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Branko Miljković compte parmi les poètes serbes les plus connus et les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle. Son œuvre s’étant achevée précocement du fait de sa disparition tragique et prématurée, il est le premier poète de sa génération à avoir été consacré et à avoir exercé une influence significative tant sur les poètes de son époque que sur ceux de plusieurs générations suivantes. Aux yeux du public serbe et yougoslave d’alors, il fut longtemps un poète culte et une figure emblématique de la poésie. Par ailleurs, il était aussi essayiste, critique, et traducteur du français et du russe. Branko Miljković naquit à Niš, étudia la philosophie à l’université de Belgrade, et mourut de manière tragique à Zagreb. Sa vie d’homme et de poète fut d’une exceptionnelle brièveté : entre la publication de son premier poème et son décès, il ne s’écoula que sept ans, et entre le premier recueil et le quatrième, qui s’avéra le dernier, trois ans seulement. Pendant cette courte période, il déploya une activité hors norme sur la scène littéraire serbe et yougoslave, publiant des poèmes qui furent remarqués ainsi que des essais et critiques dans les périodiques de son temps. En compagnie de quelques-uns de ses contemporains, il fut également l’une des figures de proue du groupe néosymboliste qui se constitua à Belgrade en 1957. Malgré le caractère éphémère de ce mouvement et l’absence de programme cohérent, le terme néosymbolisme deviendra quelques décennies plus tard le mot-clé de l’un des courants majeurs de la poésie serbe de la seconde moitié du XXe siècle. Appartenant à la génération apparue dans la littérature serbe dans la seconde moitié des années 1950, au terme de grandes discussions et polémiques qui, parallèlement au changement d’orientation politique de l’État yougoslave, apportèrent une liberté plus grande en matière de création artistique, Miljković put concentrer son intérêt exclusivement sur les problèmes liés à la poésie. Une éloquente érudition caractérise ses compositions, de même que celles des autres poètes de premier plan de sa génération : Ivan V. Lalić, Borislav Radović, Jovan Hristić, Aleksandar Ristović. Par l’entremise de cette érudition justement s’établit une communication avec l’héritage poétique et, plus largement, culturel européen mais, à travers elle également, un rapport avec la tradition poétique nationale. Comme assise de son premier recueil En vain je la réveille [Узалуд је будим], Miljković choisit le mythe antique d’Orphée. Délaissant le modernisme radical des poètes de l’entre-deux-guerres, mais aussi les premiers livres de Vasko Popa et Miodrag Pavlović, leurs prédécesseurs immédiats en poésie, Miljković et ceux de sa génération vouèrent un intérêt exceptionnel à l’héritage poétique serbe qu’ils revalorisèrent à maintes reprises. Cette forme de reconstruction de la tradition littéraire qui apparaît dans le premier recueil de Miljković constitue aussi l’un de ses cycles poétiques les plus connus, « Sept poètes morts » [Седам мртвих песника], dans lequel les chants sont consacrés aux grands noms du panthéon national : Njegoš, Branko Radičević, Laza Kostić, Dis, Momčilo Nastasijević, ainsi qu’à deux poètes croates d’importance Tin Ujević et Ivan Goran Kovačić. Ce rapport à la tradition Branko Miljković allait le creuser dans son recueil le plus significatif Le Feu et rien [Ватра и ништа, 1960], d’abord dans le cycle « L’ailée d’or » (le terme en français proposé par K. Mićević) [Утва златокрила] où il reprend les symboles et les personnages de la littérature populaire serbe et de la mythologie et les conforme à ses propres conceptions poétiques. Le rapport complexe qu’entretiennent les néosymbolistes serbes avec la tradition poétique se remarque aussi à travers l’intérêt qu’ils portent au vers régulier et aux formes classiques. Miljković a grandement contribué à ce renouveau poétique et a particulièrement cultivé le sonnet, genre dans lequel il a composé certains de ses chants et cycles parmi les plus célèbres. Outre « L’ailée d’or », il faut citer le cycle « Sonnets tragiques » [Трагични сонети] tiré de son premier livre. Bien que les surréalistes aient également exercé une influence marquante, celle des symbolistes fut décisive dans la poétique de Miljković, ce dont témoignent ses références à Paul Valéry mais aussi le but qu’il poursuivait : la libération du texte poétique du matériel et de l’événementiel. Il aspirait à créer une forme de poésie pure qui prendrait sa source dans l’intellect et se manifesterait uniquement dans des concepts abstraits. L’étude de la philosophie et les lectures ont indubitablement contribué aux ambitions intellectuelles de sa poésie. Ont influé sur elle et sur sa poétique, entre autres, Héraclite, Heidegger, et Blanchot. L’un des thèmes privilégiés de Miljković est la poésie elle-même. Comme l’a fait remarquer la critique, on parvient chez lui à « une inversion de la poésie et de l’art poétique » et, de fait, ses vers chantent en quelque sorte son art poétique. Sous le signe explicite de la conscience du poète sont ainsi placées des cycles entiers tel « La conscience du poème » [Свест о песми] du livre Le Feu et rien, de même que l’ensemble de son dernier recueil L’origine de l’espoir [Порекло наде, 1960]. Outre ses poèmes et essais, Branko Miljković a publié des traductions de poèmes français et russes. Entre autres, de Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Valéry, Moréas, Éluard, Mandelstam, Beli, et Blok. Sa poésie est traduite dans la plupart des langues européennes et des recueils ont paru en France, aux États-Unis, en Italie, Pologne, Bulgarie, ainsi que dans les ex-républiques yougoslaves. Marko Avramović Traduit du serbe par Alain Cappon |
Poète, essayiste et romancier, Dragan Jovanović Danilov est né en 1960, en Serbie. Même s’il excelle dans divers genres littéraires, il est surtout considéré, dès les années 90, comme poète majeur de sa génération. Auteur d’une œuvre abondante et variée, Danilov a publié, jusqu’à présent, douze recueils de poésie parmi lesquels il faut mentionner en particulier : Кућа Бахове музике/Maison de la musique de Bach, 1993; Кућа Бахове музике/Maison de la musique de Bach, trilogie, 1998; Хомер предграђа/Homère de banlieue, 2003, Моја тачна привиђења/Mes spectres exacts, 2010. Danilov a également publié trois romans : Алманах пешчаних дина/Almanach des dunes de sable, 1996 ; Иконостас са краја света/L’iconostase du bout du monde, 1998 ; Отац ледених брда/Le père des montagnes de glace, 2009 ; ainsi qu’un essai sous forme de manifeste poétique : Срце океана/Cœur de l’océan, 1999. Il est aussi l’auteur de plusieurs monographies sur les peintres serbes contemporains.
Poète de la méta textualité, lyrique au souffle long et à la versification ample, baroque, richement diversifiée (Maison de la musique de Bach, recueil majeur paru au moment de la dislocation de l’Etat yougoslave, offre des métriques qui vont de l’hexamètre au vers blanc et libre, en passant par plusieurs formes rimées), Danilov est le peintre des instants de grâce, des visions intérieures. Formé dès les années quatre-vingt du siècle passé, par essence postmoderne, il témoigne d’un heureux mélange du Poeta docta et du Poeta vates. Sa facilité à peindre les intuitions troubles, les expériences singulières et la gratitude païenne de sa glorification du monde se marient à de forts élans mystiques. Poète aux vers chargés de visions, d’émotions, de vibrations sémantiques aux sonorités diverses qui renvoient à autant de possibles psychologies humaines dont ses poèmes se font l’expression et qui transforment pressentiments, flux et reflux du subconscient en réalité esthétique, il se fera témoin d’une aspiration vers l’innocence, vers l’authenticité, vers la blancheur immaculée.
A la fois explorateur, voyageur, peintre de la vie provinciale et scrutateur de la vie intellectuelle, intérieure, chantre d’une banlieue aussi vaste qu’un monde elliotien privé de son centre de gravité, sa prose réflexive et poétique s’ancre, sur le plan théorique, dans l’expérience moderniste. Son manifeste poétique, Cœur de l’océan, œuvre de premier ordre, représente un plaidoyer polémique pour la liberté de l’expression artistique. Si le monde est océan et la poésie sa peinture et son aboutissement, alors discourir depuis le cœur de l’acte artistique signifie exercer un acte réfléchi majeur.
Dans l’expérience poétique de Danilov, maturité et innocence vont de pair et ne forment pas de dualité contraire, contradictoire. Il chante le monde dans toutes ses singularités, depuis son innocence jusqu’à ses bassesses et de la sorte l’esthétise, le rachète – par la mise en abyme, par le verbe. Cette sacralisation du vécu est de nature éthique et esthétique, au sens où la grâce poétique suggère une forme particulière de la connaissance et invite à s’en délecter, à en jouir. Danilov apaise son mal-être et sa mélancolie par une poésie aux riches accents visionnaires, rhétoriques et musicaux.
Dragan Jovanović Danilov a été traduit en anglais, français, allemand, italien, grec, bulgare, slovaque, roumain et macédonien. Il a reçu plusieurs prix littéraires, dont : « Branko », « Zmaj », « Branko Miljković », « Meša Selimović », « Oskar Davičo », « Stevan Pešić ».
Etudes et articles en serbe
Душица Потић: За скривеним/сливеним суштинама, Књижевна омладина Србије, Београд, 1993, стр. 32-38.
Ватрено крштење (антологија: приредио и предговор написао Зоран Ђерић), Кровови, Сремски Карловци, 1995.
Књижевност, број 9-19, 1997. Блок критичких текстова посвећених збирци песама Кућа Бахове музике.
Зоран Богнар, Фотографије гласова, Багдала, Крушевац, 1997, стр. 9-20.
Тихомир Брајовић, Речи и сенке, Просвета, Београд, 1997.
Bojana Stojanović-Pantović: Nebolomstvo – panorama srpskog pesništva kraja XX veka. Predgovor, str. 5–15. Zagreb: Hrvatsko društvo pisaca i Durieux, 2006. 255. Biobibliografske napomene 225–246.
Boris Lazić