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M I L T O N    E T    NJ E G O Š

par

CLARENCE A. MANNING

 

Milton_-_portrait


John Milton

Njegos_-_portret

Il y a entre le poème de Njegoš, Luča Mikrokozma, et le Paradis perdu de Milton une relation étroite et immédiatement évidente même pour qui lit les deux ouvrages superficiellement. Tous les critiques de Njegoš l'ont signalée, et c'est là l'une de ces similitudes qui sont si claires que personne ne les considère ni ne les analyse. Il n'est pas besoin de recourir, pour l'établir, à des raisons théoriques : nous savons que Njegoš avait dans sa bibliothèque une traduction russe du Paradis perdu. Malheureusement, l'ouvrage s'est égaré, et nous ignorons même jusqu'au nom du traducteur, que l'on croit pourtant être Ambrosij, préfet de l'Académie de Moscou (1). Comme, au reste, cette traduction était absolument dépourvue de style et qu'elle était de plus abrégée et adaptée, nous ne pouvons que nous en tenir seulement aux grandes lignes des deux poèmes et rechercher jusqu'à quel point le poète serbe a imité le poète anglais. Il est évident, dès l'abord, que Njegoš, poète distingué et grand penseur, n'a pas dû se croire obligé d'imiter servilement Milton et que, même en puisant à la source du Paradis perdu, il n'a pas manqué d'introduire dans son œuvre nombre d'innovations importantes tant dans les détails que dans les situations et dans l’exécution d'ensemble.

Milton_paradise_-_1668
 Paradis perdu (Première édition, 1668)  

Jovan Skerlić (2) dit du poème : « C'est la seule œuvre de Njegoš ... dont le sujet ne soit pas historique, l'épopée de la création du monde et de l'homme, la lutte de Satan contre les anges – la moins originale de ses grandes compositions. Njegoš lisait le Paradis perdu de Milton, et c'est visiblement sous son inspiration qu'il a écrit son poème. Par ailleurs, le poème a du mouvement et de l'élan, la vision est puissante, la pensée élevée, la langue plus philosophique que dans aucune œuvre antérieure de la littérature serbe. Le sentiment religieux y est tout à fait original et profond, et nous n'avons pas jusqu'à ce jour de poème religieux d'inspiration si haute ... »

L'évêque Nikolaj, dans son petit manuel sur la religion de Njegoš, (3) examine quelques-unes des différences et des ressemblances entre Njegoš et Milton, mais il ne donne pas une analyse complète de l'œuvre de Njegoš, sauf en la mesure où les idées de l'évêque monténégrin appellent une comparaison avec celles du puritain anglais.

Cette définition de Milton comme puritain anglais souligne les divergences d'esprit entre les deux écrivains. Nous ne devons jamais oublier que Milton a vécu dans l'Angleterre du XVlIe  siècle et qu'il a pris part aux polémiques religieuses de cette époque, et ceci exige une explication. Par son éducation première, il appartenait à la dernière période de la Renaissance. Son style était très artificiel ; il était rempli d'allusions au monde antique, à tous les dieux et déesses de l'antiquité classique. Peut-être aucun auteur réputé ne fut aussi versé que Milton dans l'érudition classique. Cette érudition, qu'il déployait constamment et systématiquement, étonnait tous ceux qui le connaissaient, et, de nos jours, la faculté de comprendre et d'apprécier Milton est, chez nos contemporains, à proportion de leur connaissance de la culture classique et de l'Ancien Testament.

Au contraire, l'éducation de Njegoš était essentiellement orthodoxe. Ce Slave du Sud avait reçu sa formation principale en Russie, et, comme pour son compatriote Dositej 0bradovié, hors de la religion, son point de vue était celui de l'époque des lumières et de la fin du XVIIIe siècle. Le tour d'esprit qu'il avait acquis était plutôt philosophique que classique, et incontesta-blement plus lié à l'intelligence qu'à l'émotion. C'est ce que Máchal (4) a particulièrement bien saisi : « Njegoš, écrit-il, méditait beaucoup sur Dieu, sur la destinée humaine, sur le problème du mal et sur l'immortalité de l'âme : cette méditation s'est exprimée dans ses poèmes. Il considérait Dieu comme l'intelligence et la force créatrice de l'univers, qui transforme le chaos des choses et des phénomènes de la nature en création et en harmonie, qui anime le moindre grain de poussière et lui insuffle la vie. L'âme humaine n'est, elle aussi, qu'une parcelle de la semence divine qui trouve dans l'union avec Dieu son but supraterrestre. La synthèse des idées du poète sur Dieu, sur l'homme et sa destinée nous est donnée par le poème pieux et allégorique de Luča Mikrokozma (1845). L'humaine destinée pose au poète une énigme obscure. Chassé du Paradis, l'homme rêve à son bonheur perdu, mais son rêve se perd dans la mer de l'éternité et ne laisse en son âme que tristesse et deuil. Le poète est tourmenté par la question de savoir si la terre, où l'homme a été placé, lui est assignée pour son châtiment ou pour sa rédemption. Il demande à la Nature à quelle fin le Créateur l'a créé : la terre a-t-elle été faite pour les hommes, ou bien les hommes pour la terre ? Mais la Nature demeure muette et laisse la question sans réponse. Le poète plonge alors dans la préhistoire de l'humanité et de la création pour y chercher la solution de l'énigme. Et il se convainc que la terre n'est point faite pour le bonheur de l'homme, mais pour son châtiment, car il a, par le péché, détruit son union avec le Maître suprême de l'univers. Il ne se joue sur la terre qu'une partie du drame immortel de l'humanité, la partie tragique : celle de la purification de l'homme destinée à lui permettre d'obtenir le paradis perdu ».

Il suffit de cette heureuse caractéristique de Máchal pour mettre en pleine lumière le contraste qui éclate entre Milton et Njegoš. Milton insiste surtout sur la vie d'Adam et d'Eve dans le jardin d'Eden, et Raphaël ne décrit aux deux mortels la lutte dans le ciel entre les anges et Satan que pour leur instruction. Après la chute, Dieu leur envoie l'archange saint Michel pour les consoler et pour leur prédire dans un récit très long le destin futur de l'humanité. Njegoš, par contre, voit ce destin comme un homme qui a reçu une vision du ciel et de la création et, dans le récit qu'il en fait, il décrit la lutte dans le ciel, le sort d'Adam et de l'humanité jusqu'à la venue du Christ. Tout son poème nous montre un Dieu beaucoup plus philosophique et moins anthropomorphique que celui de Milton, et nous n'y trouvons qu'une glorification bien faible, sinon nulle, de Satan. Njegoš, à cet égard, diffère notablement de Milton et aussi des écrivains romantiques de son temps. Une divergence encore est évidente entre les deux poètes, si l'on considère leur opinion respective sur la préexistence de l'âme. Le rôle d'Adam et de ses descendants dans la lutte céleste en sera radicalement modifié. Chez Milton, Adam ignore encore cette lutte : ce qu'il en entend dire lui parvient comme par un conseil amical de s'abstenir de la tentation et du péché ; Satan fait allusion à la création du monde comme à un événement qui s'est produit après la chute des anges et de façon indépendante de la révolte :

There is a place
(If ancient and prophetic fame in Heaven
Err not), another world, the happy seat
Of some new race, call'd Man, about this time
To be created like to us, though less
ln power and excellence, but favor'd more
Of him who rules above.

(II, 345-351.)

Njegoš, au contraire, considère Adam comme un des chefs des anges :

Aдаму је почест обећао
Пocл'je нac двa нajвишу нa нeбo.

[Il promit à Adam les plus hautes
distinctions du ciel après les nôtres.* ]

(III, 296-297.)

Mais ce chef se joint à Satan révolté, et il amène avec lui tous les esprits qui lui obéissent. Puis, au troisième jour du combat, traître et désormais indigne de confiance, Adam revient à sa sou¬mission envers Dieu et retire ses légions de l'armée de Satan :

Треће јутро позоришта страшна
кад заигра у поља небесна,
Адам с ликом својијем одступи
из несрећна боја погубнога
са дубоким душе покајањем.
На њега се жестокошћу срде
Ноелопан, Разец и Аскела,
и остали многи првијенци,
што именом стиднога издајства
чест помрачи свога легиона.

[Alors que pointe l’aube par les champs
au troisième jour de l’effrayant spectacle,
Adam, l’âme contrite profondément,
retire l’ensemble de ses troupes
du malheureux et meurtrier combat.
Plusieurs de ses illustres combattants
Dont Noelopan, Rasec et Askela
s’emportent contre lui avec fureur
de ce qu’il ternit l’honneur de sa légion
par cette immonde trahison.*]

(V, 81-90.)

Il résulte de là qu'Adam se soustrait à l'enfer et, avec ses fidèles, se trouve placé sur la terre, créée à son intention, et qui contient des éléments du ciel et de l'enfer. Ainsi les hommes n'ont pas perdu le Paradis pour avoir goûté au fruit défendu, mais parce que, au cours de leur existence antérieure, ils ont été les complices de Satan révolté.

Nous, ne saurions négliger, à cet égard, de nous rappeler que, lorsque Njegoš, en 1845, écrivait son poème, il était familier avec la pensée de Lermontov et des autres imitateurs russes de Byron. On sait quelle était l'opinion de Lermontov sur le genre humain, telle au moins qu'il l'exprime par la bouche de Vadim . « Si j'étais le diable, je ne torturerais point les hommes, mais je les mépriserais ; sont-ils dignes d'être attirés par l'exilé du ciel, le rival de Dieu ? » (5) Ne percevons-nous pas, ici, une représentation d'Adam comme traître au ciel et à l'enfer, qui concorde singulièrement avec la conception qui dominait dans la Russie de 1830 ? Il convient aussi de remarquer les noms que Njegoš a donnés à ses génies. Adam a recours à : Noelopan,  Rasec et Askela, c'est-à-dire, en intervertissant l'ordre des lettres, à Napoléon, César et Aleksa (Alexandre), les trois grands conquérants de l'histoire. Satan a avec lui Alzzenk, Ilzhud, Alzavalg, Obenizrem et Jaobaz, soit avec la même interversion : Knezzla (Prince du mal), Duhzli (Esprit du mal), Glavazla (Tête du mal), Merzinebo (Profanateur de ciel) et Zaboja (Assaillant). Ainsi Njegoš ne prend pas les noms des dieux païens pour dénommer les disciples de Satan, et il évite tout soupçon de tirer vengeance de ses ennemis personnels comme Dante.

Le combat, dans la Luča Mikrokozma, dure un jour de plus que chez Milton. Dans le Paradis perdu, la première journée se termine à l'avantage des anges, la deuxième à l'avantage de Satan, grâce à l'emploi de l'artillerie, et le troisième jour le Christ apparaît et remporte une victoire éclatante. Dans le poème serbe, la bataille se poursuit deux jours et deux nuits avec peu de fluctuations. Le troisième jour, Adam trahit Satan, mais ce dernier déploie des forces plus grandes, et, le soir, Michel et Gabriel implorent du secours. Puis, dans la quatrième journée, Dieu apparaît sur son char, et bientôt ses flèches décident du combat.

Enfin, quant au choix de la langue, Njegoš emploie beaucoup d'expressions comme Apхангели првопрестолници [Archanges aux trônes prééminents*] (III, 221), qui nоus frappent en tant qu'évidement orthodoxes et byzantines d’esprit, et n’ayant pas leurs parallèles chez Milton. Il n y a là rien qui puisse nous étonner : c'en est assez de l'éducation de Njegoš pour nous l'expliquer. Mais, jusqu'à ce que nous connaissions la traduction russe dont il a pu faire usage, toutes questions de rapprochements verbaux précis nous demeurent interdites.

Mais, si jusqu'ici nous n'avons mis en lumière que les éléments par où Njegos diffère de Milton, nous nous devons de signaler aussi ceux qui rapprochent les deux poètes.

La lutte entre l'archange saint Michel et les anges rebelles est dans l'Apocalypse : Milton a peut-être été le premier à la rattacher sur le pian préhistorique à la création du monde et à la chute de l'homme, alors que Njegoš a placé la Luča Mikrokozrna sur le plan général de l'histoire, d'où l'on est tenté d'abord de conclure que les deux poètes, une fois de plus, sont loin l'un de l'autre. Et pourtant Njegoš a fait plus que d'adapter le thème de l'Apocalypse : il a suivi de près Milton, car Gabriel et Michel visitent le camp de Satan et le supplient de retourner à Dieu, tout comme Abdiel le fait dans le Ve livre du Paradis perdu, et cela en soutenant, de même que celui-ci, que Satan ne peut être l'égal de celui qui l'a créé. Satan répond à Michel :

Михаиле, подобни ми чином,
али духом много нижи мене,
јер ти душа, како моја, није
благородном гордошћу заждена,
проштенија не иште Сатана;
благородна моја намјерења
небо чује, а знаће мирови !

Грка су ми сва блаженства неба
док постигнем моје намјерење
и правило друго бићу дадем;
не познајем име свемогуће,
с којијем ми толико грозите.

Рад чеса је ваш владалац горди
мене од сна будио вјечнога
и дружину моју благородну
кад нам круне самодржавија
ставит није на главе мислио ?

[Michael, par le rang mon semblable,
mais en esprit bien inférieur à moi,
car ton âme n’est point, comme la mienne,
embrasée d’orgueil superbe,
sache que Satan ne cherche nul pardon :
le ciel entend mes nobles intentions
et les mondes aussi les connaîtront !

Tant que je n’aurai réalisé mes plans
et donner à l’être un différent principe,
toute joie me sera amère :
je ne connais pas le nom Tout-puissant
par lequel vous me répugnez tant.

Pour quelle raison votre maître hautain
m’a-t-il éveillé de l’éternel sommeil –
ainsi que mes nobles camarades –
s’il ne pensait pas parer nos têtes
des lauriers du pouvoir souverain ? »*]

(IV, 44-60.)

Nous pouvons peut-être retrouver là un écho de Milton :

Who can in reason then, or right, assume
Monarchy over such as live by right
His equals, if in power and splendour less,
In freedom equal ? or can introduce
Law and edict upon us, who without law,
Err not ? much less for this to be our Lord,
And look for adoration, to th’abuse
Of those impreial titles, which assert
Our being ordain’d to govern, not to serve.

(V, 794-802.)


Rappelons-nous de même la réponse de Satan à Abdiel :

That we were formed then, say'st thou ? and the work
Of secondary hands, by task transferr'd
From Father to his Son ? strange point and new !
Doctrine which we would know whence learn'd; who saw
When this creation was ? remember'st thou
Thy making, while the Maker gave thee being ?
We know no time when we were not as now ;
Know none before us, self-begot, self-rais'd
By our own quickening power, when fatal course
Had circled his full orb, the birth mature
Of this our native heaven, ethereal sons.
Our puissance is our own ; our own right hand
Shall teach us highest deeds, by proof to try
Who is our equaI ; then thou shalt behold
Whether by supplication we intend
Adress, and to begirt th'almighty throne
Beseeching or besieging.

(V, 853-869)

On sait qu’à la fin de cet entretien Abdiel, chez Milton, et Michel et Gabriel, chez Njegoš, quittent l'armée de Satan, accompagnés des moqueries et des insultes des anges rebelles.

Les deux poètes se rencontrent encore dans leur expression de la prescience divine de la révolte. Au commencement du VIe livre du Paradis perdu, Abdiel se rend au ciel :

War he perceived, war in procinct, and found
Already known what he for news had thought
To have reported.
( VI, 19-2 1.)

Or, dans le poème serbe, Gabriel dit pareillement au Père que Satan est resté sur son trône, et Dieu lui répond aussitôt :

Архангели првопрестолници !
Ја ћу вама открит нешто сада
што ће душе усколебат ваше :
горда се је душа Сатанина
облачила у хаљину црну ;
славољубни овај војевода
мир небесни поколебат хоће
и у вјечну низврћ погибију
себе самог и своје полкове.
Гњев праведни оружје је правде !

[Archanges aux trônes prééminents,
je m’apprête à vous révéler ce qui
maintenant va ébranler vos âmes :
à présent, l’âme altière de Satan
s’est revêtue de sombres vêtements ;
cet ambitieux seigneur s’apprête
à compromettre la paix des cieux
et à précipiter vers l’éternel péril
soi-même et ses légions. La juste
colère est l’arme de la justice !*]

(III, 222-230.)

La scène de la bataille est plus brève et plus simple chez Njegoš qu'elle ne l'est chez Milton, mais les deux poètes notent égaiement l'effusion de sang des anges immortels (trait dont la source commune est assurément dans l'Iliade d'Homère, mais que, probablement, Njegoš a connu par Milton). C'est ainsi que Milton décrit la blessure faite à Satan par l'archange saint Michel :

Then Satan first knew pain
And writh'd him to and fro convolv'd ; so sore
The griding sword with discontinuous wound
Pass'd thro' him ; but th'ethereal substance clos'd
Not long divisible, and from the gash
A stream of nectarous humor issuing flow'd
Sanguine, such as celestial spirits may bleed,
And all his armour stain'd, erstwhile sa bright…
Yet soon he heal'd ; for spirits that live throughout
Vital in every part, not as frail man,
In entrails, heart or head, liver or reins,
Cannot but by annihilating die ;
Nor in their liquid texture mortal wound
Receive, no more than can the fluid air.

(VI, 327-349)

L'artillerie de Satan, chez Njegoš, fait de même couler le sang des anges :

C oбje стpaнe бесмртне војнике
на гомиле видиш поваљене,
сви у љуте ране огрезнули ;
ма се напиј воде бесмртија,
мало тугуј, па издрави одмах.

На хиљаде удвоји се виде
по воздуху и по равнинама,
без велике мјешаније масах.

Копља, мачи и пламене стр'јеле
ангелском су крвљу обојени...
многи, љутим постигнут ранама,
свргнут падне с своје колеснице
на равнине међу редовима
двије војске крвљу окупате.

[Des deux côtés, d’immortels soldats
s’abattent à même le sol,
couverts de vives blessures ;
une gorgée d’eau de jouvence, et
vigueur nouvelle succède à l’abattement.

Dans les airs et tout le long des plaines,
ne voulant se joindre à la multitude,
par milliers des anges se provoquent en duel.

Lances, épées et flèches meurtrières
se couvrent du sang archangélique...
Nombre d’entre eux, succombant aux blessures,
tombent vaincus, chutent de leurs chars,
et s’affaissent aux cœurs des furieuses
mêlées des armées baignées de sang.*]

(V, 63-80.)

Et Dieu le Père apparaît sur son char comme le Fils dans le poème de Milton. A son arrivée, les soldats cessent de combattre, et il remporte seul la victoire finale (la chute des anges durant trois jours dans le poème serbe, au lieu des neuf jours du poème anglais) :

Три дана су адски легиони
непрестано за њинијем царем
сипали се црнијем потоком
с краја неба у утробу ада.

[Trois jours de suite les légions infernales
Suivant leur infernal empereur
se déversèrent des confins des cieux
jusqu’aux entrailles de l’enfer.*]

(V, 491-494.)

La même conception générale se reconnaît chez les deux poètes, bien que la description soit sensiblement plus brève chez Njegoš.

Le chant VI, qui décrit le châtiment final de Satan et d'Adam, a quelque similitude avec les deux derniers livres du Paradis perdu, en tant que ceux-ci résument l'histoire des hommes depuis l'Eden jusqu'à la venue du Christ. Il est, bien entendu, plus concis, et se réduit à 240 lignes au lieu de deux livres. Il offre, d'autre part, - et c'est là une différence essentielle -,  une vision de l'humanité, que contemple le poète lui-même, alors que, chez Milton, c'est un ange qui décrit cette vision à Adam et à Eve. Cette dernière, le fait est à noter, est presque absente de l'œuvre de Njegoš où, par suite des modifications intervenues dans l'histoire d'Adam, elle ne se trouve mentionnée qu'une seule fois :

Погледује дивну сопутницу.

[Il contemple sa belle compagne.*]

(VI, 208.)

Il peut être permis de reconnaître une réminiscence de Lermontov dans ce passage où il suffit à Dieu de donner à Adam un peu de lumière de l'Amour divin pour l'aider dans ses tribulations :

Само теке једну искру малу
вдохнут ћу му небесне љубави
у његову земноме плођењу,
да му тужну и кукавну судбу
коликогод она ублажаје.

[J’insufflerai pourtant dans son âme
une infime lueur d’amour céleste
au jour de sa procréation,
pour adoucir un tant soi peu
sa misérable et triste destinée.*]

(VI, 83-87.)

Nous croyons reconnaître ici les strophes fameuses de L'ange :


Он душу младую въ обьятиях нес
Для мира печали и слез,
И звук его песни въ душе молодой
Остался без слов, но живой.
И долго на свете томиласъ она,
Желанием чудным полна,
И звуков  небес заменитъ не могли
Ей скучные песни земли.

Il va de soi, enfin, que Njegoš est loin de Milton lorsqu'il met en doute le plus grand des châtiments que l'homme soit appelé à subir.

Ainsi, nous pouvons conclure de ces quelques observations que Njegoš a utilisé Le paradis perdu au moment où il composait la Luča Mikrokozma, mais qu'il ne l'a pas suivi aveuglément. Nous devrions sans doute, pour mesurer exactement l'influence qu'il a subie, savoir à travers quelle traduction le poète serbe a connu l'œuvre du poète anglais. Mais, quelle que soit cette traduction, le Prince-Evêque n'a pas cherché à développer son texte dans des proportions aussi étendues que Milton. La brièveté, cela va de soi, n'est pas une marque d'insuffisance artistique ou intellectuelle, ni moins encore d'infériorité. Il n'est pas jusqu'à la différence fondamentale entre les deux poètes, celle qu'accuse la description du combat céleste, qui ne puisse s'expliquer respectivement par l'attitude en face de la vie, par l'éducation, par le milieu intellectuel et religieux de chacun d'eux.

La Luča Mikrokozma, nous le reconnaissons aujourd'hui, a été trop négligée jusqu'à présent par les historiens des littératures comparées, en dehors de la Yougoslavie. Elle nous apparaîtra, lorsqu'on l'appréciera à sa juste valeur, comme digne d'être rapprochée du Paradis perdu, en tant que tableau de la guerre céleste, et Njegoš sera à nos yeux ce qu'il est vraiment : l'un des grands poètes philosophiques et apocalyptiques du XIXe siècle, sinon de tous les temps.

Columbia University, août 1936.

[* ] Traduction française des extraits de La Lumière du microcosme par Boris Lazić. (D'après : La Lumière du microcosme / Luča mikrokozma. Ed. bilingue.  – Lausanne : L’Age d’Homme, 2010. – 219 p.)

Notes :

(1) Voir mon article « A Russian Translation of Paradise Lost », dans The Slavonic Review, vol.  XIII, p. 173 et suiv.
(2) Истopиja нове српске књижевности, p. 181.
(3) Peлигија Његошева, Београд, 1911 et 1921 ;
(4) Slovanské literatury, II, p. 187.
(5) Lermontov, Œuvres, éd. Slovo, vol. IV, p. 67.

In : Revue des études slaves, t. XVIII, 1938, fasc. 1-2, p. 63-72.

(Reproduit avec l'autorisation de la Revue des études slaves.).

 

 

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