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UNE FORME PARTICULIÈRE DE L’INTERTEXTUALITÉ :

LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DANS LES CAHIERS DE NOTES D’IVO ANDRIĆ

par

JELENA NOVAKOVIĆ

 

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Jelena Novaković : Ivo Andrić i francuska književnost
(Ivo Andrić et la littérature française), Belgrade, 2001.

 

Ce travail examine les aspects intertextuels des écrits du prix Nobel serbe, Ivo Andrić, qui se présentent sous forme de citations des auteurs français dans ses cahiers de notes et dans son livre Signes au bord du chemin.

 

En se demandant, dans les Signes au bord du chemin, si “toute la littérature depuis qu'elle existe ne fait que réécrire le même livre sur l'homme et sur ses rapports au monde et à l'existence, à travers mille aspects différents”[1] et, en constatant dans un de ses essais que, “par-dessus les limites de tous les temps et au-delà de toutes les lois, il y a une communion ininterrompue d'esprits”[2], le prix Nobel Ivo Andrić annonce en quelque sorte les chemins actuels des études comparées de la littérature où le paradigme de l’influence a cédé la place au paradigme de l’intertextualité, anticipé déjà par Michel de Montaigne dont Andrić fut le fervent lecteur. “La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dict après. […] les pièces empruntées d’autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien”, constate Montaigne dans l’essai “De l’institution des enfants”.[3] Et, quatre siècles plus tard, Roland Barthes déclare : “Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n’est pas de lui), j’y retrouve Proust par un détail minuscule. […] Ailleurs, mais de la même façon, dans Flaubert, ce sont des pommiers normands en fleurs que je lis à partir de Proust”.[4] Tous ces écrivains expriment la même conscience qu’une oeuvre ne peut pas être écrite indépendamment de ce qui a été déjà écrit et qu’elle porte toujours des traces plus ou moins repérables d’une tradition.

Défini comme “le mouvement par lequel un texte récrit un autre texte”, l’intertexte étant “l’ensemble des textes qu’une oeuvre répercute“[5], le concept de l’intertextualité est fondé sur l’idée de la continuité de la création littéraire et centré sur le “dialogue”[6] d'un auteur avec les autres, sur “la production du texte”[7] de la matière première que l'auteur trouve dans ses lectures, aussi bien que sur la manière de l'insertion du texte dans le contexte qui le détermine et que, de son côté, il change. L'oeuvre littéraire ne se présente plus comme le lieu de coexistence d’éléments empruntés et créés, mais comme un processus de transformation des textes existants, comme une “mosaïque de citations", comme l'”absorption” et la “transformation d'un autre texte”[8] qui fait partie de l'héritage littéraire et culturel commun et qui devient la source d’autres textes. Comme l’a remarqué Gérard Genette au début des Palimpsestes, chaque texte renvoie à des catégories transcendantes, si bien que l’objet de la poétique n’est pas le texte considéré dans sa singularité, mais la “transcendance textuelle du texte”, c’est-à-dire tout ce qui met un texte “en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes”[9].

Les cahiers d’Ivo Andrić, qui sont conservés dans les archives de l'Académie serbe des sciences et des arts à Belgrade et dans lesquels il a noté, à côté de ses propres réflexions, les pensées des autres auteurs, pour les remanier après et les incorporer éventuellement dans ses propres ouvrages, nous offrent un vaste corpus pour examiner les aspects intertextuels de sa création littéraire. Il s’agit de l’intertextualité explicite qui se présente sous forme de citations. La plupart des auteurs cités sont d’éminents écrivains français.[10]  Moi, heureusement, pour mon éducation spirituelle je dois rendre grâce, dans une grande mesure, à la culture française. Il est incontestable que j'ai appris des autres – des Polonais, par exemple − mais l'empreinte française est la plus profonde”, dit-il dans une conversation avec Ljubo Jandrić[11], et dans une conversation avec Marcel Schneider il déclare : “Autrefois, je prenais chaque jour un grand verre de Montaigne, un peu de Vauvenargues, de Chamfort aussi. Rien de pareil pour nous aider à vivre mieux"[12].

Un certain nombre de citations et de références sont incorporées dans ses propres oeuvres, où, à travers l’intertextualité implicite ou explicite, s’établit un dialogue d’écrivains et de cultures, qui se déroule dans la dialectique de l’acceptation et de la distanciation[13]. Le texte s’ouvre vers un ailleurs littéraire dont la perception modifie son statut. Dans Signes au bord du chemin Andrić écrit :

Même si notre destin est de “marcher vers les clartés qui reculent toujours” (V. Hugo), je n'aimerais jamais quitter ce chemin, ni renoncer à l'honneur d'être un soldat dans cette expédition[14].

Le vers cité, qui fait partie de la ballade de Victor Hugo “A un passant”, et qu’Andrić a introduit d’abord dans un de ses cahiers, se rattache à l’idée du poète des “rayons” et des “ombres” que l'homme avance péniblement, à travers les ténèbres du mal et de la souffrance, à travers les péchés et les expiations, vers la lumière de la science et du bien. Pour Andrić, lui aussi, aux forces nocturnes de la mort et du mal s'opposent la clarté de la vie et du bien et le désir de dépasser la misère, mais, comme nous l’avons constaté déjà dans notre étude “Victor Hugo dans les cahiers de notes d’Ivo Andrić”, publié en 2002 dans Filološki pregled / Revue de Philologie, ce dépassement ne s'accomplit pas comme pour Hugo par un mouvement d'ascension qui mène à Dieu, mais plutôt par un va-et-vient qui découle de l'acceptation lucide de l'imperfection du monde et de la misère, considérées comme des parties intégrantes de la vie même, et de leur transformation en sources de création artistique[15].

Entre le texte cité et le texte citant s’instaure un jeu de miroirs à travers lequel la citation s’inscrit dans le réseau thématique fondamental des oeuvres d’Ivo Andrić lui-même et, de cette façon, se trouve motivée en profondeur. Dans un de ses essais, Andrić écrit :

L’aspiration à la perfection de la forme de l’expression est pour nous au service du contenu. Et bien faire ce service, c’est-à-dire exprimer clairement sa pensée ou son émotion, nous ne le pouvons qu’après avoir maîtrisé la langue que nous utilisons et l’expression stylistique de cette langue. Aussi avait-il raison cet écrivain qui a répondu lorsqu’on lui avait reproché de travailler lentement et de polir trop sa phrase: “Ce n’est pas ma phrase que je polis, mais mon idée”[16].

Cet écrivain, c’est Joseph Joubert dont Pensées et lettres était le livre de chevet d’Ivo Andrić[17]. La maxime citée exprime une recherche de perfection stylistique qui puisse donner aux pensées une clarté et une transparence cristallines, recherche qui se déroule à travers une suite de versions successives. Il semble que cette maxime a laissé une forte impression sur Ivo Andrić qui y revient à plusieurs reprises. Il les cite d’abord, partiellement, dans le Cahier à la couverture brune, ensuite, toute entière, dans le Livre vert, pour les introduire enfin dans son essai sur le style et la langue. Leur répétition dans plusieurs variantes dessine le processus du perfectionnement stylistique de sa propre pensée, une lente approche, jamais terminée, de cette perfection qu’il a toujours en vue comme un objectif, sans prétendre pourtant de l’atteindre.

Dans la maxime de Joubert, Ivo Andrić reconnaît sa propre préoccupation du problème de l’écriture et sa propre conception de l’oeuvre littéraire qu’il considère comme le résultat d’une quête de la perfection stylistique. Cependant, cette quête aboutit pour ces deux écrivains aux résultats différents. La discontinuité de l’énoncé de Joubert correspond à la discontinuité da sa pensée qui jaillit par intervalles. Incapable d’un effort prolongé, plus propre “à semer” qu’”à bâtir et à fonder”[18], il saisit les moments brillants de sa pensée et de son expérience, sans essayer de les unir et d’en faire une construction littéraire cohérente. Pour Andrić aussi, la discontinuité constitue une des marques principales de la vie humaine, mais elle n’est qu’une étape dans sa création littéraire et le discours fragmentaire des Signes au bord du chemin qui en est une expression n’est qu’un aspect de son oeuvre où la place principale est accordée aux romans et aux contes.

Dans un autre fragment des Signes au bord du chemin, Andrić établit explicitement une distance critique par rapport à Joubert :

Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe” (Joubert).

Mais l’homme qui a écrit cela appartenait à ces esprits qui, pour toute chose dans ce monde, pour chaque mal et pour chaque dommage commis cherchent un dédommagement, et s'imaginent que la vie elle-même le leur apporte en réalité. Bref, le nivellement et l'équilibre toujours, partout et à tout prix[19].

Cette distance critique[20] est inspirée par la manière dont Joubert traite un autre thème, celui de la vieillesse, qui occupe une place importante dans les fragments méditatifs de ces deux auteurs. Ayant une santé fragile, Joubert vivait surtout d’une vie intérieure, dépourvue des joies de la vie quotidienne et il semble avoir accepté cette privation et chercher le sens de son existence dans ses lectures et dans son écriture. De ce point de vue, la vieillesse ne lui a pas apporté de nouvelles infortunes et il y a découvert même certains avantages par rapports aux autres saisons de la vie, en la considérant surtout comme une période de sagesse, favorable à la méditation.

Andrić lui aussi considère qu’on peut donner un sens à la vie si on l’observe d’une certaine distance, dans la solitude qu’il appelle “la vraie patrie de [sa] conscience”[21]. Mais, il a plus de mal à supporter le fardeau de son âge. La vieillesse est pour lui une période difficile où “le vin de la vie” est “bu ou tari” et où “il ne reste plus qu’à avaler, sans dégoût ni grimace, la lie amère qui s’est déposée au fond” (99).

La plupart des fragments des auteurs français qu’Andrić a copiés dans ses cahiers de notes ne sont pas insérés dans ses œuvres. Ils se présentent comme des pré-textes pour une réécriture future ou, pour employer la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes, comme des hypotextes d'un ou de plusieurs hypertextes potentiels, qui n'existent pas, mais qui pourraient être restitués par une lecture qui situerait les fragments copiés dans le contexte multiple que constituent, d’une part, différents systèmes de pensée de leurs auteurs et, d'autre part, le système de pensée d'Ivo Andrić qui les considère avant tout en fonction de ses propres préoccupations au moment de la lecture. La productivité de l’intertexte s’y manifeste au niveau hypothétique, au niveau d’une virtualité qui ne doit pas nécessairement devenir réalité, en suggérant la possibilité de créer un texte qui unirait toutes ces citations, mais qui ne sera pas écrit.

Le réseau intertextuel qui s’établit entre les citations des auteurs français et les oeuvres d'Ivo Andrić est tissé par certains thèmes communs, tels que : la complexité de l'homme, l'âme et les états d'âme, les passions, la mélancolie, le bonheur et le malheur, le vice et la vertu, la puissance de l'irrationnel, les songes et les visions, la position de l'homme dans le monde, l'absurde, le rêve et la réalité, la solitude et la gloire, la vieillesse et la mort, la justice et la liberté, la religion, le travail, la littérature et l'art. Ce réseau intertextuel, qui renvoie à tout un arrière-plan social et culturel et aux affinités personnelles de plusieurs auteurs et dont les mailles sont liées par des relations analogiques, ne se limite pas à une époque ou à un espace déterminés, mais il englobe presque toute la littérature française, du XVIe siècle[22] à l’époque moderne, de Montaigne à Camus et à M. Yourcenar[23]. Les auteurs français auxquels Andrić se réfère appartiennent à des époques et à des mouvements littéraires variés et ont des conceptions tout à fait différentes, voire contradictoires, mais, tirées de leur contexte premier, les fragments de leurs œuvres semblent faire partie d'une même pensée, unis par le principe de sélection de leur lecteur qui note ceux où il trouve les problèmes dont il est lui-même préoccupé et qui pourrait répéter les mots de Montaigne dans l’essai “De l’institution des enfants” : “Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire”[24]. Les fragments cités se présentent comme des expressions de la pensée d’Ivo Andrić lui-même, dont un des objectifs est de disperser les illusions de l'homme sur sa grandeur et sur la valeur absolue de ses critères et de l'aider à accepter ses limites et à supporter plus facilement son destin, à l’exemple de Montaigne qui “ordonne à [son] âme de regarder et la douleur et la volupté de veuëe pareillement reglée et pareillement ferme, mais gayement l'une, l'autre severement, et, selon ce qu'elle y peut apporter, autant soigneuse d'en esteindre l'une que d'esteindre l'autre”[25], comme le montre ce fragment de son essai “De l’expérience” qu’Andrić a inséré dans un de ses cahiers.

Mais, tandis que, dans son acceptation de la relativité de l'existence,  Montaigne exprime la sérénité et l'optimisme de la renaissance et a l'impression que, dans une certaine mesure, il peut créer lui-même son destin, l'acceptation d'Andrić est pleine de doute. Andrić est l'homme du XXe siècle qui se confronte avec angoisse à l'impossibilité de trouver dans son existence fragile quelque chose de stable. En lisant Montaigne[26], il a souvent en vue son propre pays, la Bosnie, comme le montrent les remarques et les commentaires qu’il ajoute parfois aux fragments copiés. C'est ainsi qu’il copie la constatation suivante de Montaigne :

Nul juge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne ou tierce, ou criminelle ou civile ; nulle prison ne m'a reçeu, non pas seulement pour m'y promener.

Et, au-dessous, il ajoute, entre parenthèses: “La Bosnie, un citoyen”. Prise dans l'essai “De l'Expérience”[27], où elle se rattache à l'idée de la relativité de la justice et des lois, mais, considérée en fonction des efforts de Montaigne pour éviter les dangers qui le menacent dans le tumulte des guerres civiles et pour conserver sa liberté, cette pensée aurait pu figurer dans un des romans où Andrić parle de la Bosnie et être mise dans la bouche d'un de ses citoyens.

La distance critique qu’Andrić établit par rapport aux fragments notés, en les considérant en fonction de ses propres idées et de ses propres intentions littéraires, se transforme parfois en un refus. C'est ainsi qu’en lisant le journal de Léon Bloy, il note :

Une de ses pensées secrètes, “la pensée qui me soutient depuis longtemps”, c'est : “Toutes les fois qu'on a de la joie, qu'on jouit spirituellement ou corporellement, il y a quelqu'un qui paie” .

Et, entre parenthèses, il écrit :

C'est pourquoi, chez un chrétien, là où il y a du désespoir, il y a aussi et toujours une certaine jouissance.

Léon Bloy considère la joie et la souffrance dans la dialectique chrétienne de la malédiction et du salut, où la souffrance se transforme en instrument de rédemption, analogue à la passion du Christ, et en voie vers un bonheur supraterrestre. Pour Andrić, cette complaisance dans la souffrance n'a qu'une valeur relative et ne se présente que comme une particularité du “chrétien” auquel il ne s'identifie pas. L'aspect chrétien de la pensée de Léon Bloy l'intéresse moins que l'aspect pathologique de sa personnalité et il le considère non seulement comme un écrivain dont il admire le style, mais aussi et surtout comme un homme que ses faiblesses rapprochent des héros de ses propres livres. En parlant dans son journal de la malchance qui le poursuit et qu'il considère comme injuste, L. Bloy constate qu'il est sans cesse traqué par “la mauvaise fortune” qu'il découvre même dans les événements qui n'ont aucun rapport avec lui. Andrić note : “Le jour même de l'assassinat du président de la République Carnot, Bloy écrit : 'La mauvaise fortune s'est acharnée au point de ne pas reculer devant l'assassinat d'un Président de république, pour me priver d'un succès possible'”.  Et, entre parenthèses, il ajoute : “manie de la persécution”[28].

Les ressemblances thématiques sur lesquelles sont fondées les relations intertextuelles qui lient Ivo Andrić à une suite d’écrivains français proviennent de certaines analogies du climat spirituel dans lequel tous ces écrivains vivent et créent, climat d'une façon ou d'une autre, imprégné du sentiment d'incertitude et d’aliénation, mais elles proviennent aussi de certaines affinités spirituelles qui conduisent ces écrivains à prendre conscience de l’aspect tragique de l'existence humaine. Ce qu'Andrić découvre chez les moralistes français, qui expriment à la fois leur expérience personnelle, marquée par la souffrance et l'anxiété, et l'expérience de leur époque, les “troubles” ou le “mal” de leur siècle, ce sont les problèmes universels dont il est lui-même préoccupé. Sa génération éprouve le même besoin insatisfait d'absolu et a la même tendance à se retirer de la réalité inacceptable dans les espaces intérieurs du moi qu'expriment les fragments copiés dans ses cahiers, qui datent de différentes époques historiques. C’est ainsi que la “conscience douloureuse”[29] dont il est question dans Signes au bord du chemin n’est pas sans rappeler cette “conscience tragique” où Lucien Goldmann trouve le trait essentiel de l'oeuvre de Pascal et de toute la littérature française du XVIIe siècle.[30] “Comprimé” entre “deux sombres océans d'inexistence, celui qui s'étend avant notre naissance et celui qui nous attend après notre mort”[31], l'homme est pour Andrić condamné à souffrir “à cause de cette situation peu naturelle dans le monde” où il est “jeté”[32], ce qui le rapproche de l'homme de Pascal, confronté à deux infinis qui échappent à sa connaissance et en proie au sentiment qu'il s'est fourvoyé dans la prison de l'existence d'où il ne peut se sauver que par la grâce divine. Mais l'angoisse pascalienne n'entraîne pas chez Andrić la tendance à humilier l'homme pour le mener à Dieu. Introduit dans un nouveau contexte culturel et littéraire, le pré-texte obtient une nouvelle signification.

Dans son entreprise de création littéraire, Andrić non seulement suit sa propre expérience et l'expérience de son milieu et de son époque, mais il franchit aussi les frontières géographiques et historiques pour entrer dans l'espace littéraire et culturel européen. En lisant Mes cahiers de Maurice Barrès[33], il “se rend compte d'une manière étonnante” qu'il n'est pas seul et que quelqu'un d'autre est tourmenté par les mêmes problèmes que lui[34]. Ses lectures lui donnent la possibilité de quitter en quelque sorte le moment historique et l’espace culturel auquel il appartient pour entrer dans l'espace plus large de la littérature et de la culture européennes :

C'est avec grande émotion que je lis certains passages de Mes cahiers de Maurice Barrès. De  temps en temps, il se produit une de ces 'rencontres' précieuses et surprenantes que je fais quelquefois en lisant (Leopardi, Vauvenargues, Sainte-Beuve). Je tressaillis et je pense : si je pouvais lui dire un seul mot ! - mais c'est impossible, aujourd'hui et pour toujours. Et dans cette impossibilité je vois toute la tragédie de l'esprit (écrit-il le 6 septembre 1943 dans son Cahier No 2). 

Dans ses rencontres et ses dialogues avec les écrivains français Andrić trouve la confirmation de ses propres idées, mais aussi une possibilité de découvrir les tendances communes qui lient les hommes des espaces et des époques éloignés :

Souvent, au début d'une phrase, voyant émerger une pensée, nous nous arrêtons émerveillés et effrayés. Ne croyant pas nos yeux, nous nous disons : [...] 'Est-ce bien là cette pensée qui nous a tant de fois effleurés, cette part cachée de notre réalité intime ? Quelqu'un d'autre l'aurait donc vue et ressentie de la même façon ?' Et lorsque, continuant la lecture, nous nous voyons confirmés dans notre pressentiment, nous restons méditatifs devant cette phrase, reconnaissants et heureux, car nous avons obtenu là le don le plus extraordinaire que la lecture puisse offrir à quelqu'un: nous avons compris qu'en fait nous ne sommes jamais seuls, pas plus dans nos moments les plus durs, que dans ceux de la plus grande joie, et que, toujours, tant dans nos déceptions que dans nos conclusions les plus audacieuses, nous sommes liés aux autres êtres par des liens multiples et secrets que nous ne soupçonnons même pas, et que 'notre' auteur nous révèle[35].

Cela n'est pas sans rappeler la constatation de Proust que “les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation”, mais qu'ils nous “font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés”[36]. Pour Andrić, la lecture fait partie de sa propre investigation de la réalité, qui se déroule à travers son expérience créatrice.

D’autre part, chez les auteurs qui ont attiré son attention, il a pu trouver l'expression de sa propre duplicité, de l'opposition entre son “moi quotidien” et sa “conscience douloureuse” de rêveur mélancolique, entre la partie de son être qui est tournée vers le “côté éclairé” de l'univers et la partie qui est tournée vers le “côté sombre”[37], entre l'espoir et la détresse. C'est ainsi qu'on pourrait dire, par exemple, que Montaigne se rattache au côté ensoleillé du moi d'Andrić qui a réussi à équilibrer ses contradictions intérieures et à trouver la solution des problèmes existentiels dans la création littéraire, et que Pascal se rattache au côté ténébreux et apparaît comme une des projections de sa “conscience douloureuse” qui a entraîné parfois des crises d’insomnie et de mélancolie.

L’examen des fragments d’auteurs français dans les cahiers de notes d’Ivo Andrić découvre, d’une part, les ressemblances thématiques entre ces citations elles-mêmes et les analogies entre ces citations et les fragments méditatifs des Signes au bord du chemin et, d’autre part, les modifications que ce matériel thématique commun subit quand on le considère dans le contexte de la pensée d’Ivo Andrić lui-même. A travers les phrases et les fragments cités, s’établit un dialogue qui permet à l’auteur serbe de s’inscrire dans le réel et dans la littérature. Liés par des ressemblances thématiques, ils  témoignent à la fois de la continuité de son moi et du passage du temps. D’autre part, en provenant des écrivains de presque toutes les époques littéraires, ils se présentent aussi comme des pré-textes pour une réécriture possible de l’histoire de la littérature française, qui, considérée du point de vue d’Andrić lui-même, point de vue thématique, et subjectif, engloberait ce “cercle d'esprits inclinés par les mêmes sympathies ou soucieux des mêmes problèmes” dont parle Marguerite Yourcenar dans “Carnet de notes de ‘Mémoires d’Hadrien’”[38]. Ces esprits sont marqués par la même conscience “douloureuse” de l’imperfection de l’homme, de la relativité de ses jugements et de sa soumission aux caprices du destin, souvent exprimée par le thème de la blessure, comme le signale Andrić lui-même dans son essai “Notes pour un écrivain”, où il cite le vers de Sainte-Beuve : “Laissez-moi… écouter ma blessure”[39], pour le lier au passage d’une de ses propres nouvelles,  “Mara, la courtisane “, où à un des personnages (Velipaša) qui, au cours d’une réunion politique, “au lieu de prêter son attention aux disputes et aux remontrances des bey bosniaques, regarde, pensif, à travers la fenêtre, les nuages d’été et se met aux écoutes…”

Actualisées dans le contexte de la création littéraire d'Ivo Andrić, les fragments cités des auteurs français de plusieurs époques, que nous avons examinés dans ce travail, s'enrichissent de nouvelles connotations et se transforment en une expression de l'inquiétude existentielle de l'homme du XXe siècle et de la région des Balkans, bouleversée par les conflits intérieurs et par les invasions de différents conquérants, mais aussi de l'homme de tous les temps et de tous les espaces.

 

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

[1]  Ivo Andrić, Signes au bord du chemin, Lausanne, l’Age d’Homme, 1997, p. 150.

[2]  Ivo Andrić, Umetnik i njegovo delo, Beograd, Udru`eni izdava~i, 1976, p. 36 (Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons).

[3]  Michel de Montaigne, Essais (préface, commentaires et notices de Pierre Villey), Paris, PUF, 1965, p. 152.

[4]  Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, pp. 58-59.

[5]  Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’Intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 7.

[6]  Mikhaïl Bakhtin, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984.

[7]  Michaël Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979.

[8] Julia Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », Critique, avril 1967, pp. 440-441.

[9]  Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 7.

[10] A peu près 40%. Pour le rapport d’Ivo Andrić à la littérature française, voir : Jelena Novaković, Ivo Andrić i francuska književnost, Beograd, Filološki fakultet – Narodna knjiga, 2001.

[11]  Ljubo Jandrić, Sa Ivom Andrićem, Sarajevo, Veselin Masleša, 1982, p. 263.

[12] Marcel Schneider, “Le Bouquet slovène”, La Table ronde, Novembre 1953, p. 53.

[13]  L’intertextualité implicite a la forme d’allusions ou de citations cachées qui apparaissent surtout dans Signes au bord du chemin, où les indices intertextuels se présentent parfois sous forme de mots et d’expressions, mais le plus souvent sous forme de thèmes, qui engendrent des ramifications de sens et créent autour du texte un réseau de références qui renvoient aux représentants de la tradition moraliste française. Dans ce cas, ce n’est pas un des fragments particuliers d’un Montaigne ou d’un La Rochefoucauld, par exemple, qui constitue l’intertexte, mais leurs oeuvres dans leur intégralité, ce qui rend l’intertexte diffus et souvent difficilement localisable, étant donné que le seul critère pour déterminer les relations intertextuelles est la ressemblance thématique qui est un critère ambigu, car, considéré du point de vue de la ressemblance, tout peut apparaître comme un intertexte, même une réminiscence aléatoire ou une impression de lecture tout à fait subjective.

[14] Signes au bord du chemin, p. 102.

[15]  Jelena Novaković, “Victor Hugo dans les cahiers de notes d’Ivo Andrić”, Filološki pregled / Revue de Philologie, XXIX, 2002/2, pp. 47-56.

[16]  Ivo Andrić, “Nešto o stilu i jeziku”, in: Istorija i legenda, Udruženi izdavači, 1976, pp. 41-42.

[17]  Joseph Joubert, Pensées et lettres, Paris, Grasset, 1954, p. 43. Pour le rapport d’Ivo Andrić à Joubert, voir : Jelena Novaković, “Les Pensées de Joubert dans les notes d’Ivo Andritch”, L’Homme dans le texte (Dir. Dina Mantchéva et Raza Kountchéva), Université “Saint Clément d’Ohrid”, Presses universitaires de Sofia, 2008, pp. 366-376.

[18] I bid., p. 39.

[19]  Signes au bord du chemin, p. 110.

[20]  Il en est de même pour la phrase de Chateaubriand : "J'ai mêlé bien des fictions à des choses réelles, et malheureusement, les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose", qu’Andrić a insérée, elle aussi, dans Signes au bord du chemin, en lui ajoutant son commentaire : "Je me demande si ce vicomte ne se trompait pas ici une fois de plus, comme tant de fois dans sa vie, et ce, à ses propres dépens, en prenant la 'fiction' pour de la 'réalité' et inversement" (Signes au bord du chemin, p. 184). Ces commentaires montrent les doutes qu’Andrić éprouve quand il s’agit des puissances cognitives de l'homme, doutes qui se transforment parfois en un agnosticisme. Aussi refuse-t-il tous les jugements apodictiques qui ne prennent pas suffisamment en considération le fait que la réalité est complexe, changeante, impénétrable, et que l'homme est souvent victime de ses illusions.

[21] Signes au bord du chemin, p. 13.

[22] On y trouve même les fragments copiés des écrivains français du Moyen âge, par exemple de Villon.

[23] Les moralistes : Montaigne, La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Rivarol, Fénelon, Montesquieu, Vauvenargues, Diderot, Voltaire, Chamfort, Joubert, Gide, Malraux, Montherlant, Sartre, Camus, M. Yourcenar ; le théoricien du classicisme Nicolas Boileau ; les représentants du théâtre classique : Corneille, Racine ; les préromantiques et les romantiques : Chateaubriand, Constant, Lamartine, Vigny, Hugo, Nerval ; les écrivains qui se rattachent au réalisme et au naturalisme : Stendhal, Balzac, Flaubert, Maupassant, les Goncourt, Roger Martin du Gard ; le critique littéraire Sainte-Beuve ; le mystique et pamphlétaire Léon Bloy, ensuite Renan, Barrès, Proust et beaucoup d'autres.

[24] Essais, p. 148.

[25] Essais, pp. 1110-1111.

[26] Voir à ce sujet : Jelena Novaković, “Ivo Andrić, lecteur de Montaigne”, Revue Canadienne de Littérature Comparée, Vol. XXIII, No 4, Décembre 1996, pp. 1097-1110.

[27] Essais, pp. 1072.

[28] Voir à ce sujet : Jelena Novaković, „Un lecteur inconnu de Bloy: Ivo Andrić”, in : Léon Bloy. 4. Un siècle de réception, Paris, Minard, 1999, pp. 287-308 et Jelena Novaković, “Ivo Andrić, lecteur du Désespéré”, Léon Bloy 8, 2008, pp. 149-162.

[29] “J’ai vécu des moments si difficiles que j’ai été contraint de chercher une consolation et un soulagement dans l’idée que ce n’était pas moi qui souffrais, mais ma conscience de la souffrance. Et, telle une drogue malsaine, cette idée me revenait de plus en plus souvent jusqu’à s’émousser et s’user complètement. D’un côté vivait ma conscience douloureuse et de l’autre, mon Moi habituel comme séparé de ma conscience. Et c’était sans fin ni issue. La conscience douloureuse continuera à vivre et à souffrir, et le corps qui cherchait vainement à s’arracher et à se sauver, restera abattu, écrasé et déchiqueté comme une larve, irrémédiablement, sans nom et sans trace” (Signes au bord du chemin, p. 379).

[30] Cf. Lucien Goldmann, Le Dieu caché, étude sur la vision tragique dans les « Pensées »  de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955.

[31] Signes au bord du chemin, p. 83.

[32] Ibid., p. 88.

[33] Maurice Barrès, Mes Cahiers, I-XIV, Paris, Plon, 1929-1957. Pour le rapport d’Ivo Andrić à Maurice Barrès, voir : Jelena Novaković, “Ivo Andrić et Maurice Barrès”, Filološki pregled / Revue de Philologie, XXVI, 1999, 1-2, pp.  31-46.

[34]  Ivo Andrić, Pisac govori svojim delom (rédigé par Radovan Vučković), Beograd, BIGZ - SKZ, 1994, p. 139.

[35] Ibid., pp. 140-141.

[36] Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 371.

[37] “Tout en essayant, de toutes les forces de mon esprit, de rester tourné de face vers le côté éclairé de l'univers, tout en cherchant en moi-même la force et l'encouragement pour croire au sens de l'activité humaine et pour y participer moi-même, par la force d'une loi irrésistible, j'incline de plus en plus vers le côté opposé. Tout ce que je vois autour de moi me parle de plus en plus souvent, et d'une manière de plus en plus persuasive, du non-sens et de l'inanité des entreprises et des efforts humains sur cette terre”, écrit-il dans Le Cahier bleu.

[38] Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien,  Paris, Gallimard, 1974, p. 344.

[39] Ce vers fait partie de la strophe suivante : “Oh ! laissez-moi, sans trêve, écouter ma blessure, / Aimer mon mal, et ne vouloir que lui. / Celle en qui je croyais, celle qui m'était sûre... / Laissez-moi ! tout a fui” (Charles-Augustin de Sainte-Beuve, Poésies complètes. Édition revue et augmentée, Paris, Charpentier, 1869, pp. 465). Andrić a copié d’abord ce vers dans son Cahier de note No 1, en ajoutant entre parenthèses : “Velipaša”, ce qui montre son intention de l’introduire dans un de ses textes, ce qu’il a fait, d’ailleurs.

 

In Filološki pregled /Revue de Philologie, XXXVI, 2009/2, pp. 19-30.

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