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Branislav Nušić est le plus grand auteur dramatique du réalisme serbe et ses longues années de carrière littéraire qui couvrent plusieurs époques successives le rendent difficilement classable. Par ses inclinations littéraires les plus profondes, et surtout par son œuvre dans le domaine de la comédie, il est en premier lieu un écrivain des deux époques du réalisme – classique des années 1880, lorsqu’il s’est mis à l’écriture, et nouveau, celui socialement engagé des années 1930 qui le virent écrire la majorité des œuvres qui ont fait de lui un grand auteur. Né à Belgrade dans une famille de commerçants d’origine grecque tombés dans la misère, Branislav Nušić a passé son enfance à Smederevo avant d’entrer au lycée à Belgrade, puis d’étudier le droit à Graz et à Belgrade. Les conditions politiques qui prévalaient quand il s’est lancé dans l’écriture n’étaient pas favorables à son travail. Membre du Parti radical, parti d’opposition, il a très rapidement senti la poigne du régime. Sa première comédie, Le député [Народни посланик] qu’il écrivit à l’âge de dix-neuf ans, dut attendre treize ans avant d’être représentée sur scène, et la deuxième, Un individu suspect [Сумњиво лице], pas moins de trente-cinq ans. Un poème dans lequel il avait outragé le roi lui valut la prison puis, au terme de sa détention, une affectation au travail consulaire dans des contrées alors encore sous domination turque (Bitolj, Serez, Salonique, Skoplje, Priština). Il devait y passer plus de dix ans. Les conditions politiques et historiques le transformèrent : d’opposant il devint un fidèle du régime, et de critique social un écrivain de divertissement, la critique progressiste d’alors ne pouvant lui pardonner ni l’une ni l’autre de ces positions. À sa sortie du service diplomatique, il exerça divers métiers, surtout au théâtre : à Novi Sad, Skoplje, Sarajevo. […] Il vécut la terrifiante retraite de l’armée serbe à travers l’Albanie pendant la Grande Guerre où il perdit son fils unique. Rentré au pays brisé, vieilli, avec des airs de revenant, pendant presque vingt ans, de 1911 à 1928, il ne nourrit en rien son genre favori, la comédie. Sa vitalité, la sérénité de son esprit devaient néanmoins l’emporter. Au cours de la dernière décennie de son existence, il renoua avec les aspirations littéraires et les idéaux de sa jeunesse : écrivain, il se consacra tout entier à la comédie, et homme se rapprocha du mouvement progressiste, rejoignit le Front populaire et prit clairement position contre le fascisme. Dans son travail sur la comédie Branislav Nušić se rattache aux auteurs du genre qui l’ont précédé, Sterija et Kosta Triković. Les liens qui l’unissent à eux sont multiples et se reflètent non seulement dans les thèmes qu’il leur empruntait pour ses comédies (Belgrade jadis et aujourd’hui [Београд некад и сад] est tirée de celle du même nom de Sterija ; la pièce en un acte La guerre mondiale [Светски рат] est adaptée de La guerre franco-prussienne [Францускo-пруски рат] de Trifković), mais aussi à un niveau plus en profondeur qui révèle la continuité de développement de la comédie serbe. Dans ses meilleures œuvres Nušić aura uni la signification de la thématique de la comédie de Sterija à la virtuosité de la technique scénique de Trifković et, même s’il n’atteint pas le cœur des meilleures comédies de Sterija, il crée le monde comique le plus étendu, le plus divers, le plus pittoresque de la littérature serbe. Nušić se qualifiait d’humoriste et non de satiriste. La critique traditionnaliste serbe s’est souvent montrée étroite d’esprit à son égard, et ne faisait preuve d’aucune compréhension pour ses aspirations sociales et morales plus profondes, pour le réalisme dont son comique est indissociable. Dans son œuvre, dans une multitude de scènes et de personnages, Nušić présente la comédie sociale de la Serbie de son temps. Le portrait qu’il en fait est analogue et dans le même temps contraire à celui que nous trouvons chez les nouvellistes réalistes : la Serbie qu’il peint n’est pas paysanne mais bourgeoise, bureaucratique. La famille qui, chez lui, concentre tous les événements, quoique fermée et hostile à tout élément extérieur, est néanmoins bien plus tournée vers le présent que vers le passé, plus sensible aux défis que posent la vie pratique qu’aux exigences morales de la tradition patriarcale. […] Le monde comique de Nušić n’atteint les sommets que lorsqu’il est la cible de tous les coups que lui portent les deux forces obsessives de la société contemporaine, le pouvoir et l’argent. Dans l’espace restreint où évolue ce monde, aucune place n’est accordée aux différentes modalités de la vie, ce qui les fait sans cesse s’entremêler. S’entrecroisent surtout, avec des conséquences les plus comiques, les sphères familiale et politique. Dans Le député (1883), le candidat du pouvoir et le candidat de l’opposition sont sous le même toit, voisins de chambre, et doivent même établir des rapports familiaux en tant que futurs beau-père et beau-fils. La campagne électorale et celle du mariage se déroulent parallèlement et sans cesse interfèrent : des éléments de l’une jaillissent dans l’autre et vice versa, le jargon politique s’introduit dans la sphère familiale, celui familial dans la politique. Même chose dans Un individu suspect (1888). Le capitaine d’arrondissement Jerotije se lance dans la recherche d’un suspect qu’un avis émanant du ministère dit menacer l’ordre et la dynastie, et il arrête Đoka, l’aide du pharmacien qui, effectivement, s’avère un personnage suspect – pour des raisons non politiques, mais sentimentales : les écrits découverts chez lui ne sont pas hostiles à la dynastie mais des lettres d’amour de la fille du capitaine. Dans Mme la ministre [Госпођа министарка, 1929] la politique se mêle à l’éternel drame familial qui a pour principaux protagonistes le beau-père et le beau-fils, et dont le dénouement entraînera la chute du gouvernement. Le thème de l’argent qui, dans les comédies précédentes, se révélait l’une des motivations de la soif de pouvoir, devient le thème principal des deux dernières comédies : Une famille affligée [Ожалошћена породица, 1934] – où dans une vertigineuse rapine autour des biens immobiliers du défunt apparaissent une multitude de personnages pittoresques issu du milieu petit-bourgeois ; et dans Le défunt [Покојник, 1937] – une comédie qui délaisse le petit monde dans lequel Nušić se mouvait jusqu’alors presque exclusivement et nous introduit dans la haute société de la capitale. C’est dans cette dernière qu’il sera allé le plus loin dans sa critique de la société et se sera approché le plus de la satire sans perdre pour autant ce qui fait l’enchantement de son style – l’humour. Nušić a beaucoup travaillé également dans le cadre du drame sérieux. S’inscrivant dans la tradition du drame romantique serbe, il a écrit des tragédies qui illustrent des thèmes du Moyen Âge… Du fait de leur contenu patriotique connurent en leur temps le succès ses pièces en un acte Le tribut du sang [Данак у крви], Le hadji Loja [Хађи-лоја] et Le prince Ivo de Semberija [Кнез Иво од Семберије] celle-ci étant montée de nos jours encore. Nušić a également écrit une série de drames tirés de la société bourgeoise contemporaine qui traitent de la faute et du châtiment, de l’amour et de la haine…, ainsi que plusieurs drames de contenu fantastique. Toute cette œuvre, abondante et diverse, montre l’insistance, l’obstination de l’écrivain né auteur de comédie à écrire un drame de contenu sérieux, voire tragique, une obstination qui n’a pas porté de fruits artistiques d’importance. Ne négligeons pas les créations en prose de Branislav Nušić. Le recueil Récits d’un caporal [Приповетке једног каплара, 1886], le premier livre qu’il ait publié, inspiré par la guerre entre la Serbie et la Bulgarie, paraît aujourd’hui encore plein de fraîcheur et, par sa prise de position contre la guerre, moderne. Le second recueil, Les soirées du ramadan [Рамазанске вечери, 1898], qui vit le jour à Istanbul pendant le séjour de Nušić en Turquie, est toutefois davantage le fruit d’une lecture que d’une expérience immédiate. De bien meilleure qualité sont ses nouvelles humoristiques dont on compte un grand nombre et qui, avec celles de Stevan Sremac et de Radoje Domanović, sont parmi les plus représentatives du genre. Appartiennent également à la prose humoristique ses nombreux feuilletons (Les petites feuilles [Листићи], Ben Akiba, le roman comique L’enfant de la commune [Општинско дете, 1902], ainsi que sa célèbre Autobiographie [Аутобиографија, 1924], le seul exemple d’autobiographie à être écrite du début avec l’humour à la clé.
Traduit du serbe par Alain Cappon |