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Poète des avant-gardes et créateur du mouvement poétique intuitif nommé « Hypnisme », première ébauche du surréalisme de l’école de Belgrade, Rade Drainac rompt tôt avec la tradition et la « métrique mécanique » du vers régulier et, sur les traces des mouvements futuristes et d’avant-gardes, développe une poésie du reportage, de récits d’aventures au souffle long, au vers narratif, descriptif, riche en prosaïsmes et en langage de la rue. Né à la fin du XIXe siècle sous le nom de Radojko Jovanović, le jeune Drainac est encore lycéen lorsqu’éclate la Grande Guerre. Comme des milliers de jeunes de son âge il fait, en 1915, avec l'armée et le gouvernement serbes, la retraite à travers l'Albanie avant d’arriver, en janvier 1916, en France où il poursuit ses études secondaires. Pendant ses années d’études passées à Lyon, Saint Etienne puis à Beaulieu, il compose des vers dans la tradition du Parnasse, s’inspirant de ses grands prédécesseurs Milan Rakić et Jovan Dučić. De retour à Belgrade en 1919, suite à la victoire alliée, il publie son premier recueil Modri smeh [Le Rire livide, 1920], encore sous forte influence parnassienne. Ce premier recueil de Drainac démontre une maîtrise solide de la tradition poétique du symbolisme : la composition dévoile un effort de dialogue avec le sentiment élégiaque de Vojislav Ilić, le nihilisme et l’aspiration au sublime de Dis ainsi que la religiosité, le sentiment de grandeur de Dučić. Tradition qu’il s’approprie avec une facilité déconcertante pour aussitôt s’en libérer, s’en défaire, afin de trouver sa propre voix dès son livre suivant. Son deuxième recueil Afroditin vrt [Le Jardin d'Aphrodite, 1921], rompt totalement avec le précédent au profit du vers libre. Avant-gardiste, Drainac se veut dès lors être une « bombe jetée au milieu du square ». C’est qu’entre-temps il a fait sienne la versification et le rythme d’un vers libéré de toute contrainte formelle. Ses thèmes récurrents deviennent la vie urbaine et l’exotisme, l’appel du lointain. En tant que peintre du monde urbain il montre une prédilection pour la vie des faubourgs, les banlieues ouvrières, mais aussi le gigantisme des créations architecturales – ponts et gratte-ciel notamment – qui, paradoxalement, bien qu’ils soient une manifestation concrète du grand capital, des valeurs bourgeoises, traduisent son aspiration à l’évasion, à l’exotisme, à l’éternelle soif d’ailleurs. En 1922, Drainac crée sa propre revue, Hypnos, à laquelle participeront les plus grands noms des avant-gardes serbes : Stanislav Vinaver, Rastko Petrović, Ljubomir Micić, Miloš Crnjanski, etc. Rédacteur en chef d'un journal littéraire, critique d'art et critique dramatique, il est aussi l’auteur de chroniques et de récits de voyage. Il passe les années vingt auprès de la bohème de Čubura dans les faubourgs et de Skadarlija au cœur de la vieille ville de Belgrade, formant avec le poète croate Tin Ujević un duo de lyriques impertinents et burlesques. Il voyage beaucoup, sillonne l’Europe et l’Asie Mineure et effectue plusieurs séjours prolongés à Paris. La maîtrise du vers libre acquise, Drainac publie coup sur coup ses œuvres maîtresses : Voz odlazi [Le train s’en va, 1923] ; Bandit ili pesnik [Bandit ou Poète, 1928]; Banket [Le banquet, 1930]. Il s’affirme comme poète du paysage moderne, citadin et en fait un système d’étude subversive du monde bourgeois. Il emploie la métonymie, la métaphore, les contrastes, l’ironie et l’humour noir. La poésie est dès lors l’expression du subconscient d’antihéros avides d’extases. Dans ses manifestes, Drainac souligne qu’il ne faut pas y chercher une argumentation raisonnée selon des principes définis puisqu’il n’y en a pas dans le rêve et l’extase, sur lesquels il construit sa création poétique. En 1934, après son dernier séjour parisien, il publie un essai d’importance Rasvetljenje [Eclaircissement]. Il y définit ce que la poésie moderne doit à Rimbaud et Lautréamont et la manière dont il appuie sa recherche poétique, son expression formelle sur les œuvres des Poètes maudits. Drainac est le premier créateur de l’épopée urbaine des lettres serbes et ses protagonistes les grands perdants des villes tentaculaires. Il est le peintre des extérieurs : squares et boulevards, chantiers et faubourgs, terrasses de cafés et quartiers de bohème sont prétextes à ses découvertes poétiques et à ses portraits emprunts d’empathie. La mansarde est le seul intérieur de ce poète dont l’errance embrasse aussi bien les grands espaces périurbains que les archipels des îles lointaines. Son cosmopolitisme et sa soif d’aventure proviennent de son attitude anticonformiste et répondent, également, à son aspiration au sublime. En 1941, Rade Drainac est mobilisé. Après la défaite, et dès son retour du front, il est arrêté en tant qu’intellectuel de gauche par la frange radicale des tchetniks et condamné à mort. Il devra la vie sauve à ses concitoyens qui se portent garants de sa moralité. Malade, il meurt à Belgrade, deux ans plus tard, sous l’occupation. Un journal, titré Crni Dani [Jours sombres], enfoui dans le jardin de la maison familiale à Blace, sera déterré et publié après la libération. Boris Lazić
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