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Le Défunt, la dernière pièce de Branislav Nušić (la comédie Le Pouvoir est restée inachevée) est aux antipodes de toutes ses autres œuvres : la comédie s’imprègne de la satire et l’humour se fait amertume. Elle apparaît comme une pièce à thèse plus qu’une comédie à cause du procédé dramatique, de la fresque morose que dépeint Nušić à travers ses personnages et les phénomènes sociaux. L’auteur y revêt l’habit d’un satiriste implacable qui ne se contente plus de tourner en dérision ses personnages en les plaçant dans des situations comiques, mais dévoile d’une sombre manière l’immoralité des représentants de la bourgeoisie et accentue les dysfonctionnements sociaux à travers la corruption sur laquelle repose la structure de la société toute entière. Brillant portraitiste, Nušić a habilement dressé le profil de quelques représentants de la société belgradoise d’avant-guerre, des petits profiteurs tel Anta Milosavljević au personnage du parvenu primitif et sans scrupules, Spasoje Blagojević, qui s’enrichit illégalement et ne recule devant rien pour sauvegarder ses biens matériels. Le sort peu enviable du prétendu « défunt » Pavle Marić – un homme honnête victime de toutes sortes de machinations – semble être le dénouement le plus satirique chez Nušić, et c’est précisément son malheureux destin qui transforme cette pièce en satire. La critique d’une société en pleine crise morale à laquelle Nušić se livre dans Le Défunt – critique qui frise la révolte – est plus ouverte, plus directe que dans ses précédentes œuvres. Le personnage de Spasoje est beaucoup plus diabolique que l’Agaton de La Famille en deuil (1935), ou du Jevrem dans Le Député (1883). Ce tournant dans le procédé dramatique et les structures morales des personnages peuvent surprendre au premier abord mais nous pouvons constater que l’esprit diabolique qui habite certains de ces anti-héros était latent dans l’ensemble de son œuvre même s’il n’apparaissait pas de manière aussi brutale. Dans Le Défunt, les masques tombent. Nušić avait toujours témoigné de la clémence envers ses personnages négatifs, aucune animosité n’était sensible, et les pièces se terminaient avec une légère « punition » infligée à ceux qui l’avaient méritée. Ici cet esprit de bienveillance disparaît et avec effet. Spasoje Blagojević semble la personnification maléfique du pouvoir et de l’argent, thèmes chers à Nušić. Seuls les personnages d’Anta et d’Agnija échappent à une trop sévère condamnation morale : ils n’appartiennent pas au cercle démoniaque rassemblé autour de la fameuse entreprise Illyrie, et sans eux cette pièce n’aurait rien d’une comédie. Le Défunt suit le modèle habituel qu’utilise Nušić dans la construction de l’intrigue. L’auteur nous introduit progressivement dans la vie courante de la classe supérieure, constituée d’affaires douteuses, de relations intéressées, de luttes pour le prestige dans la société à travers la fortune. Tout contribue à exposer la mentalité des nouveaux riches et leur comportement au sein du beau monde. Dans ce milieu déformé, intellectuellement hypertrophié, la seule cause d’instabilité sociale est le risque de perdre sa fortune. L’argent est le seul spiritus movens des personnages qui sont prêts à toutes les concessions, voire à vendre leur âme au diable. Le Défunt traite en premier lieu du pouvoir de l’argent. Seul peut perturber le quotidien de la classe sociale qui détient ce pouvoir l’avènement d’une menace pour le capital, l’unique origine de son statut. Cette menace devient réalité avec l’apparition de Pavle Marić qui sera tenu pour un ennemi potentiel, un « danger de grande envergure », dont les conspirateurs ne pourront se défaire que par des moyens perfides. Milan Đorđević |
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