europe centrale, le roi Milan apprit son accession au trône à Paris, où il poursuivait son éducation dans un des lycées les plus renommés, son épouse, la reine Natalija, et son fils, le futur roi Aleksandar, se sentant par ailleurs en France comme chez eux, notamment à Biarritz où ils possédaient une villa. Lors des réceptions à la cour, auxquelles étaient conviés des représentants étrangers, tout le monde parlait français, comme en témoigne M. Dj. Milićević.

Tout au long du XIXe siècle, les influences russe et allemande restèrent néanmoins dans l'ensemble nettement supérieures à celle française. Ceci se reflète dans le domaine de la connaissance des langues. Bien que le français fût enseigné au Lycée et à l'Ecole Supérieure depuis la fondation de ces deux établissements, seul un petit nombre de personnes appartenant à l'élite culturelle et scientifique, possédait cette langue. Ce ne sera qu'à la fin du siècle que les choses se modifieront en profondeur. Les jeunes gens s'enthousiasmeront pour le positivisme, dans le domaine des sciences tant sociales que naturelles, seront attirés en littérature par le réalisme, le naturalisme, le Parnasse et, bientôt, l'impressionnisme et le symbolisme. Tout comme une centaine d’années auparavant, à l'époque des Lumières, la France redeviendra la Mecque des scientifiques, des artistes, et Paris le centre européen de la pensée et du style modernes. En 1888, Milovan Milovanović, un des futurs grands hommes d'Etat et diplomates, rentrera de Paris avec un doctorat en droit et travaillera aussitôt à la rédaction de la constitution de 1889, la plus démocratique de toutes les constitutions serbes ; instaurée en 1903, elle constituera la base de la démocratie serbe. Boursier au même titre que Milovanović, Bogdan Popović se rendra à Paris pour y poursuivre ses études. Sept ans plus tard, il prendra la place de Svetomir Nikolajević à la tête de la Chaire de littérature comparée de l'Ecole Supérieure (Velika škola). Très rapidement, grâce à l’ampleur et la profondeur de ses connaissances et de sa culture, grâce aussi à d'exceptionnelles qualités pédagogiques, il renforcera et améliorera l'enseignement du français et de la littérature française à l'Ecole Supérieure, puis plus tard à l'Université, contribuant grandement à l’accroissement de l'influence française sur la culture serbe dans de nombreux autres domaines. Dans le cadre de la Chaire de langue et littérature françaises créée en 1899, ses deux premiers étudiants diplômés, Jovan Skerlić et Milan Grol, puis nombre d’autres, agiront eux aussi dans le même sens. Skerlić obtiendra son doctorat de littérature française à Lausanne et sera le premier romaniste à avoir le titre de docteur, ce en quoi il sera rapidement suivi par un étudiant de Bogdan Popović, de peu son cadet, Uroš Petrović, hélas décédé prématurément (1880-1915). Avec eux, puis après eux, de nombreux intellectuels se rendent à Paris, des étudiants de diverses universités aux écrivains et aux sculpteurs. C’est là que naîtront les noms de bon nombre de scientifiques et d'artistes qui trouveront leur place dans l'histoire de la culture serbe au cours de la première décennie du XXe siècle.

Popovic Bogdan portrait Skerlic portrait
Bogdan Popović Jovan Skerlić

A la charnière des deux siècles, une nouvelle période s’est clairement ouverte, avant tout marquée par le triomphe de l'influence française sur la culture serbe.

II. Période du début du siècle à la Seconde Guerre mondiale

Déjà perceptible dans le courant du XIXe siècle, puis dominante à partir des années 1900, l’influence française se trouve fortement renforcée dans l’atmosphère d'alliance et d'amitié qui marque la période 1914-1918. Ce ne sont plus des individus isolés, déjà nombreux par le passé mais des pans entiers de la nation qui se retrouvent au contact des Français et de la France.

Cette influence, plus forte que jamais et qu'elle le sera à l’avenir, s’exprime pendant l’entre-deux guerres dans presque tous les domaines : politique, culture, sciences, arts, mais aussi dans l’adoption de nombreuses habitudes de la vie quotidienne.

Les agents de cette influence appartiennent à des générations différentes et constituent au moins quatre grands groupes.

Le premier est constitué de chercheurs, d’artistes, d’hommes politiques formés dans les écoles et dans les universités françaises avant la Première Guerre mondiale, et dont l’activité publique se prolongera, parfois s’intensifiera dans la période visée ici. On compte encore des juristes, sociologues, économistes, des historiens de la littérature et des critiques, des mathématiciens, géologues, chimistes, géographes, des biologistes et des médecins, des ingénieurs et physiciens, des poètes et des peintres... S’il fallait dresser une liste exhaustive des intellectuels et artistes serbes ayant été en contact direct ou indirect avec la science et/ou l'art français, elle inclurait la majeure partie des plus éminents professeurs de l'Université de Belgrade, des membres de l’Académie Royale Serbe des Sciences, des représentants de la vie artistique et théâtrale, des leaders des partis politiques.

Nous mentionnerons surtout le groupe d'intellectuels et d'écrivains réunis autour du Srpski književni glasnik (le Messager littéraire serbe). Cette revue, qui connut son âge d'or entre 1901 et 1914 et ouvrit un espace dans lequel se resserrèrent avec force les liens entre les cultures française et serbe, se renouvellera avec une nouvelle parution en 1920 et perdurera jusqu'au déclenchement de la guerre après l’invasion allemande d’avril 1941. Ses fondateurs, dont Bogdan Popović, Pavle Popović, Slobodan Jovanović, intimement liés aux sciences et à la littérature françaises par leur formation et leurs convictions, maintiendront leur influence ou connaîtront le couronnement de leur carrière dans la période de l'entre-deux-guerres. Tel sera aussi le cas de la majorité des intellectuels serbes qui, deux ou trois décennies plus tôt, avaient étudié ou obtenu leurs diplômes en France, avant d'enseigner à l'Ecole Supérieure, dans l'Université ou ailleurs. Les juristes, les historiens et les sociologues sont particulièrement nombreux : Vojislav Veljković (1865-1931), docteur en sciences juridiques et financières en 1892, professeur à l'Ecole Supérieure et à l'université, homme politique et membre fondateur du Srpski književni glasnik, deviendra après la guerre l’un des initiateurs et des chefs du parti démocrate et, en tant que tel, sera nommé ministre du Commerce et des Finances dans le gouvernement de Protić et de Davidović ; Dragutin Protić (1866-1943) lui aussi docteur en sciences juridiques et financières en 1892, terminera sa carrière comme avocat et gouverneur de la Banque nationale ; Slavko Grujić (1970-1936), fils de Jevrem Grujić, l’un des premiers Serbes diplômés de la faculté de droit de Paris en 1854, passe son doctorat en 1897 et entamera aussitôt une carrière diplomatique des plus remarquées ; sa présence, et surtout l'activité de sa femme Mabel Grujić, seront très intenses ; Miroslav Spalajković (1869-1951) qui obtient son doctorat en 1898, poursuivra une carrière politique en tant que représentant de l'aile conservatrice du parti radical et, plus particulièrement, comme diplomate ; il sera ministre plénipotentiaire à plusieurs reprises, le plus longuement à Paris, de 1922 à 1935 ; Momcilo Ničić (1876-1949), docteur en 1899, entamera une carrière ministérielle au Commerce et aux Finances et la poursuivra dans les années 1920, puis aux Affaires étrangères  dans les gouvernements en exil en 1941-42 ; de 1920 à 1926, il avait dirigé la revue politico-littéraire Novi život (la Nouvelle vie) ; Kosta Kumanudi (1874-1962) qui obtient son doctorat en 1901 sera chargé de cours et professeur de droit administratif, avant de se distinguer entre les deux guerres comme l’un des chefs du parti démocrate, ministre et maire de Belgrade ; Vojislav Marinković (1876-1935), après un doctorat en sciences juridiques et financières en 1901, entamera une carrière d'expert financier et d'homme politique qui le conduira pendant de longues années entre les deux guerres au poste de président de la Bourse de Belgrade ; il sera également l’un des chefs du parti démocrate et du parti national yougoslave, au nom duquel il sera à plusieurs reprises ministre des Affaires étrangères et une fois chef du gouvernement ; Mileta Novaković (1878-1940), doctorat obtenu en 1905, donnera toute la mesure de son activité de professeur de droit international dans l’entre-deux-guerres ; Toma Živanović (1884-1971), docteur en 1908, écarté de la Faculté de droit en 1945, vivra à l’écart des affaires et se consacrera à la rédaction d’ouvrages de droit et de philosophie ; il reste l’un des plus grands noms du droit pénal en Europe et dans le monde.

Јеврем Грујић slavko grujic
Jevrem Grujić Slavko Grujić

Parmi les docteurs diplômés de la faculté de droit de Paris avant la Première Guerre mondiale, on pourrait aussi mentionner les grands professeurs de la faculté de droit de Belgrade – Živan Spasojević (1911) et Ninko Perić (1912), spécialistes en droit civil, ou encore les hommes politiques et diplomates Milan Gavrilović (1912) et Ilija Šumenković (1912), ainsi que l’avocat et auteur d’ouvrages consacrés au droit Dragutin Kojić. Parallèlement à ceux qui ont laissé une trace dans l’histoire de la culture, des sciences ou de la politique serbes, plus nombreux encore sont ceux qui, détenteurs de diplômes plus modestes obtenus dans les universités françaises, poursuivirent ensuite des carrières moins influentes, ce qui ne signifie nullement que, par leur formation française et leur francophilie, ils jouèrent un rôle moindre dans l’affirmation de l'influence française en Serbie, dans la Yougoslavie d'avant-guerre et dans les grandes villes de province.

Docteur de l’Université de Lausanne (1901), mais de formation française et romaniste, Jovan Skerlić – l’un des meilleurs passeurs de l’influence française – et Uroš Petrović (doctorat en 1907) trouvèrent la mort en 1914 et 1915. Le nombre des docteurs en histoire et en littérature se réduit à trois grands noms. Mihailo Gavrilović (1868-1924), historien et diplomate, grand connaisseur du Moyen Age français et surtout de l’époque de Miloš dans l’histoire serbe, décédera à Londres au début de l’entre-deux-guerres. Grgur Jakšić (1871-1955), après deux décennies de recherches consacrées à la première insurrection serbe dans les archives françaises, obtiendra son doctorat en 1907 et deviendra, après une activité publique intense pendant la Première Guerre mondiale, professeur à la Faculté des lettres de 1921 à 1937. Vojislav Jovanović (1884-1968), auteur d’une célèbre thèse sur La guzla de Prosper Mérimée et le destin de la poésie populaire serbe en France, thèse qu’il soutint à Grenoble en 1911, ne revint pas à l’université après la guerre mais demeura influent en tant qu’historien des relations diplomatiques et auteur de manuels très appréciés.

Vojislav Jovanovic Marambo Mihailo Petrovic
Vojislav Jovanović Mihailo Petrović

Dans le domaine des sciences exactes et naturelles, de la médecine et des techniques, on compte très peu de Serbes formés dans les universités françaises à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Dans ces disciplines, les Serbes restèrent tournés vers les universités austro-hongroises, allemandes, suisses et russes. Nous mentionnerons néanmoins deux grands noms : Mihailo Petrović (1868-1943), brillant étudiant de l’Ecole Nationale Supérieure, docteur en mathématiques en 1894 et titulaire de la chaire de mathématiques à l’université de Belgrade, devint avant la guerre, et surtout entre les deux guerres, célèbre dans le monde entier ; Ivan Djaja (1884-1957), né en France où il fit toutes ses études, sera docteur en biologie en 1909, puis professeur à l’université de Belgrade et titulaire de la chaire de physiologie de la Faculté des sciences.

L’obtention d’un doctorat en France ne suffit cependant pas à indiquer à quel point certains intellectuels étaient liés à la culture française. Parmi les scientifiques serbes qui avaient fait leurs études à Belgrade ou à l’étranger en dehors de l'aire linguistique française, certains qui avaient fait leur spécialité en France ou établi un contact avec la science et la culture françaises écrivirent et publièrent leurs travaux en français. Nous citerons Jelenko Mihailović, séismologue, qui s’était spécialisé à Paris et à Strasbourg ; Jovan Žujović, géologue, qui séjourna également à Paris, à l'Institut Anthropologique, et Vladimir Petković, lui aussi géologue.

S’agissant de l'art, de la littérature, du théâtre, de la peinture, de la sculpture, de la musique, l'influence française s’exerça sur les artistes serbes apparus avant 1914 et qui poursuivirent leur activité entre les deux guerres de façon plus diversifiée encore. On le sait, cette influence fut énorme en poésie, chez les plus grands tels Jovan Dučić et Milan Rakić, mais aussi chez nombre d'auteurs de moindre importance. Pour ce qui est de la critique et la théorie littéraires, avec Bogdan Popović, Pavle Popović, Slobodan Jovanović, le jeune Branko Lazaravić et tant d'autres, la littérature française fut plus présente que jamais, l’influence de la langue et du style français sur la formation dudit style belgradois s’avérant décisive. On constatera ultérieurement que c'est justement à cette époque que la littérature et la langue serbes auront produit leurs tout meilleurs textes, ce qui les hissera définitivement au niveau de la culture européenne contemporaine. Au théâtre, le répertoire français prédomine, mais influe peu sur les créateurs. En peinture, et bien qu’elle commence à attirer de plus en plus les artistes, la France reste encore assez éloignée. Après la mort précoce de la très grande et très audacieuse, Nadežda Petrović, l'évolution de l’académisme viennois vers l'impressionnisme français reste surtout imprimée sur les toiles de Kosta Miličević, Milan Milovanović et de quelques autres peintres. C'est pourtant Paja Jovanović et Uroš Predić qui représenteront avec le plus d'autorité cette époque.

Paja Jovanovic Uros Predic
Paja Jovanović Uroš Predić

Il n'en ira pas différemment en sculpture, ni en architecture, les styles européens s'exprimeront à travers le néo-classique viennois, l'académisme et l'Art nouveau. On mènera à son terme un processus déjà entamé plutôt qu’on ne se lancera dans une direction nouvelle.

La musique serbe, de même, qui s'appuyait fortement sur les mélodies populaires et la tradition du chant sacré, sera longtemps encore façonnée dans les conservatoires allemands, et plus tard tchèques.

Lorsque nous parlons de l'influence française transmise par les grands créateurs, les scientifiques et les intellectuels du début du XXe siècle et de l’entre-deux-guerres, nous envisageons avant tout la littérature, au sens le plus large du terme, et les sciences sociales et juridiques. Les autres domaines artistiques, de même que les sciences naturelles, la technique et la médecine, attendront les générations suivantes. Mais dès avant la Première Guerre mondiale, la culture française aura fortement pénétré les esprits et les habitudes des gens, même de ceux pour qui elle ne constituait pas un objet d'études ou qui n'avaient pas établi un contact étroit avec elle.

La vision de la France et de la culture française, transmise des époques antérieures aux années 1920-1930, repose surtout sur les idées du XVIIIe et du XIXe siècle, de l'époque des Lumières et des années qui suivirent la Révolution de 1789. Sur les plans philosophique et politique, elle se rattache aux théories libérales, démocratiques et, parfois même, socialistes. Dans le domaine esthétique, aux conceptions du naturalisme et du réalisme succéderont la poétique du Parnasse, le symbolisme et l'impressionnisme. L’importance de l'Europe de l'Ouest, et dans les cas extrêmes de la seule France, comme source exclusive et féconde de lumière et de culture, ne fait aucun doute. Ainsi, après l’épanouissement de la première décennie du siècle, cette génération assurera à la culture serbe la continuité, le relai entre les XIXe et XXe siècles.

Cependant, malgré le conflit inévitable qui devait survenir au contact de l’avant-garde des années vingt, il serait erroné de tenir pour des esprits conservateurs et fermés aux conceptions nouvelles tous les artistes et intellectuels formés aux idées d’écoles plus anciennes. Prenons pour exemples deux éminents représentants de la génération d'avant-guerre d'une exceptionnelle ouverture d’esprit et d’une grande perspicacité. En 1927 parait le septième et dernier tome d’une des plus grandioses réalisations romanesques de la littérature européenne des années vingt, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, une œuvre dont la nouveauté complexe est restée longtemps hermétique à ses contemporains, mais aussi à des critiques plus jeunes et fort renommés. Dès 1921 et à la sortie du quatrième tome, Slobodan Jovanović publie dans le Srpski književni glasnik une analyse brève mais brillante qui contient des découvertes presque prophétiques. Dans le Srpski književni glasnik de 1931, Isidora Sekulić pénètre mieux que quiconque en France le monde romanesque inhabituel et inédit d’un jeune écrivain relativement peu connu, André Malraux. Il en ira de même avec la compréhension de l’univers de Valery. De tels exemples ne sont pas rares. Comment s'étonner aussi que Bogdan Popović ou Jovan Dučić soient frappés par l'admiration immodérée des modernes pour la plastique nègre, l'Afrique, l'art primitif en général, ou que d'autres encore résistent au dadaïsme ou au surréalisme, car ces nouveautés sous-entendaient de renoncer à la tradition grecque antique.

*

Jusqu'à la Première Guerre mondiale, le contact avec la France et sa culture se faisait directement par l'intermédiaire de personnes qui avaient séjourné longuement dans le pays, qui y avaient étudié ou suivi une spécialisation. Leur nombre était incomparablement plus important en Serbie qu'en Croatie, en Slovénie et, surtout, que dans les autres régions sud-slaves. Ainsi trouve-t-on à cette époque à Belgrade et en province un cercle important et influent d'intellectuels francophones et francophiles. Au hasard des circonstances historiques, au cours de la Première Guerre mondiale, l'armée serbe entraînera dans sa retraite vers l’exil des milliers d'enfants qui, dans leur grande majorité, seront envoyés en France pour y poursuivre leur scolarité. Ils formeront très vite toute une armée de gens instruits, émotionnellement liés à la France par un long séjour, et constitueront le noyau d'un nouveau groupe de Serbes largement tournés vers ce pays dont ils transmettront l'influence dans la période de l'entre-deux guerres.

Dès la déclaration de guerre et surtout après le calvaire de la retraite à travers l’Albanie durant l’hiver 1915/1916, le gouvernement serbe ne pouvait pas ne pas être conscient des conséquences causées par un si grand nombre de vies perdues. Ni de sa responsabilité devant le fait que l'armée avait entrainé avec elle un nombre important d'écoliers. Conscient en outre de l’absolue nécessité pour l'Etat et la nation de disposer dans l’immédiat après-guerre d'une intelligentsia qui aurait pour devoir de remplacer les scientifiques et les intellectuels morts au combat, le gouvernement serbe, avec l'appui du gouvernement français, décida d'évacuer les écoliers des zones de combats. Selon les statistiques[1], on comptera ainsi dans les villes, petites et grandes, du sud de la France, au début de l'année scolaire 1917-1918, 1151 élèves, dont 306 filles et 193 enfants de l’enseignement primaire. Il faut ajouter à ce nombre 153 lycéens et 46 élèves du primaire acheminés en Algérie. Ils seront près de 4000 à la fin de la guerre. La section pédagogique de la Légation serbe à Paris a dès octobre 1916 inscrit 197 bacheliers dans les universités françaises. Le mois suivant ils étaient 300, 478 en mars 1917, en juin 690, et enfin près de 2000 dont une centaine de jeunes filles. Ils ne terminèrent pas tous leurs études en France, un grand nombre d'entre eux les poursuivant après la guerre en Yougoslavie.

Bien que la plupart des élèves du primaire et du secondaire, à l'exclusion naturellement des étudiants du supérieur, aient vécu dans des colonies d'enfants serbes et suivi leur scolarité dans leur langue maternelle et sur la base des programmes officiels serbes, tous ces jeunes, dans les années où les impressions s'ancrent avec le plus de force, auront vécu une expérience très intime avec la France et lui seront restés reconnaissants et fidèles toute leur vie. Ces sentiments s’exprimeront dans le monument de la reconnaissance à la France érigé dans le parc de Kalemegdan par le Comité fondé par ces élèves après la guerre.

Mais conséquence importante de l'influence française, ne regagnaient plus la Serbie que des diplômés en droit et en lettres ; la quasi majorité d’entre eux étaient désormais des médecins et des ingénieurs. Si le mouvement d'ouverture des milieux serbes vers les écoles et les universités françaises se poursuivit jusqu'au début de la Deuxième Guerre mondiale, il s'amplifia et le nombre de spécialistes et d'intellectuels formés en France augmenta d'année en année et finit par dominer, la Russie soviétique étant fermée, l'Allemagne et l'Autriche étant en crise, l'Italie restant trop éloignée des Serbes, et l'Angleterre et l'Amérique n'ayant pas encore le pouvoir d'attirer les masses qu'elles exerceront après la Deuxième Guerre mondiale. Dans les années trente, les Serbes reprendront conscience de l'importance de la science et de la culture allemandes, qu'ils n'avaient d'ailleurs jamais vraiment rejetées. Mais les choix des individus resteront influencés par le souvenir de l'alliance et les convictions politiques libérales. On se rend compte du sérieux avec lequel le gouvernement yougoslave envisageait le problème de la scolarisation des jeunes à l'étranger en se penchant sur les personnes qu'il envoya diriger les sections pédagogiques des principales légations. Pour Paris entre 1920 et 1930, furent ainsi nommés à ce poste d'éminents historiens de la littérature, de futurs grands professeurs de l'Université, des directeurs du Théâtre national ou de la Bibliothèque nationale qui, tous, sont rentrés au pays titulaires de thèses de doctorat : Miodrag lbrovac, Aleksandar Arnautović, Milan Marković et Dušan Milačić.

Ibrovac Miodrag

Miodrag lbrovac

Mais outre l'influence française véhiculée par le savoir, les métiers, les idées, les conceptions, les méthodes, ou encore la lecture d'ouvrages spécialisés et l'adoption de critères français, il nous faut parler aussi de l'influence française dans la vie quotidienne, les habitudes, l'évaluation du monde matériel, de l'architecture au mobilier, de l'habilement à la nourriture et à la boisson. Paris, indiscutable capitale du monde aux yeux des Serbes qui y vécurent au début du siècle et que décrivit non sans humour Dučić dans ses Lettres de Paris, le devint pour un plus grand cercle de personnes. La représentation positive et amicale de la France, parfois un peu vague car puisant à des sources de seconde voire de troisième main, ne touche plus seulement les couches citadines et bourgeoises de Belgrade et des grandes villes de Serbie, mais s'étend aux bourgades de province et aux villages. Beaucoup d'hôtels, de cafés de l’époque s'appellent « Le Paris », « Le Petit Paris », « Le Louvre », « Le Lyon » etc. Il ne faut pas perdre de vue que, pendant la Première Guerre mondiale, sur le front de Salonique, à Corfou, à Bizerte, un grand nombre de soldats serbes et de paysans avaient eux aussi été au contact des Français qu’ils considéraient, selon un sentiment profondément ancré, comme leurs meilleurs et seuls vrais alliés. Cette impression et cette influence étaient tellement fortes qu'à elles seules elles expliquent la multitude de gens simples qui, en 1940, vécurent la capitulation de la France comme un deuil national. La francophilie de cette génération, parfois insuffisamment critique mais jamais dépourvue de fondement, ne fait que confirmer la force et la portée de l'influence française à cette époque.

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Parmi les élèves et autres jeunes gens qui firent leur scolarité en France, certains éprouvaient pour elle une admiration qui ne reposait pas sur l'adhésion à des valeurs anciennes, établies et développée au cours des siècles, mais plutôt sur la découverte d'idées nouvelles et l'engouement pour les mouvements qui y voyaient le jour. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, et surtout après, on proclama de tous côtés la crise des valeurs et la rupture avec la tradition. On tourna le dos à l'Europe, pour rechercher de nouvelles sources d'inspiration en Asie, et surtout en Afrique, dans l'art nègre. Le cubisme, le dadaïsme, le surréalisme, sans parler de nombreuses tendances dans les arts plastiques et la musique, enthousiasmèrent les jeunes. La France des années vingt devint sans aucun doute l’un des centres majeurs et les plus bouillonnants de l'avant-garde européenne. La Russie soviétique, refermée sur elle-même, avait commencé à sévir contre son avant-garde ; les expressionnistes et autres modernistes allemands, quoique ayant fort à dire et à montrer, possédaient un degré de rayonnement moindre.

Comme au temps où on adhérait à la tradition, de l'esthétique classique à celle des néo-parnassiens et des néo-symbolistes, l'influence française fut essentielle dans ce phénomène de rejet. Quand bien même on se libérait des résidus du rationalisme pour s'ouvrir à ce qui était inédit et nouveau, instinctif et primitif, et partir des sources nationales, antiques et « barbarogéniques », ou encore cosmopolites, les Français pouvaient toujours servir de support. On connait particulièrement bien les liens étroits qui existèrent entre Paris et Belgrade dans les cercles surréalistes, ce, sous la forme d’une circulation à double sens des idées et des textes. Ayant plus ou moins tous fait de longues années d’études à Paris, les Marko Ristić, Aleksandar Vučo, Koča Popović, Petar Popović, Dušan Matić se sentaient aussi proches d'un milieu que de l'autre. Mais en dehors des surréalistes qui, pendant des décennies s’imposèrent en tant que groupe, n’oublions pas les isolés tels Moni de Buli qui travailla seul et devint citoyen de Paris, ou Rastko Petrović qui restera le plus doué, probablement le plus tragique, qui avait lui aussi dans sa jeunesse commencé à travailler sous l’influence du modernisme français avant de se tourner vers le passé slave et vers les mondes exotiques de l'Afrique et de l’Amérique.

Moni de Buli Petrovic Rastko portrait
Moni de Buli Rastko Petrović

Quant à la défense des convictions libérales et à la création d’un état d’esprit antifasciste et antinazi, elles puisaient leurs sources, dans les années trente, dans l’atmosphère de Paris, les déclarations spontanées ou les mouvements organisés des intellectuels français. La France, fidèle à ses traditions révolutionnaires, ressentait comme un devoir de monter sur les barricades de la pensée libre, ce dont certains courants gauchisants surent abuser et, au nom de la défense de la liberté, prôner la privation de liberté.

La source des idées révolutionnaires fut indubitablement l’Union soviétique, la terre de la révolution d’Octobre et premier pays du socialisme, mais l’écho des idées pro-bolchéviques, voire trotskistes ou anarchistes, vint de Paris où elles n’étaient pas mises en pratique au quotidien mais restaient sur le plan de la théorie, non de l’action mais de la parole. En ce sens, l’influence française, bien que forte, fut ici inévitablement coupée de la réalité.

Dans le domaine des arts plastiques, où régnait jusque-là l’Europe centrale, l’influence française émergea entre les deux guerres et devint immédiatement prépondérante. Surtout dans la peinture, où il n’y eut pratiquement aucun artiste qui n’ait fait le voyage de Paris pour y travailler, pour s’inspirer des conceptions et des pratiques nouvelles. Presque tous les peintres serbes de l’entre-deux-guerres eurent leur « phase parisienne ».

L’influence française sur le développement de la musique serbe entre les deux guerres fut plutôt indirecte et affaire d'individus. L'influence tchèque était dans ce domaine sans conteste la plus immédiate et la plus perceptible.

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Le quatrième groupe est constitué par ceux qui n’ayant pas étudié en France avant ou après la Première Guerre mondiale et qui, sans y avoir vécu, ont subi son influence dans leur domaine d’activité ou de création soit par l’étude de la langue, soit par leurs lectures, soit par l'observation ou tout autre moyen d’appréhender sa culture. Pour qu’un écrivain soit influencé par la littérature française, il n’était visiblement ni nécessaire, ni essentiel de séjourner en France. Il en allait de même pour la peinture et les autres domaines artistiques. N’oublions pas les médecins, les ingénieurs, les juristes qui, dans leurs spécialités, étaient indirectement les disciples fervents des écoles françaises. L’existence d’un tel groupe ne fait que confirmer la force et le grand rayon d’action d’une influence.

La présence de la très nombreuse émigration tsariste russe, très souvent francophone et pénétrée d’une forte francophilie, a sans conteste contribué d’une façon particulière à la diffusion de l’influence française à Belgrade et en Serbie entre les deux guerres. Il serait erroné et ingrat d’oublier ou de négliger le rôle que ces émigrés, pour la plupart savants et cultivés dans le meilleur sens du terme, jouèrent dans de nombreux domaines. Ils contribuèrent largement au développement du théâtre, de la musique, de l’opéra, de la danse, mais aussi à l’étude et à une meilleure connaissance des langues étrangères, surtout du français. Pendant plus de deux décennies, des centaines et des milliers de dames russes, lesdites « madame », luttèrent pour préserver leur existence et celle de leurs familles, allant de maison en maison enseigner le français aux jeunes Serbes. Elles sont partie intégrante de l'atmosphère culturelle de tout un monde détruit dans la tourmente de la guerre et de la révolution, un monde qui a disparu sous nos yeux comme s’il n’avait jamais existé.

L’omniprésence de la France dans la vie culturelle et publique de la Serbie atteignit donc son apogée pendant l’entre-deux-guerres, mais sans que cela signifie que l’influence française ait étouffé toutes les autres même si elle fut prédominante. La Russie, éternellement vivante, est partagée entre le monde slave et orthodoxe d’un côté et le bolchévisme de l’autre. L’Angleterre qui, dès le XIXe siècle, enthousiasma de grands intellectuels serbes comme Bogdan Popović et Ljubomir Nedić, conquiert de plus en plus les esprits. L’Allemagne, si importante pour le développement de la culture serbe dans le passé, perd quant à elle provisoirement de son influence et ne retrouvera sa place qu’à la veille de la guerre. Pourtant, dans l’entrelacs complexe des influences étrangères, le fil français est le plus visible, sans que ce soit le fait du hasard ni dû à un concours de circonstances extérieures. L’alliance dans la Première Guerre mondiale, les liens émotionnels réciproques tissés entre un grand nombre d’émigrés serbes, écoliers et soldats, et les Français et leur armée – situation inédite dans l’histoire serbe et qui ne se reproduira pas –, n’auront fait que confirmer et amplifier l’ouverture de la culture serbe à l’influence de la France.

III. L’après-Seconde Guerre mondiale

Dans le cadre des relations culturelles franco-serbes, cette période représente davantage l’interruption d’une continuité plutôt qu’une transition entre deux époques. Les seuls points communs, les seuls liens sont la guerre contre les mêmes ennemis, la capitulation face à ceux-ci, le martyre vécu durant l’occupation, le mouvement de résistance et, enfin, la victoire contre ces ennemis communs. Nul n’est ressorti indemne de cette terrible épreuve qui aura ébranlé de nombreuses valeurs solidement établies jusqu’alors. Après la victoire contre l’occupant, après la révolution sociale de type bolchévique qui triomphe en Europe de l’Est et sur le territoire yougoslave, le monde entier a changé, s’est scindé en deux camps antagonistes et inconciliables.

Sous la direction de l'agitprop de la nouvelle culture bolchévique, la culture serbe dut, elle aussi, dans le cadre de la Yougoslavie communiste, se détourner de ses anciens appuis et, par conséquent, des sources françaises, taxées, parfois à tort, de bourgeoises, occidentales et capitalistes. Qui plus est, dans les années de l'après-guerre, les sympathies du général de Gaulle, chef du mouvement de résistance français, étant allées au mouvement de Draža Mihailović ne restèrent pas sans conséquences et contribuèrent à amplifier cette rupture. Dans cette société soumise à la pression du nouveau pouvoir et aux nouveaux rapports, c’était plutôt la culture anglo-saxonne qui se laissait entrevoir dans l'ombre épaisse de la culture soviétique. Ce qui ne signifiait pas l’absence de tous liens avec la France. Plusieurs boursiers yougoslaves s'y rendirent pour y poursuivre leurs études, tandis qu'un petit nombre d'intellectuels et d'écrivains français progressistes, Paul Eluard par exemple, vinrent en Serbie rétablissant ainsi d'anciennes relations et en forgeant de nouvelles.

Alors et plus tard encore, l'esprit et le sens des relations culturelles entre la France et la Yougoslavie et, donc, la Serbie, peuvent être suivis de façon condensée à travers le répertoire des plus grands théâtres serbes et yougoslaves. Entre 1945 et 1952 les seuls auteurs français joués sont les classiques approuvés par l'Histoire dont, surtout, Molière. Ce n'est qu'en 1950 et 1951 qu'apparaissent timidement des auteurs neutres : Edmond Rostand, Octave Mirbeau et Eugène Labiche. A partir de 1952 et jusqu'à 1956, les changements sont plus nets : aux côtés des classiques apparaissent les premiers écrivains contemporains, Armand Salacrou et Jean Anouilh. Sans être ni avant-gardistes, ni provocateurs, dans l'atmosphère jusqu'alors strictement contrôlée, ces auteurs apportent quelque chose de moderne et de nouveau. Le tournant au sens propre du terme se produisit en 1956 lorsque le publique belgradois, mi-fasciné, mi-étonné et déconcerté, découvrit le chef d'œuvre de Beckett En attendant Godot. Par la suite, grâce surtout à l'Atelier 212 qu’imitèrent bientôt d'autres théâtres, on vit enfin monter les pièces de Sartre, Camus, Ionesco, Marceau, Genet, et encore Beckett.

En attandat Godot Belgrade 1956
En attendant Godot
, Belgrade, 1956

Dans les autres domaines de la culture, l'évolution suivit des phases similaires, correspondant dans l'ensemble aux mêmes périodes. En littérature, on se limita tout d'abord à Balzac, Hugo, Daudet, on toléra Stendhal et Flaubert, mais on recommanda bien sûr Aragon et Barbusse. Le tournant se produisit au cours des années cinquante lorsque Baudelaire et Proust cessèrent d'être décadents, Gide dénoncé, et que les existentialistes et les autres écrivains contemporains devinrent plus acceptables, sinon sur le plan des idées, du moins artistique. Cette époque vit un renouveau non entravé ou, simplement, un intérêt naissant pour Mauriac, Claudel, Giraudoux, Malraux, Sartre, Camus, intérêt qui se reportera sur les représentants du nouveau roman, de la nouvelle critique, de la poésie moderne, sur tout ce que la France créait alors et sur ce qu'elle aura créé de nos jours. Un revirement du même ordre se produisit après 1950 quand fut organisée à Paris l'exposition essentiellement historique consacrée aux fresques serbes médiévales.

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En nous attachant à toutes les formes de collaboration culturelle, nous nous sommes penchés, dans ce texte, sur une époque de relations actives, et d'échanges enrichissants sur le plan des valeurs artistiques et scientifiques. Cependant, force est de constater que l’influence française dans le développement de la culture serbe en Yougoslavie socialiste fut souvent étouffée, repoussée par d'autres, et de façon exagérée, compte tenu de sa force et de ses possibilités. Sa plus grande présence en Serbie, aux côtés de celle allemande et des autres cultures européennes, serait non seulement justifiée par la tradition mais aussi souhaitable parce qu'elle atténuerait plus ou moins l'influence par trop à sens unique de la culture, de la sous-culture et du mode de pensée importés des États-Unis.

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[1] Voir : V. A. Arnautović, SKG, VIII, 1924, Encyclopédie populaire de St. Stanojević, et surtout M. Ibrovac : « Srpski djaci u francuskim školama za vreme Prvog svetskog rata » (Les élèves serbes dans les écoles françaises pendant la Première Guerre mondiale), Encyclopédie de la Yougoslavie, t. 3, p. 384.



> Dossier spécial : Rapports culturels franco-serbes - I

 
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