Lauriers de la montagne (Les)* / Gorski vijenac, 1847 (Njegoš)

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Gorski vijenac    
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texte original 

 

Petar II Petrović Njegoš

 

 

Études et articles

 

Livre du mois / mai 2011

 

 

A lire :

Un extrait de ce poème

 

 

 

Si le poème « La pensée » représente l'œuvre charnière, programmatique de Njegoš, et que La Lumière du microcosme en est l’amplification, la complexification, une des ramifications de « La pensée » est certainement l'épopée dramatique Les Lauriers de la montagne, son œuvre maîtresse, publiée en 1847, année par ailleurs millésime de la littérature serbe.  

Toutefois, le drame cosmique prend ici l'aspect d'un drame culturel, identitaire, politique. Les Lauriers de la montagne exposent à la fois l'essence d'une identité collective telle qu'exprimée dans un temps et dans un espace concret – la société serbe monténégrine dans son rapport au pouvoir ottoman après l'échec de celui-ci lors de la bataille de Vienne – et le drame moral des plus hauts représentant de cette collectivité. Devant faire face à la politique de répression et de conversions forcées menée par la Porte – politique menée afin de raffermir les marches militaires envers un millet chrétien considéré comme allié des Autrichiens (ce qui fut effectivement le cas du Patriarcat de Peć) – le métropolite de Cetinje est dépeint comme un homme de haute stature morale torturé par l'épouvante de la guerre civile, fratricide, comme un intellectuel sensible et raffiné malmené par l'histoire.  

Une des meilleures lectures contemporaines des Lauriers de la montagne est l'étude du slaviste Edward Dennis Goy, intitulée The sabre and the song – Njegoš : The Mountain Wreath, parue à Belgrade en 1995. Dans son introduction à l'étude du sujet de l’œuvre – le conflit confessionnel entre les membres d’une même communauté – Goy va employer la métaphore de la vie comme pièce de théâtre, de la vie comme d'un jeu où chacun joue son rôle (les rôles des communautés étant, ici, prédéterminés). L'idée de jeu suppose des règles, et ce sont ces règles qui posent les prémices de la confrontation entre les deux communautés. Selon Goy, « la lune et le croissant, ces deux terribles symboles », représentent le conflit entre deux manières de jouer le jeu de la vie. Mais ces deux jeux, puisqu’il s’agit de paradigmes culturels, sont à souligner. Ce jeu est reflet, qui plus est sublimation du besoin de l'homme d'affirmer son existence, c'est pourquoi il n'est pas si éloigné de la souffrance et de l'héroïsme qu'il symbolise souvent.  

L'évêque Danilo a du mal à prendre part au jeu car il doute des règles mêmes du Jeu dans lequel il se trouve impliqué. Rastko Petrović, à propos de ce personnage, écrira que « la tragédie de Danilo est la tragédie d'un Hamlet, d'un Julien Sorel chez Stendhal, d'un prince Andreï dans Guerre et paix, ou celle de Swann chez Proust : c'est la tragédie vive d'un homme qui, ayant été témoin d'une apocalypse contemporaine, a compris de toute son âme les lois de la nature, mais ne les a pas encore acceptées ». La seule différence notable entre ces deux jeux est que « les renégats musulmans du Monténégro, quand bien même ils se socialisent avec les chrétiens, ont trahi le jeu qui les a vus naître, eux ou leurs ancêtres, et ce, un jeu qui se trouvait être désespérément menacé […]. Il n'est pas à douter que la perte du Jeu serait une perte de soi, de l'existence individuelle du peuple monténégrin », car l'idée de l'être s'ancre dans le jeu. Le perdre signifierait perte de soi, de l'individualité humaine. Voilà les ressorts de la tragédie.  

Il est une autre œuvre qui peut ouvrir des grilles de lectures similaires : il s'agit des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Le poème dramatique de Njegoš dépeint le conflit entre chrétiens orthodoxes et musulmans d'une même société, alors que d'Aubigné dépeint un conflit semblable entre catholiques et protestants. Dans les deux cas, une collectivité appartient au groupe dominant, l'autre au groupe dont l'identité même dépend de l'issue du conflit. Les auteurs s'expriment depuis une position morale qui transcende les convictions des camps opposés : en faisant le portrait des tragédies auxquelles font face les deux camps, ils rendent compte du tragique de la condition humaine. Toutefois, dans les deux cas, la défaite pour les uns ne serait qu'épisodique – pour les autres elle représenterait la perte de soi. Certains ont comparé le massacre de la Saint Barthélémy à la veillée de Noël du poème de Njegoš. La perspective est faussée : il s'agit, dans le premier cas, d'un fait historique alors que, dans le second, il est question de mythe, de ressort narratif, dramatique. D'autre part, dans le premier cas il s'agit d'un crime réel, historique, commis par la communauté dominante, alors que dans le second il s'agit du drame d'une communauté aux abois dont l'acte d'émancipation – par sa réalité meurtrière – épouvante son chef spirituel. Il est important d'effectuer cette distinction, notamment si on est à la recherche de parallèles historiques, car effectivement l'exemple français peut venir à l'esprit. C'est pourquoi, lors de la lecture de Njegoš, le lecteur de langue française, s'il se prend au jeu des comparaisons, doit garder en mémoire, sous forme d’hypo-texte, ce bagage littéraire hérité de sa propre culture.  

Les Lauriers de la montagne est l’œuvre maîtresse de la littérature serbe. Par cette œuvre, Njegoš devient le penseur le plus accompli du drame de la serbité. Pierre angulaire de la littérature et de la métaphysique serbe moderne dont découleront tous ses classiques, à la fois peinture de la vie rustique et intellectuelle, méditerranéenne et montagnarde de la civilisation serbe orthodoxe marquée par la pensée de Kosovo, le poème sublime l’épopée orale et embrasse notre présence au monde par une pensée profondément noble et originale. Langue, rythmique et philosophie entremêlés s’y joignent pour pérenniser la singularité serbe, les valeurs humanistes et romantiques par lesquels elle s’inscrit, par le biais d’une forme nouvelle et artistiquement achevée, dans la conscience culturelle européenne.


♦ Études et articles en serbe : Pavle Popović, O Gorskom vijencu [A propos des Lauriers de la montagne], Belgrade, 1923 ; Branislav Petronijević, Filozofija u Gorskom vijencu [La Philosophie dans Les Lauriers de la montagne], Belgrade, 1926 ; Vojislav Đurić, Njegoševa poetika [La Poétique de Njegoš ], Belgrade, 1964 ; Jovan Deretić, Gorski vijenac P. P. Njegoša [Les Lauriers de la montagne de P. P. Njegoš ], Belgrade, 1986 ; Dimitrije M. Kalezić, Etika Gorskog vijenca [Ethique des Lauriers de la montagne], Belgrade, 1987.

Boris Lazić

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