Harita Wybrands

L'art comme antidote

Mileta Prodanović : Ultramarine, 2010


Prodanovic Ultramarin

 Ultramarine

Ultramarine est un roman original, érudit, d'un genre nouveau où se partagent les deux vocations de l'auteur : peintre et écrivain. Dans ce mélange de genres peu habituel, réside la richesse de ce texte au style tout à la fois poétique et âpre parfois jusqu'au sarcasme. Le talent de l'essayiste quelque peu nostalgique des grandes œuvres du passé rejoint le critique impitoyable d'une société en décomposition où toutes les valeurs sont piétinées par des idéologies corruptrices.

Au moins trois strates balisent cet ouvrage complexe et captivant : un récit quasi autobiographique (figure omniprésente du père) ; une plongée dans l'histoire tragique du délitement de ce qu’aura été la Yougoslavie ; des récits de voyages à travers l'Italie, à la découverte de la peinture renaissante italienne.

Le procédé narratif  se déroule à la manière d'un retour rétrospectif vers le passé. Le narrateur se donne pour tâche de vider l'atelier de son père décédé afin de libérer l'espace pour le nouvel occupant. A mesure qu'il classe les papiers accumulés émergent des croquis, des photos, des cartes postales, des lettres... – tout le trésor d'un passé enseveli qui, pour le fils, devenu adulte, ressurgit avec la vivacité poignante d'un "temps retrouvé" et que le roman cherche à reconstruire. Le voyage sera le noyau autour duquel s'organisent ces fragments du passé qui s'enchaînent dans une sorte de biographie tout à la fois du père et du fils. A partir du premier voyage "initiatique" où, enfant - dans la Yougoslavie de Tito - il part avec sa famille pour la première fois dans un pays étranger, l'Italie, jusqu'aux voyages ultérieurs où les mêmes lieux seront explorés par le jeune homme équipé d'un simple sac à dos, puis de l'homme adulte dont le regard enrichi par sa propre expérience ne quittera jamais les premières impressions.

La figure emblématique du père, une sorte d'ascète détaché du quotidien, dans sa foi naïve que la beauté peut sauver le monde, en premier lieu la beauté artistique – élevée au rang d'une valeur transcendante, quasi mystique – domine toutes les phases de la vie du narrateur. Dès ce premier voyage à jamais gravé dans la mémoire de l'enfant, le père est le guide infaillible qui conduit la famille en des lieux savamment choisis, où le touriste ne s'aventure pas nécessairement, afin de montrer telle ou telle œuvre de prédilection et où il s'impose en maître, connaisseur passionné, qui déchiffre les arcanes de l'art et ouvre à l'enfant des horizons qui vont laisser leurs traces dans tout ce qui sera vu et admiré plus tard, lorsque le fils devenu lui-même peintre, mais aussi et surtout écrivain, va dépasser le père vieillissant.

Au fil des souvenirs qui s'enchaînent, on passe d'un pays nommé la Yougoslavie, son relatif confort et ses anomalies (l'inflation du dinar qui fait que le quotidien Politika coûte plusieurs millions et dès le lendemain monte déjà à plusieurs milliards, le stockage des aliments par la population paniquée), à ce qui sera désormais la Serbie, avec tous les aléas et ravages de la guerre. On peut comparer deux mondes en apparence différents. Le narrateur, petit garçon, atteint d'une néphrite, maladie mortelle, après des mois passés à l'hôpital, partira en convalescence à la mer, en Croatie, où il sera soigné par des bonnes sœurs dont il ne comprendra pas bien la langue, puis ce séjour se prolongera en vacances dans le même lieu avec ses parents dans l'atmosphère chaleureuse des amis de son père. Plus tard les rapports entre les pays s’envenimeront.

La guerre fratricide introduit une brisure dans le monde idéal du père, un fatal affrontement avec cette réalité qu'il avait réussi si longtemps à ne pas voir. Mais elle le renvoie à présent brutalement vers d'autres époques, non seulement celle de sa propre jeunesse, mais celle de son père. Plus encore, la disparition tragique de ses amis du Kosovo où il avait travaillé le laisse accablé, démuni. Puis, vient le bombardement de Belgrade. Mais l'auteur inverse le regard sur les événements : ce ne sont pas les désordres sanglants qui doivent surprendre. C'est la paix qui repose sur les impostures des idéologies qui peut être considérée comme une exception.

C'est pourquoi maintenant nos sens aiguisés regardent le bateau en train de couler : la guerre dans laquelle on s'enlise a de nombreux commencements, et pendant que je suis assis avec mon père devant l'écran de la télévision, je me demande combien de fin elle aura, si elle peut encore en avoir, si tout cela n'est pas une guerre ininterrompue, entrecoupée par des périodes plus ou moins longues d'une paix apparente ; une guerre qui change de modalités, les types d'armement, les mensonges par lesquels on entraîne les gens dans l’une ou l’autre idéologie.

Ainsi les guerres actuelles s'expliquent par les guerres précédentes, par les bases idéologiques branlantes qui ont conforté les régimes. Ce regard décapant, non dénué de cynisme, est celui du fils qui désormais doit protéger le père mal adapté, impuissant, qui baisse les bras sous le fléau rugissant des criminels qui commettent leurs crimes au nom de tous.

Mais il faut revenir sur l'objet principal de ce livre : l'art comme antidote, l'art, avec son pouvoir magique de cicatriser les blessures de la réalité. C'est le message principal de ce texte. Et ce sont les voyages qui accordent ce privilège : Sienne, Florence, Ravenne, Assise, Arezzo, Urbino, Cortone, Orvietto etc, Fra Angelico, Giotto, Duccio, Piero della Francesca, Mazaccio, Signorelli... Les œuvres sont examinées minutieusement, d'innombrables histoires s'entrelacent : les conditions qui entourent la production des toiles, les personnages représentés, des détails peu connus de la vie des saints, les circonstances historiques, les guerres, les calamités, enfin, les difficiles techniques de la fabrication du bleu, la couleur la plus tardive dans la peinture européenne. Ce pigment, cette rare et précieuse couleur bleue (que les Grecs ignoraient) n'étant parvenu en Europe qu'au douzième siècle par la voie de la soie, était d'autant plus apprécié qu'il venait de l'autre côté de la mer, d'où son appellation bleu d'outre-mer. Couleur sublime qui drape la Vierge, qui unit ciel et mer dans un  horizon de lumière diffuse. La  prédilection quasi mystique du père pour cette couleur explique le titre de cet ouvrage.

Cette couleur pure, transparente, évoque l'infini  vacillant, rappelle ce moment délicat entre le jour et la nuit, l'hésitation de l'homme entre la vie et la mort...

Bref, le roman se déroule entre l'atelier du père, l'escapade permanente dans le passé, l'amalgame de l'histoire du narrateur et de sa famille et de l'Histoire qui, qu’on le veuille ou non, s'immisce dans les destins, dans ce cas précis avec toutes les implications mortifiantes de la guerre fratricide.

Enfin, détail important, dans le roman Ultramarine sont intégrées des illustrations. L’élément pictural complète le texte, le déchiffre à sa manière par un autre mode d’expression : tableaux de la Renaissance, aquarelles du père et photos de l’auteur…


Date de publication : novembre 2018

> Mileta Prodanović

A lire :

> Extrait de l'Ultramarine 

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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