Svetlana Velmar-Janković
Slobodan-Boba Selenić
(1933 – 1995)
Slobodan Selenić
Cinq ans qu’il est absent.
Qu’il ne publie pas de nouveau livre. Qu’il ne prend pas la parole pour commenter ce qui se passe. Qu’il ne nous met pas en garde en nous livrant ses prévisions. Qu’il ne nous encourage pas par sa présence.
Cinq ans que Slobodan Selenić nous manque.
Il nous a quittés le 27 octobre 1995. Son départ a marqué le début d’un temps qui a vu partir, l’un après l’autre, des Grands. Avons-nous toujours en mémoire la période écoulée entre la fin du mois d’octobre 1995 et la fin du mois de décembre 1996 ? Engourdis que nous étions dans la dernière décennie du XXe siècle qui a dévasté notre passé et notre présent, avons-nous pris conscience du désert qu’a laissé la disparition de toute une cohorte de grands créateurs ? Après avoir occupé le centre de dix années infernales, la mort a semblé se déchaîner dans la démence de sa propre force. Elle a pris, tour à tour, ceux qui dans la seconde partie du XXe siècle avaient donné forme à la terre et au ciel de notre culture contemporaine. Ont très rapidement rejoint Slobodan Selenić dans la mort l’historien de l’art Vojislav Đurić, le linguiste Mitar Pešikan, le poète Ivan V. Lalić, le critique littéraire Petar Džadžić, l’archéologue Dragoslav Srejović, le peintre Mića Popović. Si nous n’oublions pas – ce que nous ne pouvons ni ne voulons – la perte au début des noires années 1990 de Borislav Pekićet de Miodrag Bulatović, et, à la fin, de Borislav Mihailović et de Živojin Pavlović, le désert dépasse peut-être alors l’entendement. Dans l’histoire de la Serbie, le XIXe siècle a commencé par le massacre des princes, et le XXe s’est achevé par la disparition de ses ouvriers les plus zélés. Les premiers, nous le savons, eurent la tête tranchée par nos ennemis séculaires, les Turcs. Tout porte à croire – mais le savons-nous ? – que c’est nous-mêmes qui avons poussé les seconds dans la mort. Nous, nos propres ennemis séculaires. Nous avons empoisonné de haine et de malignité l’air que nous respirions. Les meilleurs, les plus sensibles d’entre nous, n’ont pu le supporter. Ils ont cessé de respirer.
Il y a quelques mois un extrait du roman de Selenić Očevi i oci a paru dans le magazine parisien Lire. C’est la célèbre maison d’éditions Gallimard qui a publié le livre sous le titre L’Ombre des aïeux. Tandis que je lisais ce texte, que je connais bien, transcrit dans une autre langue, et donc dans le cadre d’une autre culture, j’ai compris de quelle manière Selenić s’intègre dans la société des éminences de la littérature européenne. Dans son œuvre la mort, toujours présente, rattache les particularités de l’expérience spirituelle nationale à l’expérience spirituelle européenne. Selenić laisse la mort régner sur l’espace balkanique, serbe, belgradois mais, comme jadis Poe ou, de nos jours, les écrivains africains, il lui applique le masque reconnaissable de la destruction. Tous les personnages de ses romans sont des sortes de maudits : enracinés dans le sol national, ils voudraient s’en extirper mais ne le peuvent pas. Ce sont des individualistes qui se préservent de la politique, mais les bouleversements politiques déterminent leur destin. Ils tentent de survivre en temps de paix mais la guerre est une situation qui les détruit. Une guerre qu’ils se livrent à eux-mêmes dans les premiers romans de Selenić, qu’ils font aux autres et, apparemment, pour les autres dans les derniers. Ses maudits résistent mais rien n’y fait, l’appartenance au sol nationale les broie, ce qui signifie qu’ils sont broyés par l’Histoire et la politique. La femme de lettres d’origine libanaise Andrée Chedid a récemment exprimé cette opinion que Slobodan Selenić aurait sans conteste partagée : « Je crois que l’on ne saurait bien estimer la vie si on ne se base pas sur la mort. » Dans ses romans Selenić se base – et comment ! – sur la mort, et c’est pourquoi il exprime la vie avec autant de force. Sa voix s’entend, certes, encore insuffisamment parmi les voix de ceux qui, à la fin du XXe siècle, renouvellent les littératures épuisées des grands peuples européens. L’Union européenne rassemble les États européens, et les grandes littératures européennes des écrivains non européens. Les critiques littéraires français appellent ce phénomène le métissage. De nombreuses voix qui, aujourd’hui, résonnent puissamment sous les cieux de la culture européenne appartiennent à des littératures peu connues jusqu’ici ou à des peuples en marge de l’Europe, ou à des nations des profondeurs d’autres continents, ou nous parviennent des enfers. Elles témoignent ainsi que tout enfer est particulier, qu’il fasse rage chez l’individu ou dans une communauté tout entière. L’enfer, font savoir ces voix, ce n’est pas les autres ; l’enfer, c’est nous-mêmes. L’Europe, curieusement, semble disposée à entendre ces messages. Selenić introduit dans la littérature européenne son histoire personnelle de notre enfer, et sa voix, je crois, portera toujours plus dans les temps qui viennent.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Inédit. Écrit en 2000.
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> Slobodan Selenićić
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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