SERBICA | |
СЕРБИКА |
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♦ SOMMAIRE ♦ |
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1. ♦ PORTRAIT ♦ |
Un Ulysse serbe en quête de son Ithaque perdue [...] Né à Czongrad en 1893, Miloš Crnjanski entre en littérature au lendemain de la Grande Guerre : poète rebelle, fiévreux « hypermoderniste », il est alors perçu, avec Ivo Andrić et Miroslav Krleža, comme l’un des porte-drapeaux de la jeune génération qui s’affirme dans le nouvel État yougoslave. Sa vie, riche en revirements, et sa fortune littéraire diffèrent pourtant ostensiblement de celles de ses deux illustres contemporains. Personnalité controversée à l’esprit vif et frondeur, ce non-conformiste obstiné a dû en effet suivre un chemin hors des sentiers battus, placé sous le signe du « hasard comédien » – métaphore ironique par laquelle il évoquait lui-même l’imprévisible destinée de l’homme et la logique cynique de l’Histoire. Ce sont les deux guerres mondiales qui ont fixé son sort existentiel et littéraire. Originaire de la Voïvodine et étudiant à Vienne à la veille de la Grande Guerre, Crnjanski fut expédié de force sur le front par les autorités austro-hongroises. A cette expérience douloureuse, dont il gardera longtemps des séquelles, s’en ajoutera une autre, vingt ans après, toute aussi traumatisante : celle de l’exil. [...] >Texte intégral< Miloš Crnjanski par lui-même : Je déteste ceux qui, après le décès d’un écrivain, en charognards et le plus souvent de manière superficielle et non documentée, « enquête » sur qui l’a influencé, comment, et à quel point. Et je n’aime pas non plus ce que les écrivains eux-mêmes se prennent à imaginer. Je n’abuserai pas mes amis, mes lecteurs en révélant quels auteurs j’ai lu le plus volontiers, quelles littératures j’ai le mieux et le plus profondément étudiées. Je peux parfaitement le dire. Et cela a indubitablement exercé une influence inconsciente sur mon œuvre de création. J’ai lu toute ma vie. Je pense lire le latin sans problèmes ; enfant, j’ai appris le grec, très tôt le hongrois, puis l’allemand, l’italien, le français, ensuite l’anglais, et, plus tard l’espagnol et le portugais. Nettement plus tard j’ai appris le russe, que je lis très bien mais ne parle pas. J’ai ainsi pu lire dans l’original les écrivains que j’aimais. [...] Pour ce qui est des lyriques, j’ai lu pour la première fois à Vienne Camoens en traduction. Dans ma vie, jamais personne ne m’a autant transporté ! Pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai passé trois mois au Portugal et j’ai lu Camoens aussi dans l’original. Ce poète lyrique, ce Portugais, qui a vécu il y a quatre siècles, est à mon sens l’un des plus grands du monde… [...] S’agissant du roman, je ne commettrai certes pas d’erreur en soulignant l’influence des écrivains russes, des romanciers russes. Je n’avais que 13 ans quand j’ai lu Guerre et paix trois fois d’affilée. J’étais cloué au lit par la scarlatine, mais je lisais, jour et nuit, sans qu’on puisse me retirer le livre des mains. Je sais que ma mère disait qu’à lire autant, je risquais de devenir aveugle. J’étais en proie à une double fièvre ‒ causée par la lecture et par la maladie… Tourgueniev demeure pour moi le plus grand artiste dans l’écriture romanesque. [...] Pendant la Première Guerre mondiale, au front, j’avais dans ma poche les notes de Dostoïevski sur le bagne en Sibérie. Si j’avais dû trouver la mort, c’est avec ce livre sur la poitrine que j’aurais rendu l’âme. Les romanciers russes sont plus grands que tous les autres, et de loin. Et ces livres ont dû, sans aucun doute, imprimer leur trace en moi… >Texte intégral< |
2. ♦ MIGRATIONS / SEOBE ♦ |
La clé du destin historique serbe [...] Considéré par la critique comme l’une des œuvres phares de la littérature serbe moderne, voire son pilier central, consacré par le titre honorifique du « meilleurs livre serbe du XXe siècle » lors d’une enquête organisée à Belgrade, le roman de Miloš Crnjanski, Migrations, ne pouvait pas non plus passer inaperçu en France. En effet, peu après sa traduction en 1986, ce roman obtint le prix du meilleur livre étranger avant d’« entrer » dans La Bibliothèque idéale de Bernard Pivot où il fait partie du club élitiste des dix romans majeurs des « littératures d’Europe centrale », au côté des chefs-d’œuvre de Hasek, Gombrowicz, ou encore Ivo Andrić. Quelles sont les raisons d’un tel engouement pour ce livre de plus de mille pages ? Écrit dans un style inimitable, envoûtant, Migrations captive son lecteur d’abord par la force poétique qui s’en dégage. Mais, ce n’est évidemment pas son unique qualité. Dans ce coup de maître qui avait occupé son esprit durant plus de trente ans – le premier volet du roman a paru en 1929, et le deuxième en 1962 – Crnjanski a réussi à réaliser une œuvre unique en son genre. Précisément, Migrations est à la fois la saga émouvante d’une famille serbe déracinée, un récit saisissant sur les pérégrinations de tout un peuple pris dans le maelström de l’histoire européenne du XVIIIe siècle et, enfin, une méditation aux accents métaphysiques sur la condition humaine en général. [...] >Texte intégral<
[...] Décider de lire un livre de huit cent cinquante pages bien tassées n’arrive pas tous les jours : il faut être motivé... La lecture [de Migrations] a superbement comblé l’attente. Cet automne de 2013 j’ai senti le bonheur que seuls les très grands romans savent nous procurer. Ces romans qui bouleversent tous nos acquis cognitifs et esthétiques. Ces romans qui, par leur présence « inattendue », prouvent que l’histoire de la modernité, malgré les dires de nos doctes postmodernes, n’est pas encore écrite, que les fondements et la manière d’évoluer de cette phase historique de l’Occident ne sont pas figés dans le temps. Ces romans qui portent un éclairage nouveau à la fois sur le mystère de l’existence humaine et sur les origines de l’art du roman même. [...] Je rappelle que l’époque de Migrations est celle du milieu du XVIIIe siècle. Nous sommes donc au cœur des Lumières. Vu d’aujourd’hui, on peut dire que c’est à ce moment historique que l’imaginaire individualiste consolide ses assises et prend définitivement le dessus sur toutes les valeurs collectives héritées du passé. Certes, on peut lire Migrations comme une méditation amère et humoristique sur le sort des Serbes qui n’ont pas réussi à attraper à temps le train de la modernité et qui ont persisté dans leurs chimères identitaires. Certes, on peut voir en la personne de Vouk et de Pavle Issakovitch des Don Quichotte arrivés au monde avec un siècle et demi de retard. Cependant cette lecture parfaitement légitime ne doit pas nous empêcher de voir que ces gardiens des confins européens, qui ont raté le rendez-vous avec l’Histoire, n’ont pas perdu pour autant la boussole de l’humaine condition. Et c’est, entre autres, pour nous rappeler ce fait capital que ce grand roman est né au milieu du XXe siècle. Nous autres contemporains de Crnjanski, à trop miser sur les vertus miraculeuses de l’individu, nous sommes prêts à oublier notre dimension collective comme êtres humains et à croire que la civilisation est une affaire de think tanks. Eux, ces illettrés, ces rustres, ces guerriers naïfs et vaniteux, ces éternels provinciaux savaient, instinctivement, que la civilisation est d’abord et avant tout affaire d’élan collectif au nom de la liberté. >Texte intégral<
[...] Ainsi, pensait-il, si jamais on le convertissait de force, au moins ce ne serait pas en état de lucidité. Il se mit alors à boire, verre sur verre, ce qui étonna fort l’évêque qui se tut. De plus en plus livide, Issakovitch tint dans son dernier moment de lucidité un discours, montrant qu'il n'avait pas besoin pour longtemps de l'aide de saint Mrata, car il dit : « Ma douce orthodoxie vécut bien dans le ventre de ma mère quand elle me portait. Je la tiens de là et elle vivra à tout jamais dans ma postérité. La douceur, c'est aussi notre Russie. Je prie le Très-Haut de me montrer son chemin. Le nom de Russie ! R - c'est Résurrection. U - parce qu'elle est Unique. S - c'est Sainteté. S - Sainteté une deuxième fois. I - c'est Immensité. E - c'est… » ! Il ne termina pas, s'avisant, malgré son état avancé d'ivresse, qu'il disait là des choses que peut-être il ne fallait pas dire. Apeuré et attristé, il fléchit et tenta de noyer le poisson en niant radicalement tout ... car tout est vain, poussière, vanité des vanités ... paroles vides ... et quand on meurt, on meurt comme un chien. Il essaya de se relever et de partir. L'âme n'existe pas ... Dieu non plus ... notre vie est vaine ... poussière ... mort... paroles vides. L'évêque détourna alors ses yeux froids et, tout frissonnant, regarda la nuit. Minuit avait sonné depuis longtemps. « Est-il possible que tout soit néant... que notre passage ne soit qu'absurdité ... un vide sans fond ... alors même que nous sommes confrontés à la réalité des choses, comme ici par exemple, à cette porte face à la nuit ? Face à ces champs sous le clair de lune, face aux collines, aux toits, à la ville ... Face aux nuages là-bas ... aux constellations ... au ciel lumineux ? Alors même que nous nous taisons devant ces merveilles de la Création ? » Le très honorable Issakovitch entreprit alors de réveiller le gouverneur et, maintenant tout à fait ivre, il béa à la nuit étoilée, embrassa béatement du regard les champs inondés par la lune… les forêts lointaines… les collines et les nuages. Puis, il se pencha vers l'évêque en murmurant : « C’est là-bas que j'irai. » Et il fondit en larmes. [...] >Texte intégral< |
3. ♦ LE ROMAN DE LONDRES ♦ |
Le Roman de Londres : une « migration » solitaire [...] Reflet d'une situation historique concrète et sublimation littéraire d'un destin sans pitié, Le Roman de Londres porte la marque d'une forte implication personnelle de Crnjanski. A-t-il côtoyé des émigrés russes pendant son long séjour dans la capitale anglaise (1941-1965) ? Peut-être en avait-t-il connu, voire fréquenté dans son propre pays : la Serbie accueillit nombre de réfugiés, souvent d'anciens soldats ou officiers des armées blanches, attirés vers elle en vertu des affinités historiques et culturelles que l'on sait. Toutefois l'écrivain puise surtout dans sa propre expérience de l'exil londonien, en ces années de dénuement où sa femme, comme Nadia, confectionnait des poupées de chiffon. Achevant à Londres le premier état du livre en 1947, il synchronise la fiction avec son vécu puisqu'il la situe dans l'immédiat après-guerre. Qu'il transpose ce vécu en prenant un Russe pour héros ne l'empêche évidemment pas de lui déléguer ses pensées et ses impressions. Mais le caractère autobiographique ouvre sur une dimension plus large, universelle. D'abord parce que Londres représente la grande ville moderne en ce qu'elle peut avoir partout d'étouffant. Ensuite parce que Crnjanski tend à gommer les particularismes nationaux des protagonistes. L'idée d'une psyché russe façonnée par le terroir et l'Histoire n'a aucune part à leur développement, et si fort qu'ils aiment leur patrie, celle-ci n'est pas évoquée avec ampleur pour ses spécificités géographiques, culturelles, religieuses. En somme, l'exil russe se dilate dans Le Roman de Londres jusqu'à devenir pleinement « une histoire européenne ». Que Repnine dialogue en son for intérieur avec Napoléon ne semble plus dès lors si surprenant...>Texte intégral< |
4. ♦ POÉSIES ET COMMENTAIRES ♦ Textes de présentation : Boris Lazić |
L’une des pierres angulaires du modernisme serbe La Lyrique d'Ithaque (1919) appartient à un corpus littéraire qui, outre cette poésie lyrique, comprend deux longs poèmes, Stražilovo (1921) et Serbia (1926), un drame, Maska / Le Masque (1918), un recueil de nouvelles, Priče o muškom / Récits au masculin (1920) et le roman Dnevnik o Čarnojeviću / Journal de Tcharnoïévitch (1921). Toutes ces œuvres expriment, en tant que cycle, par une unité thématique évidente et un foisonnement de procédés littéraires, l'expérience de la guerre et du retour de la guerre (entrée dans la vie amoureuse, littéraire, politique). Elles synthétisent, dans le même temps, l'expérience politique et culturelle des jeunes Serbes d'Autriche-Hongrie à l'heure de la chute de l'empire des Habsbourg. [...] La Lyrique d'Ithaque marquera les esprits : on assiste à l'élaboration d'une versification plus dense, plus complexe, plus à même de suivre et d'exprimer le cheminement de la pensée, sa forme digressive, ses interrogations, ses incertitudes, ses supputations et ses thèmes, qui sont nouveaux, aussi bien qu'un enchevêtrement d'émotions diverses voire contradictoires pour lesquelles l'ancienne métrique du monde d'avant-guerre n'est plus de mise : ici le vers est souvent elliptique. Sur le plan du contenu, l'expressionisme de Crnjanski se caractérise par l'épuration de tout didactisme et utilitarisme. Le poème, en ce sens, n'est plus, comme il pouvait parfois l'être autrefois, le reflet de l'idéologie. Sur le plan de la forme, il renonce à la rigueur traditionnelle car il se veut plus souple et plus ouvert aux alternances toniques et rythmiques qui exprimeraient de nouveaux contenus, une nouvelle psychologie, de nouveaux états d'âmes. [...] >Texte intégral< Un choix de poèmes de La Lyrique d’Ithaque
TRACE / ТРАГ Je veux qu'après nos rêves Que tu n'emportes de moi des chemins jonchés de feuilles fanées [1917] Un dialogue avec B. Radičević, figure tutélaire du romantisme serbe Stražilovo [...] Stražilovo (1921), véritable manifeste littéraire en vers, constitue un dialogue avec la figure tutélaire du romantisme serbe, Branko Radičević, de même qu’il exprime un nouvel entendement de la langue et de la forme littéraires. De son voyage en Italie – d’où il rapportera le superbe Ljubav u Toskani / Amour en Toscane (1930) – Crnjanski, alors presque du même âge que Radičević au moment de sa mort prématurée, ressent, comme le poète romantique à Vienne, la nostalgie de sa Voïvodine natale, la douleur des séparations. Crnjanski applique, dans la mise en forme du poème et pour les besoins de sa méditation lyrique, les principes sumatraïstes de l’interdépendance universelle, de l’union des êtres et des choses, des pensées, des états d’âmes, des aspirations. Il lie son œuvre à celle de son illustre prédécesseur, s’inscrit dans une tradition littéraire et lui donne – par le titre même du poème – un nom que retiendra la critique et la postérité littéraires.[...] >Texte intégral<
Ici, en ce soir printanier, Et, au lieu de saluer la lune, celle de Toscane, Et, ainsi, je pressens Une méditation sur la solitude et la mort Ecrit en 1962 sur une plage anglaise lors de l’exil londonien de Crnjanski, le poème Lamento pour Belgrade (1962) est une longue litanie de regrets pour une vie maintenant passée, une énumération passionnée des êtres et des choses vues, une plainte de l’exilé au seuil de la vieillesse qui craint de ne jamais revoir le pays natal et qui dans une vision hallucinante immortalise sa capitale, confrontant, par une suite de contrastes saisissants, strophe après strophe, les brèves joies et maints échecs individuels aux réussites exemplaires de Belgrade, érigée au niveau d’un symbole d’éternité. [...] Poème métaphysique, méditation sur la vieillesse, la solitude et la mort, poème du regret de la jeunesse et de la découverte de l’altérité, de l’ivresse des échanges et des amours, des rencontres fécondes suivies de brusques disparitions, il s’agit non moins d’un hymne à la joie de vivre, d’une véritable célébration liturgique du monde où l’insoluble paradoxe de l’existence et de la mort inéluctable est résolu par la sublimation et l’abandon de soi dans ce qui le comprend et le transcende, par l’idée d’une ville-monde qui, muée en symbole de pérennité, de vitalisme et d’allégresse, transcende les contingences. [...] >Texte intégral< |
5. ♦ L'ATELIER DE TRADUCTION ♦ |
Sumatra Un poème : cinq traductions С У М А Т Р А Сад смо безбрижни, лаки и нежни. Traduction de Miodrag Ibrovac, 1935 Nous voici sans inquiétude, légers, attendris. Traduction de Jean Descat, 1995 Maintenant nous sommes insouciants, tendres et légers. Trad. de V. A. Čejović et et Anne Renoue, 1999 Maintenant, légers et tendres dans l'insouciance, Traduction de Jean-Marc Bordier, 2002 L'instant nous est léger, plein de tendre insouciance. Traduction de Boris Lazić, 2011 Maintenant nous sommes insouciants, légers et doux. >Texte intégral de toutes les traductions<
[...] Nous avons rompu avec la tradition pour nous jeter, tête en avant, dans l'avenir. Nous avons rejeté toutes les lois anciennes. L'éternel problème de la parenté ne nous trouble pas ! [...] Il y a longtemps que Bergson a distingué le temps psychologique du temps physique. C'est pourquoi notre métrique personnelle, empreinte de spiritualité, de brume, s'apparente à une mélodie. Nous tentons de trouver le rythme de chaque état d'âme, dans le génie de notre langue, dont l'expression en est restée au niveau des possibilités feuilletonesques ! Notre prosodie est une danseuse exaltée qui exécute ses gestes dans l'extase. Elle transforme son extase en mouvements purs. En poésie, ce n'est pas rien ! Nous avons libéré la langue de ses chaînes banales, et écoutons comment, enfin libre, elle nous révèle d'elle-même ses mystères. [...] En ce qui concerne l'hypermodernisme de nos thèmes, nous n'en avons pas peur. Derrière eux avance la foule de ceux qui, parmi les cadavres, sous les gaz de combat, ont bel et bien ressenti ces sensations "hypermodernes". [...] Nous affirmons avec ferveur qu'il existe de nouvelles valeurs, que la poésie découvre, comme toujours, avant la vie ![...]>Texte intégral< |
6. ♦ ARCHIVES ♦ |
Destins individuels et fureurs de l'Histoire (1987) […] Milos Tsernianski appartient à cette race d'écrivains qui ne donnent leur mesure que dans des romans sans mesure. On évoque, à propos de Migrations, Guerre et Paix : même énormité (850 grandes pages très serrées) même coulée de mots, et ce passage des hivers et des printemps, des années, et ce mouvement de fleuve qui emporte les hommes et les femmes dans le flot des guerres. Comme Tolstoï, Tsernianski sait marier les destins individuels et les fureurs de l'Histoire. Pourtant, les moyens littéraires de Tsernianski et de Tolstoï ne sont pas semblables. Tsernianski est à coup sûr un plus grand artiste que le Russe. Pas une phrase de son livre qui n'enchante par ses sombres, scintillantes beautés. C'est sans doute pourquoi, paradoxalement, Tolstoï est un plus puissant romancier. Guerre et Paix semble parfois n'avoir été écrit par personne, alors qu'on ne peut jamais ignorer que les épisodes de Migrations ont été conçus par un créateur de génie. La brillance du style forme un impalpable écran entre la réalité que décrit Tsernianski et le regard du lecteur.[...]>Texte intégral<
[Le Roman de Londres] est une suite de tableaux de l'exil et de la misère d'un couple d'émigrés russes à Londres, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Cette œuvre a une surface qui étincelle : la fiction romanesque. Pourtant l'envoûtante beauté du style nous conduit dans des abysses de douleur. Une souffrance telle, qu'un lecteur ignorant tout de la vie de Milos Tsernianski (1893‑1977), écrivain serbe, ne pourrait pas ne pas soupçonner une autobiographie et une confession morale voilées.[...]>Texte intégral<
[…] Revêtant plusieurs formes, le rêve embrasse [dans Migrations] un large éventail d’émotions et de réactions du rêveur. Mais qu’il se présente comme une expérience fantastique (la morte amoureuse qui hante les rêves de Pavle), comme l’évasion d’un univers dégradé (rêves de Daphina dans son agonie), comme l’idéal auquel on aspire (pour Vouk Issakovitch, c’est la Russie, la Terre promise où l’attend « la vraie vie », « celle remplie de sens et de beauté »), ou bien comme l’irruption du refoulé, d’un désir interdit (Archange se mettant à rêver du corps de sa belle-sœur après le départ en guerre de son frère Vouk), il est toujours construction d’un espace chargé de conjurer les forces maléfiques du Temps et de la Mort. Dans cet univers où règne la fascination pour la souffrance et l’échec comme le lot commun des mortels, le rêve est non seulement le seul espace permettant de se distancier des flammes et des feux de l’Histoire, cette « ironie en marche », selon Cioran, mais aussi le seul espace où la partie lumineuse de la vie qui n’est donnée à l’être humain que pour un bref instant, reste préservée de toute dégradation. Pavle perd Katinka dans le temps pour mieux la trouver hors du temps, dans le rêve, aux confins de l’éternité. Loin donc d’être l’ombre de la vie, le rêve devient, comme pour Green, « le corps substantiel dont l’ombre projetée se nomme la vie ». Le ressouvenir serait, selon Kierkegaard, « une lettre de change que l’homme tire sur l’éternel ». Il en est de même de cette zone ouverte à la fois au macrocosme et au microcosme qu’est le rêve dans l’univers romanesque de Tsernianski. Or cet univers n’est pas en proie à l’incohérence et à la discordance ; y règne une unité d’imagination rare, reposant sur des principes constructeurs qui prennent racine tous dans son sumatraïsme. Aussi n’est-il pas étonnant qu’à travers une richesse infinie de modulations, à travers des timbres les plus variés, on puisse à tout moment distinguer une voix élégiaque aux résonances profondes qui dès ses premiers ouvrages ne cesse de nous rappeler que « seuls existent l’amour et l’automne » et qu’il est là, « fatigué et trempé », simplement pour nous dire « de nous souvenir de l’éternité».>Texte intégral<
[…] Durant les années 1920 et 1921, Crnjanski envoie régulièrement ses lettres de Paris à la revue La Nouvelle Europe. Sous un signe ouvertement subjectif et lyrique, à l'instar de Ljubav u Toskani (L'Amour en Toscane), ces écrits sont un témoignage littéraire précieux né à la rencontre du grand centre culturel de l'Europe. Le jeune écrivain serbe est attiré par les pulsations parisiennes de l'époque, par les expositions des galeries, par les petites et grandes revues et, surtout, par le dadaïsme qui, à ce moment-là, vivait ses heures d'agonie. […] Si nous observons de plus près les principes théoriques et les tendances des mouvements d'avant-garde et de l'avant-garde elle-même, telle que la voient les théoriciens comme Renato Poggioli, nous constaterons que la position théorique et poétique de Miloš Crnjanski, son attitude envers l'art et la littérature en général, sont vraiment en accord avec le programme général d'avant-garde dans la période où celle-ci naissait, en tant que mouvement artistique, dans les premières décennies du XXe siècle. L'expérience particulière et atypique de Paris du début des années vingt garda sa qualité essentielle et unique dans l'œuvre du grand expressionniste serbe.[...]>Texte intégral<
[…] L’ailleurs, notion floue, lieu de toutes les quêtes utopiques, refuge de tous les désabusés, se présente dans les rêveries de Vouk Issakovitch d’abord comme une altérité sans identification précise qui rappelle d’une certaine manière la géographie fantaisiste du paradis terrestre. Il s’agit, pourrait-on dire, d’une sorte d’espace édénique, décrit par le biais d’un lyrisme éthéré et extatique, que l’on trouve également, sous différentes formes, dans d’autres œuvres de l’écrivain serbe. Cet ailleurs sur lequel fantasme le héros, fait partie, en fait, de ce que le critique Petar Džadžić appelle « les espaces privilégiés » de Crnjanski. Ces espaces qui incarnent la beauté, la paix et l’harmonie et dans lesquels Džadžić reconnaît l’évocation poétique de l’archétype du paradis perdu, ont au moins deux fonctions : ils sont, pour les héros, le refuge devant la terreur de l’Histoire, le vide de la vie et la peur de la mort mais aussi la sublimation poétique et psychologique de leur désir d’une certaine surréalité, désir de ce qui est élevé et inaccessible, bref, désir de l’absolu. « Les espaces privilégiés » de Crnjanski ont souvent leurs équivalents «terrestres» que l’on peut situer géographiquement : par exemple, les sommets enneigés de l’Oural dans un poème, l’île de Sumatra dans Le Journal de Tcharnoîevitch, l’extrême Nord (« l’Hyperborée ») dans Chez Hyperboréens etc. L’ailleurs dans le Premier livre de Migrations, ce « quelque chose d’exceptionnel », possède aussi son équivalent et prend au fur et à mesure les contours d’un autre ailleurs, géographiquement défini, pour se confondre complètement en lui. Précisément, le fantasme utopique de Vouk Issakovitch trouve sa forme plus concrète dans l’image idéalisée de la Russie – image de la Terre promise. Aux yeux du héros de Crnjanski, un hussard passionné, la Russie apparaît d’abord comme une « infinie prairie à travers laquelle il chevaucherait », avant de prendre la forme sublime d’un Royaume terrestre idéalisé, image même du Royaume céleste. [...]>Texte intégral< |
7. ♦ BIO-BIBLIOGRAPHIE ♦ |
Repères biographiques Œuvres traduitesde Miloš Crnjanski Études et articles sur les œuvres de Miloš Crnjanski |
8. ♦ LE LIVRE DU MOIS / LE POÈME DU MOIS ♦ |
Migrations Récit |
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