On ne saurait parler des auteurs dramatiques contemporains de Serbie, et plus généralement de l'ancienne Yougoslavie, sans attribuer l'une des positions clés à Dušan Kovačević. Nous sommes convaincue qu'il n'est nul besoin de s'étendre particulièrement sur les raisons de cet état de fait. Depuis que l'Atelier 212 de Belgrade a donné, en 1973, Les Marathoniens font leur tour d'honneur[1] [Maratonci trče počasni krug], sa première œuvre dramatique professionnelle (écrite dans le cadre de ses études d'art dramatique), le nom de Kovačević est resté continuellement à l'affiche de nos scènes de théâtre. Dans le même temps, le nombre de premières auxquelles ses pièces ont donné lieu sur d'autres scènes, à l'étranger, n'est pas négligeable. De plus, Dušan Kovačević est considéré, à la quasi-unanimité, et au même rang que Ljubomir Simović – dont l'œuvre dramatique est nettement moins nombreuse –, comme le dramaturge serbe le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale, et en tout cas le premier des auteurs contemporains de comédie[2]. Son œuvre pour le théâtre, si elle s'appuie sur la tradition nationale du genre (comique pour une large part), et avant tout sur les classiques Branislav Nušić et Jovan Sterija Popović, offre également une perception moderne du monde contemporain, parfois grotesque et parfois tragicomique. Au cours des premières années de la carrière professionnelle de Kovačević, l'interprétation et la mise en scène de ses pièces ont souvent mis l'accent sur leurs dimensions comiques ; malgré cela, il ne fait aucun doute que ces œuvres prétendent à une signification tout autre que le simple fait de provoquer le rire et de divertir le public. Au contraire, dans la plupart de ses pièces, l'écrivain a tenté d'exprimer, par le biais de sujets en apparence comiques, des considérations sur l'existence empreintes d'une gravité et d'une amertume extrêmes.
Afin d'avoir une vue d'ensemble des textes, commençons par mentionner dans l'ordre chronologique les œuvres dramatiques écrites par Kovačević jusqu'à présent : après la pièce déjà mentionnée Les Marathoniens font leur tour d'honneur (1973), ont suivi les œuvres Radovan III (1973), Qu'est-ce donc qui pousse l'être humain à la boisson ? [Šta je to u ljudskom biću što ga tera prema piću?] (1976), Printemps en janvier [Proleće u januaru] (1977), Le Cerf-volant du cosmos [Svemirski zmaj] (1977), Illumination à la campagne [Luminacija na selu] (1978), Le Centre de regroupement [Sabirni centar] (1982), L'Espion balkanique [Balkanski špijun] (1983), Saint Georges tue le dragon [Sveti Georgije ubiva aždahu] (1984), Comédie claustrophobe [Klaustrofobična komedija] (1987), Le Professionnel[3] [Profesionalac] (1990), Tragédie burlesque [Urnebesna tragedija] (1991), Larry Thomson, tragédie d'une jeunesse [Lari Tomson, tragedija jedne mladosti] (1996), Poubelle cinq étoiles [Kontejner s pet zvezdica] (1999) et Le Docteur cordonnier [Doktor šuster] (2001). Il n'est pas superflu de mentionner que les quelques textes qui ont suivi les deux premières œuvres (jusqu'au Centre de regroupement) n'ont pas suscité une attention très soutenue du public et que, passé leurs premières représentations, l'intérêt de metteurs en scène autorisés ne s'est en général pas renouvelé. Rappelons cependant le destin intéressant de Printemps en janvier : bien que cette pièce ne soit pas spécialement remarquable en tant que texte dramatique, Kovačević s'en est servi pour élaborer le scénario du film Underground [Podzemlje] réalisé par Emir Kusturica. Sur la base du même matériau, Kovačević a également écrit son premier et jusqu'à présent unique roman Il était une fois un pays [Bila jednom jedna zemlja]. Il faut savoir que Kovačević réalise lui-même, depuis plus de quinze ans et sans exception, la première mise en scène de ses nouvelles pièces. Depuis la Comédie claustrophobique, toutes ont été jouées au théâtre Zvezdara de Belgrade, dont Kovačević est en même temps directeur (general manager). Récemment, l'écrivain s'est aussi engagé dans un projet de réalisation cinématographique : à l'heure où ce texte est rédigé, le film Le Professionnel, qu'il a lui-même réalisé sur la base de la pièce éponyme, participe (et obtient des prix) à de nombreux festivals de cinéma en Europe et dans le monde.
Le critique Ivan Medenica considère justement la pièce Le Professionnel, montée en 1990, comme une sorte de tournant dans la création théâtrale de Dušan Kovačević[4]. Il y voit en effet le couronnement (l'achèvement) de la phase précédente de son travail ; dès l'œuvre dramatique suivante, Kovačević commence à « déconstruire le cadre réaliste » et tend à renouer avec l'esprit de l'absurde par lequel s'étaient particulièrement illustrées ses premières pièces, celles de ses débuts. Le Professionnel est en effet écrit tout à fait dans l'esprit du réalisme ; c'est aussi une sorte d'hommage aux intellectuels dissidents de l'ancien Est européen. Tous les éléments de la vraisemblance réaliste et psychologique y sont maintenus, bien que la situation elle-même y soit hautement inhabituelle et même bizarre – un ancien policier rencontre de son plein gré l'écrivain qu'il a espionné pendant dix-huit ans et qui a de fait été le « principal sujet » de sa carrière.
Cependant, ce qui nous intéresse est justement la manière qu'a Kovačević de traiter et surtout de confronter, dans ses pièces ultérieures, le monde de la réalité et celui que nous pouvons appeler réalité fictive ou même fausse réalité. Dans le titre de notre travail, comme pendant à la notion de réel, nous avons utilisé celle de réalité virtuelle : soulignons tout de suite que nous n'utilisons pas le terme de virtualité dans son sens lexical strict (quelque chose qui existe, quoique pas de manière formelle) mais dans un sens beaucoup plus large et en tout cas plus répandu, celui de la langue parlée ; selon cette acception, est virtuel ce qui leurre, ce qui est imaginaire, en trompe-l’œil, ce qui existe sans pour autant avoir une existence au sens classique (matériel) du terme. Telle était, disons, la réalité des années quatre-vingt-dix en Serbie : en bref, il s'agit d'un monde simulé dans lequel, bien que rien n'existe vraiment et que rien ne fonctionne, la vie elle-même subsiste par enchantement ou peu s'en faut.
Ainsi se trouvent au cœur de notre étude les pièces Tragédie burlesque, Larry Thomson, tragédie d'une jeunesse et Poubelle cinq étoiles, toutes écrites et portées à la scène au cours de la dernière décennie.
Comme nous l'avons déjà mentionné, une nouvelle phase apparaît dans la création de Kovačević après l'œuvre réaliste Le Professionnel (1990) : dans la Tragédie burlesque, l'auteur conserve de manière factice un cadre réaliste mais introduit en parallèle certains éléments de l'absurde. La pièce commence comme un vaudeville : un couple d'âge moyen et leur fils, adolescent, attendent des invités à dîner ; la situation se complique – outre que le dîner est un fiasco, des convives tout à fait inattendus font irruption dans la maison : un grand-père et sa toute nouvelle « épouse », arrivant directement de leur noce, organisé du reste dans l'enceinte d'un asile d'aliénés, où les deux « jeunes mariés » sont en traitement. Il faut dès maintenant mentionner l'un des leitmotive très importants de nombreuses pièces de Kovačević : la division ou le dédoublement des mondes, leur bipolarité. Dans Printemps en janvier, nous observons le monde sur terre et l'autre, sous terre, plus exactement celui du souterrain[5]; terme qui a donné son nom au film précédemment cité ; dans le Centre de regroupement, à l'opposé du monde des vivants, il y a celui des morts ; ici, dans la Tragédie burlesque, le monde des gens normaux se trouve face à celui des malades mentaux. Naturellement, la frontière entre normalité et folie est très mince et il apparaît très souvent que les choses ne sont pas telles qu'elles en ont l'air au premier regard. La genèse du « cas familial » renvoie à une petite communauté humaine sur laquelle planent les fantômes du passé : le grand-père-« jeune marié » est un ancien dirigeant communiste qui a signé les sentences de mort de personnes qui n'avaient pas les mêmes opinions idéologiques, parmi lesquelles se trouvait le père de celle qui est désormais sa belle-fille, c'est-à-dire la femme de son fils. De ce couple peu ordinaire de jeunes mariés, l'auteur lui-même précise que, dès sa première apparition, il « apporte l'inquiétude, l'appréhension et la peur propres aux gens de l'au-delà du possible[6] ». Il est clair que la situation cesse d'être vaudevillesque pour glisser, progressivement mais sûrement, vers le drame, un drame humain de plus en plus profond, de plus en plus sérieux. La folie à l'échelle des individus représente une métaphore de l'état dans lequel se trouve toute la communauté sociale ainsi que des relations entre ses membres : d'un côté comptes non réglés et tragédies hérités du passé et de l'autre, peur, mécontentement et chômage, engendré par la transition économique naissante, avec pour conséquence des rapports violemment perturbés entre les hommes. La frontière entre les gens normaux et les fous est complètement poreuse et toute relative : alors que le grand-père et sa nouvelle « épouse » sont formellement proclamés fous, on peut pourtant trouver dans leur comportement un grain d'humanité et y déceler le besoin d'un contact avec autrui ; à l'inverse, l'un des deux fils, bien que qualifié de normal, montre sans cesse une forte dose d'agressivité, il est constamment prêt à régler physiquement ses comptes, il menace et dégaine son pistolet à tout bout de champ[7]. Aucun des personnages de cette famille ne réussit à s'arracher au mécanisme qui empoisonne leurs relations, et pas même l'adolescent Neven, représentant de la plus jeune génération, ne parviendra à échapper à ce cycle grotesque et tragique, fait de désespoir et d'un sentiment de ratage. Le drame se termine par le cri douloureux de Neven et sa quête probablement vaine de sa propre identité : Qui suis-je ? À ce propos, la remarque de Vladimir Stamenković nous semble intéressante : « La graine du mal une fois semé donne des fruits tardifs et imprévisibles, [...] nos héritiers devront vivre encore longtemps en portant en eux ce chaos intérieur, il ne leur sera pas facile, même au prix de la révolte la plus radicale, de découvrir qui ils sont et ce qu'ils sont[8]. »
Au fil des années quatre-vingt-dix – ce n'est d'ailleurs pas surprenant – les pièces de Dušan Kovačević thématisent de plus en plus directement la crise profonde dans laquelle toute la société serbe a sombré ; elles font clairement référence, sans ambiguïté aucune, à une réalité qui présente, dans cette période, une double caractéristique : toute une série d'absurdité y ont statut de comportement socialement licite ; le système de valeurs dans son entier est en décomposition[9]. La réalité immédiate (en l'occurrence, une réalité déchaînée et surpolitisée) aura une influence plus grande encore dans les pièces qui suivent la Tragédie burlesque, à savoir Larry Thomson, tragédie d'une jeunesse et Poubelle cinq étoiles, en même temps que l'absurde y sera poussé à un degré plus haut encore. Les critiques de la génération précédente, comme Vladimir Stamenković[10] et Jovan Hristić[11], considèrent que la Tragédie burlesque fait partie des pièces capitales de Kovačević et que ce dernier y confirme un don éblouissant de dramaturge ; Ivan Medenica, quant à lui, est un peu plus circonspect dans son appréciation : s'il souligne les qualités du texte, il en relève aussi certaines faiblesses, qui se retrouveront dans les œuvres suivantes de l'écrivain. Plus précisément, Medenica estime que les « prétentions philosophiques de ces pièces ont tendance à se transformer en thèses trop générales et en partis pris[12] ».
Comme dans le cas de la Tragédie burlesque, le concept de tragédie est présent dans le titre même de la pièce suivante de Kovačević : Larry Thomson, tragédie d'une jeunesse. Alors que le titre et la définition du genre des deux œuvres précédentes étaient lié à la notion de comédie (respectivement Comédie claustrophobique et Le Professionnel, qui a pour sous-titre « Triste comédie selon Luka » [Tuža komedija po Luki]), le début des années quatre-vingt-dix apporte la tragédie dès le titre. Ici encore, comme dans quelques-unes de ses œuvres antérieures, Kovačević offre une variation sur l'un de ses thèmes obsessionnels : le rapport entre théâtre et réalité, la relation réciproque entre réalité artistique et monde « réel ». Ainsi, la trame du Professionnel était que « le théâtre dénonce la vie » ; dans la Comédie claustrophobique, ces deux niveaux de réalité étaient entrelacé à travers l'histoire d'une ballerine, émigrée de Pologne, que sauvait le vieux ramoneur belgradois Sava ; dans la Tragédie burlesque, l'action a pour toile de fond les activités d'un théâtre où tout part à vau-l'eau, car on y manque de tout, ce qui va jusqu'à remettre en cause la représentation même du spectacle. Pour finir, dans Larry Thomson, l'action se déroule au théâtre (où la représentation ne commence toujours pas) et, en parallèle, dans l'appartement de l'acteur principal Stefan Nos [Stéhane Le Nez].
On peut établir la comparaison suivante : dans la Comédie claustrophobique, le théâtre anticipe le futur proche ; dans le Professionnel, ce qui se passe sur scène crée instantanément l'effet dramatique ; dans la Tragédie burlesque, en parallèle avec le développement principal de l'action, nous suivons(sans toutefois les voir) les péripéties dramatiques au théâtre, qui s'achèvent avec le suicide d'un acteur sur scène. (Ecœuré par la vie et la nature humaine, les héros de Kovačević finissent souvent par se suicider, littéralement ou rituellement – quand ils ne se mettent pas à tuer[13].) Enfin, dans Larry Thomson, comme dans la pièce de Pirandello Six personnages en quête d'auteur, la représentation annoncé ne sera pas donné ; il n'empêche qu'elle sera remplacée par quelque chose de plus intéressant et de plus improbable que n'importe quelle fiction artistique. Pourtant, les deux auteurs n'épuisent pas la dimension métathéâtrale de la même manière. Pirandello, ayant à choisir entre deux illusions, deux réalités tout aussi trompeuses et illusoires (le monde réel et l'art), donne quand même l'avantage à la réalité fictionnelle ; Kovačević, en revanche, admet l'impuissance totale de l'art à vaincre la bestialité de la vie : son personnage principal, l'acteur Stefan Nos, est constamment poursuivi par la douloureuse idée que, dans un monde où tout se désintègre, jouer son rôle sur scène n'a aucun sens et qu'il n'est qu'un « acteur bien petit pour ce grand mal ». (Nous pouvons également remarquer que Stefan Nos est le frère spirituel du Filip Trnavac du Théâtre ambulant Chopalovitch[14] de Ljubomir Simović mais, alors que Filip ne fait pas la distinction entre réalité et illusion théâtrale, le héros de Kovačević est plus que conscient de cette réalité.)
Néanmoins, au motif du théâtre l'écrivain ajoute ici, à bon droit, un nouvel élément : la télévision. Il s'agit en effet d'un média qui a symbolisé à plus d'un titre la réalité serbe de cette époque, à savoir la période des années quatre-vingt-dix du siècle passé : Si, dans les œuvres précédentes, le propos fondamental était que le théâtre dénonce la vie, ici – pourrait-on dire – la télévision dénonce la vie[15]. Dans l'appartement, la famille peu ordinaire de l'acteur Stefan Nos suit l'un des feuilletons populaires à l'eau de rose – une série australienne sur l'honnête Larry Thomson, un jeune homme victime de la dureté du monde occidental contemporain ; chaque membre de la famille, complétement oublieux de sa propre vie, s'identifie jusqu'à l'obsession avec le héros principal. Pendant ce temps, Katarina, la directrice du théâtre, essaie de convaincre Stefan Nos – qui tente pour le nième fois de mettre fin à ses jours – d'abandonner ses intentions suicidaires et de jouer quand même son rôle dans la représentation qui est sur le point de commencer (aussi curieux que cela paraisse, les sujets mélodramatiques sont justement l'une des spécificité de la dramaturgie de Kovačević : il s'agit ici d'une liaison amoureuse entre l'acteur Stefan Nos et la directrice du théâtre Katarina). L'étrange famille de l'acteur – trois oncles paternels jumeaux, marié à trois sœurs jumelles – ne manifeste pas le moindre intérêt pour le drame vécu par l'un de ses membres, « brebis galeuse » de la famille et « traître » à son clan ; elle est incomparablement plus absorbé par les problèmes existentiels du personnage de télé Larry Thomson : plus encore, captivé par la série sur « l'Occident pourri et inique », les membres de la famille n'ont même plus conscience des conditions improbables et à demi surréalistes de leur propre existence. (Au reste, la démultiplication des personnages – dans Larry Thomson, trois frères jumeaux et trois sœurs jumelles – est encore l'une des caractéristiques rencontrées chez Kovačević : par exemple, les six générations de Topalović dans les Marathoniens, la multitude de Vilotić dans Radovan III, les frères Čvorović dans l'Espion balkanique... Cette multiplication des personnages met en évidence le mécanisme de la répétition dans la nature humaine, le manque d'authenticité à moins qu'elle ne fasse percevoir de manière encore plus embrouillée une réalité qui l'est de toute façon déjà – comme les Vilotić qu'il est impossible de dénombrer et qui rendent fou Radovan III.)
Ce n'est nullement un hasard si le motif de la télévision a été introduit dans Larry Thomson. En tant qu'instrument destiné à anesthésier la population pendant les années quatre-vingt-dix, ce média a produit et diffusé l'image d'une fausse réalité (d'une réalité virtuelle) ; c'est ainsi – par le biais des écrans – que s'est élaboré et que s'est imposé un monde artificiel sans aucun rapport avec notre réalité quotidienne à cette époque. C'est à cela qu'est lié la métaphore centrale de la pièce - l'idée qu'il existe des « Hommes qu'on dirait vivants » [« prividno živi ljudi »], c'est-à-dire des morts qui marchent dans les rues, bien que ce ne soient pas des gens vivants, raison pour laquelle il n'est pas facile de les distinguer des véritables hommes. Naturellement, il est inutile de souligner qu'il s'agit là d'une référence directe à la réalité serbe des années quatre-vingt-dix, laquelle n'était rien d'autre qu'une imitation, une simulation de la vie.
Nous en arrivons maintenant à un constat intéressant : il y a un certain contraste entre la structure de cette pièce et son niveau de signification[16]. Il est en effet relativement paradoxal que la structure de l'œuvre soit passablement complexe, avec de multiples ramifications (« baroque », compliquée), alors que le sens en est dans l'ensemble clair et non ambigu ; cela nous ramène à la remarque faite plus haut selon laquelle les pièces récentes de Kovačević présenteraient certains partis pris, remarque qui s'applique aussi au cas de Larry Thomson. Le déroulement de l'action est dédoublé : dans la salle, l'acteur Beli [Le Blanc] amuse le public, car la pièce ne commence toujours pas (n'oublions pas que la Tragédie burlesque voit pareil délabrement de la normalité, le théâtre n'étant même plus en état de monter des spectacles), tandis que dans l'appartement de l'acteur principal Stefan Nos se déroule la véritable action dramatique.
Sur le plan structurel et formel, Larry Thomson apporte quelques nouveautés par rapport aux textes précédents de l'auteur : nous pensons avant tout à certains éléments de poétique postmoderne. Parmi ceux-ci, Ivan Medenica distingue la problématisation du processus artistique lui-même et les citations humoristiques :
De même que le roman postmoderne aborde la problématique de la narration en tant que phénomène, de même cette œuvre dramatique postmoderne traite la problématique de la représentation ; deux questions sont au cœur de la pièce : Est-ce que vraiment <the> show must go on[17] (c'est d'ailleurs le sous-titre de la pièce) ? Est-il possible de monter un spectacle sur une représentation qui n'a pas lieu ? D'autre part, Larry Thomson regorge de références mûrement réfléchies et pleines d'humour, qu'il s'agisse de stupides séries télévisés dont le héros est injustement pourchassé, d'un Cyrano de Bergerac en rebelle solitaire, d'un Hamlet mélancolique, résigné et sans volonté qui envoie sa bien-aimé au couvent [...], ou des Spirinica, Sarka, Simka et autres personnages féminins de Nušić ....![18]
(Pour finir, ajoutons que la série australienne que suivent à la télé les personnages de la pièce, et qui a donné son nom à la pièce, est une réplique de la série sur Džordž de Radovan III. Il faut en tout cas remarquer que Radovan III suivant sa série préférée sur Džordž est en proie à la même obsession que les personnages de Larry Thomson regardant le souffle coupé ce qui se passe sur l'écran ; l'obsession est d'ailleurs une caractéristique des héros de Kovačević.)
Il est intéressant que, parmi les œuvres dramatiques serbes écrites dans les années quatre-vingt-dix, Larry Thomson soit l'une des rares à traiter un thème social de l'actualité immédiate de cette manière, c'est-à-dire dans l'esprit de l'écriture postmoderne[19] : en ce sens, Larry Thomson est à part, y compris par rapport à l'ensemble de l'œuvre dramatique de Kovačević jusqu'à présent[20]. Du point de vue du genre, on peut aussi parler d'un certain syncrétisme de l'approche : tout commence comme une pièce radiophonique, pendant laquelle le public n'entend que des voix off, pour s'achever, après divers développements de l'action et du récit, empruntant à la comédie musicale et à la tragi-comédie, avec le strip-tease, initialement ébauché (promis), de la directrice désespérée du théâtre.
Le niveau de signification de la pièce est défini pour l'essentiel par la métaphore déjà mentionnée des « Hommes qu'on dirait vivants », métaphore qui est complétée (illustrée) par l'idée de la trahison de soi comme peine suprême : étant donné qu'il a honte de ses origines et de son nez exceptionnellement grand, l'acteur Stefan Nos est puni et devient le seul mort de cette pièce à n'être pas ultérieurement ressuscité. L'idée de l'homme qui se trahit lui-même est une allusion transparente que fait Kovačević à la mentalité typique de notre société, à ses singularités anthropologiques[21] ; ce même thème donne lieu à diverses variations dans d'autres de ses œuvres : il suffit de se rappeler Radovan III, où l'on retrouve le motif de la trahison de soi du rôle-titre, ce fameux « Homme du Pays » [« Čovek iz Zavičaja »]. Comme les métaphores de quelques autres pièces de Kovačević, celle des « morts-vivants » dans Larry Thomson, sans aucun doute intéressante, est réalisée au moyen d'une thèse trop directe, présente a priori dans la pièce. Cette marque distinctive des derniers textes de l'auteur va s'exprimer avec une vigueur particulière dans Poubelle cinq étoiles.
Bien qu'en théorie il y ait deux personnages dans Poubelle, il s'agit en pratique d'une pièce de structure monologique : un ancien professeur d'université aveuglément dévoué aux idées du régime politique (d'abord communiste, puis xénophobe, celui que symbolisait Slobodan Milošević) promeut sa propre « invention » - un modèle de bac à ordures porté à la perfection et qui remplit en même temps un grand nombre de fonctions[22]. Cette poubelle est censé faire entrer les Serbes dans le nouveau millénaire. En prenant cette œuvre comme repère, nous pouvons établir un lien chronologique – ou plus exactement, une gradation – entre les œuvres que Kovačević a écrites dans les différentes phases de son travail. Si Radovan III était dans les années soixante-dix « l'homme du pays », querelleur et plein de vitalité qui se battait avec les garçons de café et faisait la guerre à ses voisins, et si Ilija Čvorović était dans les années quatre-vingt « l'homme de chez nous », vigoureux et énergique, que hantait l'obsession d'un complot ourdi par le monde entier, maintenant, à la fin des années quatre-vingt-dix, leur proche parent, le Professeur de Poubelle cinq étoiles, prématurément vieilli et retraité n'est plus, en tant que prototype, qu'un pâle reflet de ce qu'ont été ses prédécesseurs[23]. Anéanti, misérable, exténué, il ne lui reste rien de la vitalité qu'avaient autrefois les héros de Kovačević – mais il est toujours aussi obsédé (c'est-à-dire aussi fou). Et cette obsession, poussée jusqu'au seuil même de la folie, est peut-être aussi la constante essentielle qui, dans les diverses pièces de l'auteur, lie entre elles les différentes réalisations du même modèle de mentalité, du même schéma idéologique.
Le Professeur de Poubelle est donc une ruine humaine : incapable de prendre soin tout seul de sa personne (physiquement), il est assisté par une jeune fille, réfugiée des zones gagnés par la guerre[24]. Bien qu'il songe à se lancer dans un commerce lucratif avec les bacs à ordures, il est clair que le Professeur n'a aucun avenir devant lui : ce personnage est l'incarnation même de la réalité serbe des années quatre-vingt-dix, dans laquelle faire des projets d'avenir était impossible et où dominait le sentiment que la vie était complètement pétrifiée. Qui plus est, Kovačević pousse ce sentiment jusqu'au paroxysme et introduit pour cela, dans le monologue de la confession, le motif du « Calendrier des années révolues » (cela dit, nous avons tendance à penser comme Darinka Nikolić que les « fragments du "Calendrier" laissent une impression de superflu et de surcharge »[25]).
S'agissant de la réception de l'œuvre, un point mérite d'être mentionné : la quasi-totalité de la critique a souligné l'une des singularités de cette pièce de Kovačević, à savoir que, au moment de la première[26], l'absurdité de la réalité avait pratiquement atteint sinon dépassé l'absurde et le grotesque de la situation dans laquelle se trouve le héros principal. La critique a également relevé que le personnage du Professeur, précisément parce que sa mentalité était immédiatement reconnaissable et qu'il était omniprésent dans la vraie vie, faisait naître comme un sentiment de proximité, de familiarité : le tranchant satirique de la pièce s'en est trouvé relativement émoussé et sa réception – il n'est pas exagéré de le dire – a été plutôt paradoxale :
[...] dans l'ensemble, l'intention critique fait long feu et ce parce que ledit Professeur, outre qu'il est, physiquement et mentalement, un véritable freak[27] (ou justement pour cette raison), laisse en quelque sorte une impression de déjà-vu, de proximité pour ne pas dire d'intimité. Il ne faut pas oublier que son monstrueux système de valeurs n'est qu'une variante à peine plus prononcé du modèle culturel dominant de l'ère Milošević ; c'est pourquoi, parmi le public serbe, le Professeur provoque non pas un rire de réprobation mais un rire qui, sans être pour autant celui du rachat, n'en reste pas moins inoffensif.[28]
Et au cours des années qui ont suivi la première, la déconstruction de ce modèle culturel dominant, de ce modèle de civilisation, a été l'une des tâches capitales auxquelles les artistes de chez nous ont eu à faire face.
Récapitulons pour finir les propriétés essentielles des textes dramatiques de Kovačević écrits dans une période des plus turbulentes et tragiques pour la société serbe : l'auteur s'éloigne sensiblement du modèle réaliste pour se rapprocher de l'esprit de l'absurde qui caractérise les comédies de la première phase de son travail ; l'entrelacement de différents niveaux de réalité efface la ligne de démarcation entre normal et anormal, habituel et grotesque, ce qui reflète à la perfection l'actualité sociale immédiate ; éloignés de leurs problèmes réels, peu disposés à regarder en face la réalité telle qu'elle est vraiment, les personnages se mettent à vivre des vies simulées ; les héros autrefois pleins de vitalité deviennent de plus en plus infirmes, spirituellement et mentalement ; la dissection amère des mentalités types se poursuit, mais en même temps des partis pris apparaissent comme métaphores dans les œuvres.
Traduit par Christine Chalhoub-Jönsson.
BIBLIOGRAPHIE
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REZIME
DUŠAN KOVAČEVIĆ : «VIRTUELNI» I «REALNI» SVET TOKOM POSLEDNJE DECENIJE XX VEKA
Od kada je 1973. god. izvedena prva Kovačevićeva drama Maratonci trče počasni krug u beogradskom Ateljeu 212, njegovo ime je stalno prisutno na pozorišnim scenama. Centralni predmet istraživanja su dramski komadi Urnebesna tragedija, Lari Tompson, tragedija jedne mladosti i Kontejner s pet zvezdica, svi napisani i realizovani na pozornici tokom poslednje dekade.
Najvažnije osobenosti Kovačevićevih dramskih tekstova, nastalih u jednom izrazito turbulentnom i dramatičnom periodu srpskog društva, bi bile sledeće: autor se primetno udaljava od realističkog obrasca i približava duhu apsurda koji karakteriše komedije iz njegove rane faze; u preplitanju različitih nivoa realnosti, briše se oštra granica između normalnog i nenormalnog, uobičajenog i grotesknog, što je savršeni odraz događaja iz neposrednog društvenog okruženja; likovi počinju da žive simulirane živote, udaljeni od svojih stvarnih problema i nespremni da sagledaju realnost onakvom kakva ona zaista jeste. Nekada vitalni junaci sve više postaju duhovno i mentalno obogaljeni; nastavljeno je gorko viviseciranje mentalitetskog obrasca, ali su istovremeno prisutne i apriorističke teze-metafore komada.
NOTES
[1] Traduit en français par Vladimir André Čejović et Anne Renoue, Lausanne, l'Âge d'homme, 2002. À l'exception du Professionnel, les autres œuvres de Dušan Kovačević citées dans cet article ne sont pas traduites ; les titres français sont de la traductrice. (N.d.T.)
[2] Un vaste jury réuni au début des années quatre-vingt-dix, constitué pour l'essentiel de critiques, a proclamé l'Itinéraire de Bora Šnajder [Razvojni put Bore Šnajdera] d'Aleksandar Popović meilleure œuvre de théâtre en langue serbe. Bien qu'elle ait sans aucun doute une place importante dans le théâtre serbe d'après-guerre, l'œuvre de Popović fait en même temps l'objet d'évaluations critiques nettement discordantes (contradictoires).
[3] Traduit en français par Anne Renoue et Vladimir Čejović, Lausanne, l'Age d'Homme, 2000. (N.d.T.)
[4] Cf. Medenica 2002 : 9. Ce texte d'Ivan Medenica fait partie de l'étude Pozorište u Srbiji, 1990-2000 [Le Théâtre en Serbie, 1990-2000], publiée par la revue Teatron en deux parties (nos 118 et 119-120).
[5] Podzemlje. Ce substantif (construit avec la préposition pod « sous » et le substantif zemlja « terre ») désigne tout à la fois un lieu ou un espace quelconque (naturel ou construit) qui se trouve sous terre, les enfers, lieu souterrain habité par les morts dans la mythologie grecque, et la pègre, le milieu. (N.d.T.)
[6] « Uneli [su] nemir, zebnju i strah svojstven ljudima s one strane mogućeg » (Kovačević 1994 : 184).
[7] Le réalisateur Goran Marković a réalisé d'après cette pièce un film qui porte le même titre. Selon ses propres termes, le défi consistait à abattre un préjugé, un stéréotype sur les fous. Alors que les fous sont le plus souvent considérés comme agressifs et dangereux, le réalisateur montre que, dans le fond, la plupart d'entre eux sont sensibles et craignent le monde extérieur. En revanche, la vitalité et la lutte pour la vie – parfois même menés jusqu'aux limites de l'agressivité – sont caractéristiques des gens sains.
[8] « Jednom posejano seme zla daje dalekosežne, nepredvidljive plodove [... da naši naslednici moraju još dugo živeti s unutrašjim haosom u sebi, da ni kroz najradikalniji bunt neće lako otkriti ko su i ša su. » (Stamenković 2000 : 36).
[9] L'écrivain rappelle souvent dans ses interviews qu'en Serbie les auteurs dramatiques et les artistes en général n'ont pas de problèmes particuliers d'inspiration, et en ont d'autant moins que les déviations sociales y sont nombreuses et généralisées. La phrase : « Si je vivais, disons, en Suisse, j'aurais probablement des problèmes d'inspiration » est typique des déclarations publiques de Kovačević.
[10] Cf. Stamenković 2000 : 36.
[11] Cf. Hristić 1996 : 228-230.
[12] « Filozofske pretenzije ovih drama imaju tendenciju da mutiraju u uopštene i apriorne teze » (Medenica 2002 : 9).
[13] Cf. Radulović 1996 : 109-110.
[14] Putujuće pozorište Šopalović. Traduit en français par Borka Legras et Anne Renoue, Lausanne, l'Âge d'Homme, 1989, 1995. (N.d.T.)
[16] Ivan Medenica relève ce contraste (cf. Medenica 1996).
[17] Le spectacle doit continuer. En anglais dans le texte. (N.d.T.)
[18] « Kao šo postmodernistički roman problematizuje fenomen pripovedanja, tako ova postmodernistička drama problematizuje fenomen predstavljanja; u osnovi drame nalazi se pitanje da li zaista show must go on (šo je, inače, podnaslov komada), da li je moguće napraviti predstavu о predstavi koje nema. S druge strane, Lari Tomson obiluje promišjenim i duhovitim referencama: na stupidne televizijske serije sa glavnim junakom koga nepravedno progone; na usamljenog pobunjenika Sirana de Beržeraka; na melanholičnog, rezigniranog i bezvoljnog Hamleta koji svoju draganu šalje u manastir [...]; na razne Nušićeve Spirinice, Sarke, Simke i sliče tetke [...] » (Medenica 2002 : 11).
[19] Nous ne parlons pas du fait que Larry Thomson est une pièce postmoderne mais du fait qu'y sont repérables certains éléments de la poétique postmoderne.
[20] Svetislav Basara (qui est avant tout un prosateur de renom) fait partie des rares écrivains serbes dont les œuvres pour le théâtre ont, dans les années quatre-vingt-dix, des points communs avec la poétique postmoderne. Citons par exemple ses pièces Oxymore [Oksimoron] et Dolce vita (cette dernière a été publiée mais n'a pas encore été jouée).
[21] À en juger par l'amertume avec laquelle il dissèque le modèle de mentalité et de culture, Kovačević est indubitablement plus proche de Jovan Sterija Popović que de Branislav Nušić.
[22] Rappelons que le même objet, simultanément signe scénique, a aussi une fonction importante dans la Comédie claustrophobique : c'est dans une poubelle que le ramoneur Sava trouve la ballerine émigrée de Pologne.
[24] Ce personnage n'a pas une fonction dramaturgique très importante dans la pièce.
[25] « Delovi iz Kalendara deluju suvišno i opterećjuće » (Nikolić 1999).
[26] Début de l'année 1999, période de profond désespoir dans toute la société.
[27] Monstre. En anglais dans le texte. (N.d.T.)
[28] « [...] željena kritičnost u dobroj meri izostaje i to zato šo dotični Profesor, i pored toga šo je potpuni fizički i mentalni freak (ili baš zato), deluje nekako prepoznatljivo, blisko, pa čak i prisno. Ne treba zaboraviti da je njegov nakazni sistem vrednosti samo malo zaoštrenija varijanta dominantnog kulturnog modela iz Miloševićeve ere; zato Profesor ne izaziva smeh osude kod domaće publike, već smeh koji, ako i ne iskupljuje, ono bar deluje bezazleno. » (Medenica 2002 : 13).
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