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Ivo Andrić voyait d’abord en Simo Matavulj, et à juste titre, un conteur, l’un des meilleurs de toute la littérature serbe, et le qualifiait de « maître conteur ». Preuve en est aussi Bakonja, en religion frère Brne, le meilleur roman du réalisme serbe selon la critique. Car Bakonja est l’œuvre d’un nouvelliste plutôt que celle d’un romancier, d’un maître de la forme narrative courte qui, porté par son talent naturel, par l’énergie et la vitalité du conteur oral, savoure le fait même de narrer et s’emploie davantage à créer des personnages authentiques, à trouver des anecdotes qui font mouche, plutôt que prêter attention à la construction de structures narratives complexes et caractéristiques du roman. En témoigne la composition lâche de Bakonja et son enchaînement d’épisodes qui peuvent se lire tels des ensembles particuliers. Ajoutons enfin que la première version de l’ouvrage conçue justement comme une longue nouvelle avait paru dans le courant de l’année 1888 sous forme de feuilleton dans le magazine Stražilovo et sous le titre « Comment Pjevalica a guéri frère Brne » [Како је Пјевалица излијечио фра-Брну]. Dans sa version finale, retravaillée de 1892, le roman paraît sous le titre de Bakonja fra Brne – ses études et sa tonsure [Бакоња фра Брне – његово ђаковање и постриг] dont la seconde partie suggère un possible lien entre sa forme et le genre moyenâgeux de l’hagiographie, un lien qu’annonce la symbolique explicite du titre du premier chapitre « Sveta loza », la sainte lignée. Toutefois le lecteur découvre très vite qu’il s’agit là d’une parodie et que le roman possède une dimension humoristique appuyée. Selon l’auteur lui-même, son livre avait pour ambition de montrer « toute la vie dalmate » en contant l’histoire du jeune Bakonja et de ses années de noviciat dans un monastère catholique du littoral dalmate. Cependant, et quoiqu’il n’ait pas totalement accompli cet ambitieux dessein, Matavulj est parvenu à un résultat d’importance : à travers Bakonja à qui vont toutes ses sympathies – un jeune et vigoureux paysan plus désireux de vivre que de se dévouer à Dieu et qui deviendra au final davantage un homme bon qu’un bon frère – il a mis à nu le parasitisme de la caste alors privilégiée des « serviteurs de Dieu » et révélé à quel point leur mode de vie était en contradiction avec l’image que s’en faisaient les croyants pauvres et naïfs. Cette contradiction apparaît notamment dans l’image toute en contraste de « la maison de Dieu » : comme le fait remarquer Jovan Deretić, « vu de l’extérieur », du point de vue des pauvres paysans dalmates, le monastère semble un « objet de rêves et de désirs », un « paradis où la paresse est reine et où on vit dans l’abondance sans fournir d’efforts ni de travail » ; vue de l’intérieur elle apparaît une prison où pourrissent ses « reclus volontaires », ce qu’est en vérité l’oncle de Bakonja (dont ce dernier prendra le nom après sa « tonsure »), l’hypocondriaque frère Brne qui s’est lui-même « emprisonné » dans sa cellule de crainte qu’il n’éclate « comme une bulle de savon » s’il s’avisait de mettre un pied dans l’espace ouvert ! Parmi les qualités singulières du roman de Simo Matavulj nous citerons encore sa langue au riche lexique, truculente, gaillarde, abondante en spécificités dialectales du littoral dalmate, et, surtout, son humour spontané, dévastateur qui apparaît sous diverses formes, moqueries, railleries, caricatures, parfois même traits d’humour noir, mais dont les manifestations les plus fréquentes, selon les mots de Rade Konstantinović, sont de grands éclats « de rire méditerranéen, tonitruant, dépourvu de malveillance, le seul de cet ordre à avoir retenti dans la prose serbe de l’ère nouvelle ». Milivoj Srebro |