Vesna Elez

Faculté de Philologie / Université de Belgrade

 

Les affinités électives :
Crnjanski
[1] et Flaubert, une source possible du poème « La vie »

 

Gustave flaubert  Crnjanski Serbica 
                  Gustave Flaubert                                            Miloš Crnjanski              

 

 

Résumé : Miloš Crnjanski admirait Gustave Flaubert en voyant en lui le fondateur de la prose moderne. Son appréciation de Novembre est bien connue : Crnjanski vante les mérites formels, narratifs et poétiques dans son essai consacré à cette œuvre de jeunesse de l’écrivain français. Son analyse révèle l’intérêt particulier que le poète serbe attache au procédé qui l’a inspiré pour Le journal de Tcharnoïevitch. Un autre ouvrage de Flaubert a également suscité la fascination de Crnjanski, à savoir le roman Salammbô. En 1933, Crnjanski dresse un bel aperçu du style de Flaubert, très bien informé. Je me propose de montrer que Crnjanski faisait preuve d’une excellente connaissance des textes flaubertiens – quelques lignes de Flaubert ont sans doute inspiré l’écriture de son poème « La vie ».

Mots-clés : Flaubert, Crnjanski, sumatrisme, Novembre, Salammbô

 

Fasciné par Flaubert depuis sa jeunesse, Miloš Crnjanski lui rend hommage dans ses Essais comme dans son œuvre poétique et romanesque. Éparpillées parmi les vers de ses plus beaux poèmes et intégrées dans les phrases de son roman lyrique, Le Journal de Tcharnoïevitch, les références à Novembre confirment l’influence de l’écrivain français ainsi qu’une profonde affinité.

Ayant analysé par ailleurs le procédé du Journal de Tcharnoïevitch et sa parenté avec la stratégie narrative de Novembre[2],  je voudrais revenir ici sur quelques aspects clés de l’œuvre flaubertienne qui ont inspiré le poète serbe et peut-être donné forme au concept de sumatrisme.

Flaubert dans les Essais de Crnjanski

Écrit en 1920, l’essai dédié à Novembre montre la reconnaissance à l’œuvre-modèle du maître français. Pour Crnjanski, Novembre dépasse largement la portée d’une œuvre de jeunesse devenue posthume – c’est un journal. Crnjanski souligne son originalité et sa nouveauté. Malgré l’évidence des influences littéraires et romantiques, il insiste sur l’authenticité, sur la transposition des choses profondément ressenties, met en relief « l’âme mise à nu », puisque « c’est ce qu’il y a de plus précieux en littérature[3] ». D’après lui, Flaubert a créé un nouvel individu[4]. Qui est cet homme ? Pour Crnjanski, c’est l’homme à qui « le monde entier appartient » :

Le passé et la distance se perdent en lui. Tout ce qui est survenu depuis des siècles est à lui. Sa douleur touche à toutes les souffrances du monde ; il n’a plus de patrie, tous les paysages l’attristent par leurs horizons sombres. Ayant goûté au voyage et à la mer, il sait que ni les lois, ni les frontières, ni la distance ne sont en mesure d’arrêter le brouillard lugubre qui se répand sur toute chose humaine. Le travail, toutes les professions, le réel, la vie, tout cela n’a plus de sens ni de pouvoir devant une tristesse mystérieuse qui réside dans la nature, éternelle et inéluctable.[5]

Pourquoi la description de cet homme est-elle pertinente ? Elle nous livre le précurseur du sujet lyrique de Crnjanski, le sujet sumatriste, comme nous le verrons ultérieurement. L’essai sur Novembre a été écrit la même année que son célèbre poème Sumatra. Le poète serbe voyait dans l’ouvrage de Flaubert le germe de sa propre quête et, dans les deux narrateurs de Novembre, son propre besoin de dédoublement, d’ironie, de repli sur soi et sur toutes ses identités ressenties et vécues. Plusieurs traits rappellent les composantes poétiques que Crnjanski mettra en œuvre dans sa poésie et dans ses romans lyriques : l’universalité, les correspondances baudelairiennes, les horizons lointains, et notamment les liens inextricables entre les souffrances individuelles. Par-delà cette nouvelle perspective, une place particulière appartient à l’exotisme.

Le second essai consacré à Flaubert, rédigé en 1933, porte sur Salammbô. À quel point Crnjanski s’est intéressé au style de ce roman d’allure décadente étonne. Publié en 1862, il n’a cessé d’inspirer la postérité, bien que sa réception en France n’ait pas toujours été bienveillante et affirmative. L’auteur du Journal de Tcharnoïevitch a choisi d’écrire sur deux ouvrages particuliers du romancier français où l’exotisme joue un rôle crucial. La connaissance de l’œuvre flaubertienne lui permet de dresser une belle synthèse : « Un Romantique, au meilleur sens du terme, Flaubert avait sa propre conception du travail littéraire[6]. » Par son attachement inconditionnel à la littérature, Flaubert préserve un fond romantique tout en observant les mœurs contemporaines : « En véritable romantique, il a renoncé à tout pour se consacrer à son travail littéraire en se torturant par l’écriture comme un moine du Moyen Âge par ses prières, mais il était aussi un réaliste amer et l’écrivain de la mélancolie provinciale française[7]. » Une sorte d’évasion dans le rêve et dans le mirage rapproche ces deux écrivains :

Il est évident maintenant que chacun de ses romans représentait un effort quasi insensé pour remplacer la réalité par le rêve, mais par un rêve qui semble plus réel que les objets et les évènements qui nous entourent. Que chacun de ses romans possédait ce pouvoir occulte, vampirique, qui, depuis l’Odyssée, entraînait, en les brisant, les lecteurs de romans, de vrais romans, vers le monde, vers l’instabilité et le suicide.[8]

Les écrivains de prédilection, toutes époques confondues, ont donc ce pouvoir magnétique qui nous attire vers l’abîme, vers la mélancolie. Il est significatif que l’Odyssée, paradigme de l’aventure et de l’exil, métaphore de l’apprentissage de la vie et de l’expérience initiatique, du retour du guerrier, figure dans cette citation en tant que précurseur des « vrais romans ». Le premier recueil poétique de Crnjanski, publié en 1919, porte un titre analogue, La lyrique dIthaque. Quarante ans plus tard paraîtra Ithaque. Poèmes et commentaires, où le poète, dans une parenthèse en prose, livre les détails de son inspiration ou la genèse de ces pièces.

Pour Crnjanski, Salammbô abrite l’ébauche du sumatrisme avant la lettre, représentant une projection poétique sur le paysage oriental et sur les contrées antiques peu connues :

En effet, Salammbô est un magnifique récit de voyage dans le nord des rivages africains, curieusement plastique, où le rêve et la réalité se confondent. […]

Il s’est trouvé devant le désert infini où Carthage, tel un mirage, planait au-dessus. Il était seul, face à l’Afrique. […]

La description de Carthage n’est point archéologique, mais ardente et envoûtante, absolument moderne, comme si elle se référait à une ville marocaine blanche, au clair de la lune.[9]

Crnjanski, conscient de l’importance décisive de la traduction qui devrait transmettre la richesse sonore et suggestive du monde exotique d’antan, conclut : « Traduire Salammbô de Flaubert, c’est traduire la musique des chœurs antiques des temples africains, le bruit de la mer, la voix lointaine et dolente des déserts algériens ainsi que les chuchotements des danseuses numides[10]. »

Le thème privilégié qui renforce le lien symbolique entre l’univers poétique de Crnjanski et cet ouvrage flaubertien est celui de la Lune. Ajouté à ceux du pont, de l’arc et du ciel – que l’on retrouve dans les plus belles pièces de l’écrivain serbe – il constitue le registre quintessentiel de son lyrisme le plus haut.

Salammbô est dévouée à sa déesse Tanit, la divinité lunaire, étant elle-même identifiée à la lune à plusieurs reprises dans le roman. L’incarnation du principe féminin, de la fécondité, mais aussi du mystère et de l’obscurité, la Lune se trouve au cœur du roman de Flaubert et à l’épicentre de l’œuvre de Crnjanski :

Par-delà toutes les données extraordinaires et exactes de l’archéologie tunisienne, disséminées tout au long du roman, en vrai Romantique, Salammbô l’a ensorcelé en tant que Lune, au premier chef. […] Un hymne à la Lune, douloureux, délirant, sémitique lui a servi de prétexte pour écrire le roman.[11]

Se réclamant de la plus belle tradition littéraire, Crnjanski reviendra sur le motif de la Lune, sur la proximité de la mort, sur l’exotisme en tant que projection spatiale d’une profonde affectivité.

« Ce sumatrisme n’est qu’un romantisme rebattu »

En poésie comme en prose, les jeunes auteurs se heurtent à la même question depuis Baudelaire : comment trouver, dire et articuler le nouveau ? Crnjanski est devenu le chef de file de la nouvelle génération des poètes serbes qui refusait de s’appuyer sur les acquis de leurs prédécesseurs. Revendiquant et mettant en œuvre un nouveau rythme, le vers libre[12], une nouvelle forme, une nouvelle expression, il signe quelques textes fondateurs de cette nouvelle poétique, dont le poème Sumatra (1920), accompagné d’une explication, « Pour le vers libre », paru dans le journal Misao [La pensée] (1922) et « Notre poésie lyrique », publié dans L’Almanach de Branko Radičević (1924).

D’un ton exclamatif, propre aux manifestes littéraires, Crnjanski expose son credo poétique dans l’explication de Sumatra, en réponse à l’invitation de Bogdan Popović, rédacteur en chef du journal littéraire phare, le Srpski književni glasnik [Voix littéraire serbe]. Il y explique cette nouvelle sensibilité lyrique qui ne représente pas un artifice littéraire en vogue, mais la nécessité et l’urgence d’exprimer l’impact des sensations et des émotions saisies à vif, profondément vécues et ressenties.

La figure d’Ulysse n’est pas un masque conventionnel du jeune poète, mais le véritable destin d’un expatrié et du guerrier désabusé. Né en 1893 à Csongrad, ville hongroise, dans une famille serbe, Crnjanski a été enrôlé dans l’armée austro-hongroise pendant la Grande Guerre. Participant aux batailles sur le front de l’Est, il a été blessé et soigné, en proie qu’il était aux fièvres et aux hallucinations. Ces expériences ont été transposées dans le Journal de Tcharnoïevitch, par le biais du narrateur et de ses doubles. Le retentissement de ces événements traumatiques l’a hanté sa vie durant et a imprégné ses poèmes après la guerre. Ayant assisté aux affres du champ de bataille où il a frôlé la mort, ayant témoigné de la destruction, du meurtre et des images apocalyptiques, Crnjanski prête à ses sujets lyriques les débris de sa propre personnalité ainsi que les effets de ses propres bouleversements. La stabilité de ce sujet éclate, sa conscience se perd dans les morceaux et dans les bribes, et par souvenir, par analogie, cherche à transcender le traumatisme, l’omniprésence de la mort et l’absurde. Le changement subi est irréversible, il est violemment transformé pour de bon. C’est le fond vécu de la nouvelle sensibilité poétique :

Partout aujourd’hui, on sent que des milliers et des milliers d’hommes ont côtoyé les cadavres et les ruines, ont erré à travers le monde et sont rentrés chez eux, à la recherche des pensées, des lois et de la vie de jadis. De la vieille littérature familière, des confortables sensations connues, des pensées élucidées. La poésie lyrique des éternelles et sempiternelles métaphores, ces chers vers de mirliton, ces images de chrysanthèmes, qui fleurissaient dans les feuilletons du dimanche. Mais, de nouvelles idées sont nées, de nouveaux élans, de nouvelles lois, de nouvelles morales ! Il est possible d’être contre nous, mais vain de s’élever contre nos thèmes et nos objectifs ![13]

La nouvelle prosodie « est une danseuse exaltée qui exécute ses gestes dans l’extase », les poètes novateurs tentent de « faire prendre conscience de ces nouveaux éléments dans l’amour, la passion ou la douleur[14] ». Toutefois, ce ton triomphant rappelle la rhétorique des manifestes littéraires. Crnjanski change de registre dès qu’il aborde l’explication de son poème Sumatra : « Sans polémiquer sur la versification, je me contenterai de raconter comment on en arrive à de poétiques et hypermodernistes balbutiements, tels que Sumatra[15]. »

En guise de commentaire, le poète raconte ses propres bouleversements. Il y expose l’avènement du sumatrisme, désormais sa façon de vivre et d’écrire. Représentant un réseau d’analogies et de dédoublements lyriques, le sumatrisme parcourt le globe en cherchant à unir ou à lier les phénomènes, à substituer les images, les émotions et les sensations, vues ou éprouvées, par leurs doubles lointains parfois inattendus ou peu probables.    

Deux moments ont été décisifs pour la création de ce réseau d’associations : d’abord la guerre et son exotisme forcé, et la prise de conscience pour Crnjanski, « d’un immense changement dans le monde », puis l’apparition à ses yeux de « liens jusqu’alors inobservés ». L’histoire du chaos de la guerre, des ruptures, des départs vers l’autre bout du monde le conditionne, ainsi que l’histoire d’un ami, décrivant les montagnes enneigées de l’Oural, « où il avait passé un an de captivité[16] ». L’angoisse et les bouleversements se transforment en une espèce de nirvana, où il règne, peut-être, une causalité consolatrice : « Pour ces îles lointaines, où se passe ce que, peut-être, nous avons provoqué » :

Mais au fond de mon âme, malgré toute ma réticence à l’admettre, je sentais poindre un amour immense pour ces lointaines montagnes, ces forêts enneigées, et même jusque là-bas, pour ces mers glacées. Pour ces îles lointaines, où se passe ce que, peut-être, nous avons provoqué. Je m’étais affranchi de la peur de la mort, des liens avec mon entourage. Comme dans une folle hallucination, je m’élevais dans l’immensité de ces brumes matinales, pour étendre la main et caresser le lointain Oural, et les mers indiennes où s’était enfui, aussi, le teint vermeil de mon visage. Pour caresser les îles, les amours, les amants, les silhouettes pâles. Et tout cet enchevêtrement se métamorphosa en une paix immense, en une consolation infinie.[17]

Le sumatrisme, ce lyrisme affectif, est né d’une hypersensibilité et d’une sensualité à fleur de peau, d’une douleur hypertrophiée. La sensualité dans les plus beaux poèmes de Crnjanski se transforme en spiritualité, raffinée par la blancheur de la glace et sublimée par l’innocence de la neige. Le désir de s’affranchir de tout poids corporel reflète aussi ce besoin de lévitation et d’élévation. Le sumatrisme est une quête de sens, il représente le refus de l’absurde et du contingent. L’affectif qui se dirige vers la nature comme vers un être aimé retient son fond romantique, épuré par le désenchantement et le désespoir face à la destruction et à la mort.

Crnjanski introduit le paysage mouvant dans la littérature serbe, comme le fait remarquer à juste titre Novica Petković[18]. Dans Sumatra, le statut de ce paysage est renforcé par la pertinence du syntagme « de la main[19] », qui nous paraît pléonastique au premier abord : « Et tendrement, de la main, nous caressons / les collines lointaines et les neiges des monts[20] ». Néanmoins, il ne s’agit pas d’une simple redondance, puisqu’il est légitime de caresser les montagnes du regard. Je crois que cette scène tire son origine de l’expérience hallucinatoire, qui nous échappe grâce à la sérénité qui l’enveloppe : caresser les monts, traverser l’espace et se rapprocher du sommet est une image vue dans un rêve ou visualisée lors d’une hallucination. Souvent associée à l’expressionisme, la poésie de Crnjanski instaure un nouvel ordre syntaxique et un nouveau régime spatio-temporel.

Dans l’un de ses commentaires sur ses impressions de Paris, Crnjanski note : « Je profère que la vie est invisible, qu’elle échappe à notre pouvoir, là-haut, ‘dans les cieux’. On me rétorquera : ‘Mais cela a déjà été dit, ce sumatrisme n’est qu’un romantisme rebattu’[21]. » La remarque est en effet exacte. En 1919, analysant le recueil lyrique Ex Ponto d’Ivo Andrić, Crnjanski évoque les poètes de sa génération, dits éthéristes, dont l’ancêtre est Baudelaire – ils acceptent son intuition relative aux correspondances secrètes, aux analogies rendues intelligibles par l’imagination des poètes[22].

D’origine romantique, la même inspiration se trouve dans Novembre de Flaubert, l’ouvrage que Crnjanski connaissait à merveille, où le protagoniste, un jeune homme mélancolique, cherche à soigner son mal de vivre en se tournant vers la beauté du paysage qui l’entoure, mais également vers l’irrésistible splendeur des pays exotiques. Flaubert évoque les lieux communs romantiques de l’attrait oriental dont le protagoniste rêve afin de transcender son Weltschmerz : le soleil d’Afrique, les tigres, le désert, l’Inde, la Chine, la Méditerranée, la Grèce, la Sicile et l’Andalousie. Crnjanski préfère la beauté discrète de Sumatra, l’Asie moins connue.

Néanmoins, le protagoniste de Novembre rêve aussi d’un autre registre, moins ardent et moins typique, mais très semblable à celui de Crnjanski, à la lumière de l’Hyperborée, à la blancheur de l’Oural. C’est le royaume de la neige et de la glace :

Que les torrents de Norvège me couvrent de leur mousse ! que la neige de Sibérie, qui tombe tassée, couvre mon chemin ! Oh ! voyager, voyager, ne jamais s’arrêter, et, dans cette valse immense, tout voir apparaître et passer, jusqu’à ce que la peau vous crève et que le sang jaillisse ![23]

Le sumatrisme, calme et serein, n’a rien de la ferveur du protagoniste flaubertien, mais relève des mêmes images ainsi que de la proximité de la mort. La neige et la glace, la hauteur des montagnes et la distance de ces régions symbolisent l’absolu sumatriste de Crnjanski[24]. L’ironie, que Crnjanski apprendra aussi de Novembre, deviendra évidente dans Le Journal de Tcharnoïevitch. Les poèmes préservent le rythme de l’ascension vers le sublime et le lien reconnaissable avec les images flaubertiennes, La vie en particulier.

La Lune, l’arc et le ciel. La vie

Les plus beaux poèmes de Crnjanski sont ceux où le sensoriel et le sensuel se transforment en sublime spiritualité, comme dans Mirages : « Ici-bas, je voudrais qu’en cette vie, sur moi se déverse un torrent / de tous les délices des sens, tel un lait odorant. / Une telle goutte, il me semble, unique et lointaine, resplendit / au-dessus du sable des déserts, des terres, et des mondes infinis[25]. »

J’ai déjà mis en relief les motifs fondateurs du pur lyrisme chez Crnjanski : la Lune, l’arc, le ciel. On les retrouve d’abord dans les poèmes suivants : Sumatra, La vie, Njegoš à Venise, ainsi que dans Stražilovo. La Lune et l’arc priment : « La nuit, nous nous éveillons en souriant / à la Lune et son arc d’argent » (Sumatra) ; « J’erre, encore svelte, avec l’arc d’argent » ; « Et, au lieu de saluer la Lune de Toscane » ; « de bondir comme la Lune, sur les versants déserts » ; « je plonge la barque de la Lune d’argent » ; « quand ici aussi, près de la Lune s’allume une étoile voisine [26] » (Stražilovo) ; « Sur la fenêtre luisait, tel l’arc tendu / de la Lune dans l’eau, jeune et jaune[27] » (Njegoš à Venise) ; « Je me souviens qu’il était, / au-dessus des eaux profondes, / blanc comme la Lune, / avec son arc fin et doux, / un beau pont (La vie). La lune et sa métonymie expressionniste, l’arc, se trouvent aussi dans les poèmes Grotesque (« Bâtissez un Temple / blanc comme un monastère. / Que s’y promène la Lune solitaire, / y pleurent la nuit et la paix[28] ») et Au ciel une faucille (« et au-dessus la Lune brille, telle une faucille[29] »).

Le leitmotiv de la Lune, notamment de la Lune reflétée dans l’eau, incarne la figure du double, omniprésente dans l’œuvre de Crnjanski[30]. Le dédoublement et le reflet, la Lune, l’eau et les cieux renvoient également à la contemplation dont l’issue est souvent mélancolique et élégiaque, comme dans le long poème Stražilovo, où le pressentiment apollinien de mort éclipse les images récurrentes qui évoquent les cerises et les vignes, jadis dionysiaques : « De longtemps, ce que des eaux et des nuages j’ai érigé, / sur les monts, je l’ai vu, s’est dispersé[31]. »

Dans la même veine, Novica Petković fait remarquer que ces images spéculaires ou renversées indiquent le dédoublement de sens, le passage du sens propre au sens figuré. Le paysage renversé reflète le sens disloqué. Il y détecte aussi le dédoublement du sujet lyrique. Le paysage à l’envers noyé dans l’eau n’est pas de bon augure : le dédoublement et le renversement apparaissent au moment où le sujet lyrique s’approche de la situation limite[32].

Le dédoublement concerne aussi les eaux : en Italie, l’Arno devient le double du Danube. Venise et la Toscane ont séduit Crnjanski. Ayant connu l’Italie où il était muté pendant la guerre, il appréciait la beauté de son littoral ainsi que la beauté artistique du pays de Michel-Ange, son maître préféré. Cette beauté le console, notamment dans le poème La vie, où le pont blanc rappelle celui du Rialto à Venise. Ce souvenir rassure le sujet lyrique. Associé à la Lune par le biais du motif de l’arc, le pont s’inscrit dans le registre des symboles privilégiés. L’arc accompagne le sujet lyrique de Stražilovo, qui, par ses attributs argentés, confirme son identité lunaire. Une autre affinité évoque le thème de la contemplation et de la mélancolie : celle entre le sujet lyrique de La vie et Njegoš (Njegoš à Venise), l’un des plus grands poètes de langue serbe. La nature féminine de la sensibilité et de la compassion réunit la Lune, Njegoš mourant et Homère : « Mais devant le destin de la triste Briséis / qui s’éveille à l’aube, les yeux pleins de ténèbres, / une lourde douleur tomba sur sa poitrine. […] Mais, tenant sa tête entre ses mains, / mourant, dans les larmes et la douleur, il pensa : / pour les yeux de l’épousée / de consolation il n’y a pas[33]. »

Si l’eau symbolise la tristesse dans ce poème, ce sont les nuages qui bouleversent le sujet lyrique dans La vie. Écrit en 1920 à Belgrade, ce poème rejoint Sumatra. Afin de mener à bien cette analyse, voici ma traduction de La vie :

ŽIVOT[34]                                                    LA VIE

Sve to ne zavisi od mene.                           Je n’y suis pour rien.
Setim se kako beše lep,                              Je me souviens qu’il était,
nad vodama dubokim nekim,                       au-dessus des eaux profondes,
kao Mesec beo,                                            blanc comme la Lune,
sa lukom tankim i mekim,                            avec son arc fin et doux,
jedan most.                                                  un beau pont.

I, vidiš, to, uteši me.                                      Et, vois-tu, cela me rassure.

Ne zavisi od mene.                                       Je n’y suis pour rien.

Dosta je da toga dana,                                  Il suffit que ce jour-là,
zemlja oko mene zamiriše preorana,           je sens l’odeur de la terre labourée,
ili da oblaci prolete,                                        ou que les nuages traversent le ciel,
malo niže,                                                      plus bas que d’habitude,
pa da me to potrese.                                     et je suis bouleversé.

Ne, ne od mene.                                            Non, je n’y suis pour rien.

Dosta će biti ako, jedne zime                        Il suffira si, un jour d’hiver,
iz vrta jednog zavejanog,                               d’une cour enneigée,
istrči neko ozeblo, tuđe, dete                         sort un enfant, inconnu,
i zagrli me.                                                     Et vient, en courant, m’embrasser.

La dernière strophe rappelle la fin de la première partie de Novembre:

Quelquefois je me figure arriver en Sicile, dans un petit village de pêcheurs, où toutes les barques ont des voiles latines. C’est le matin ; là, entre des corbeilles et des filets étendus, une fille du peuple est assise, elle a ses pieds nus, à son corset est un cordon d’or, comme les femmes des colonies grecques ; ses cheveux noirs, séparés en deux tresses, lui tombent jusqu’aux talons, elle se lève, secoue son tablier ; elle marche, et sa taille est robuste et souple à la fois, comme celle de la nymphe antique. Si j’étais aimé d’une telle femme ! une pauvre enfant ignorante qui ne saurait seulement pas lire, mais dont la voix serait si douce, quand elle me dirait, avec son accent sicilien : « Je t’aime ! reste ici[35] ! »

Le lien qui s’établit entre la dernière strophe de Crnjanski et la phrase de Flaubert est très significatif, étant donné que l’exclamation flaubertienne marque la clôture de la confession du protagoniste. Le second narrateur, à la troisième personne, reprendra le récit désormais et nous informera sur le décès du protagoniste. L’affection éprouvée dans les vers de Crnjanski et l’amour imaginaire du héros de Novembre témoignent du même besoin – celui de créer des alliances spontanées, reposant sur une affinité naturelle, sumatriste. Malgré les registres opposés (chez Flaubert, le soleil éclaire les couleurs vives du sud, tandis que Crnjanski privilégie l’ambiance hivernale), les rencontres respectives représentent le retour à l’innocence et à la pureté.

Chez Crnjanski, le sujet lyrique est sous l’emprise de sa propre sensibilité à laquelle il s’abandonne. Ému, déstabilisé, il vibre au gré de sa perception hyperaiguë[36]. Le désir d’être embrassé par un enfant inconnu, tremblant de froid, traduit le besoin d’une reconnaissance immédiate et muette.

L’homme de Crnjanski, comme nous avons pu le constater, garde quelques traits fondamentaux de l’homme flaubertien. Chez Crnjanski, il devient svelte, diaphane, languissant, tâchant de s’affranchir de tout poids corporel. Ainsi, il s’avère plus apollinien, s’ouvrant à la spiritualité, tout en restant au plus près de la mort. Tel un nouvel Ulysse, il projette ses bouleversements intérieurs sur les paysages exotiques en cherchant la sérénité et l’apaisement.


Bibliographie

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Crnjanski Miloš, Lirika, Beograd, Lausanne, Zadužbina Miloša Crnjanskog, Éditions L’Âge d’Homme, Beogradski izdavačko-grafički zavod, Srpska književna zadruga, 1993.

Crnjanski, Miloš, Lirika, Beograd, Prosveta, 1968.

Elez, Vesna, « Le journal et son double : Novembre de Gustave Flaubert et Le Journal de Tcharnoïevitch de Miloš Crnjanski », dans Penser l’autofiction : perspectives comparatistes. Preispitivanja : autofikcija u fokusu komparatistike, Adrijana Marčetić, Isabelle Grell et Dunja Dušanić (dir.), Beograd, Filološki fakultet, 2014, p. 113-121.

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Petković, Novica, Lirske epifanije Miloša Crnjanskog, Beograd, Srpska književna zadruga, 1996.

Petrov, Aleksandar, Poezija Crnjanskog i srpsko pesništvo, Beograd, Nolit, 1988.

Šutić, Miroslav, « Vizuelna percepcija u lirici Crnjanskog », dans Književno delo Miloša Crnjanskog, Predrag Palavestra et Svetlana Radulović (dir.), Beograd, BIGZ, 1972, p. 175-196.

Tsernianski, Milos, Ithaque. Poèmes et commentaires, traduit du serbe par Vladimir André Čejović et Anne Renoue, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1999.

Весна Елез

ИЗБОР ПО СРОДНОСТИ : ЦРЊАНСКИ, ФЛОБЕР И ПОТЕНЦИЈАЛНИ ИЗВОР ПЕСМЕ ЖИВОТ

Сажетак : Овај оглед треба да истакне утицај који је Гистав Флобер извршио на Милоша Црњанског. Црњански је одлично познавао Флоберов опус и посветио му је два есеја: први говори о Новембру, који је послужио као подстицај за лирски роман Дневник о Чарнојевићу, док је други посвећен роману Саламба. Поред претпоставке да је Флоберова љубав према егзотичном у неку руку претеча суматраизма Милоша Црњанског, поред истицања значаја лунарних мотива код оба писца, износи се хипотеза да је неколико реченица из Флоберовог Новембра послужило као инспира­ција за песму „Живот” Милоша Црњанског.

Кључне речи: Црњански, Флобер, суматраизам, Новембар, Саламба.

 

NOTES

[1] L’éditeur français des œuvres de Miloš Crnjanski, l’Âge d’Homme, emploie systématiquement la transcription française du nom de l’écrivain – Tsernianski, qui est respectée ici lors des citations de ses œuvres traduites en français.

[2] Vesna Elez, « Le journal et son double : Novembre de Gustave Flaubert et Le Journal de Tcharnoïevitch de Miloš Crnjanski », dans Penser l’autofiction : perspectives comparatistes. Preispitivanja : autofikcija u fokusu komparatistike, Adrijana Marčetić, Isabelle Grell et Dunja Dušanić (dir.), Beograd, Filološki fakultet, 2014, p. 113-121.

[3] Miloš Crnjanski, „Novi oblik romana“, dans Eseji, Beograd, Novi Sad, Zagreb, Sarajevo, Prosveta, Matica srpska, Mladost, Svjetlost, 1966, p. 148.

[4] Ibid., p. 149.

[5] Ibid. Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.

[6] Miloš Crnjanski, « Salamba », dans Eseji, op.cit., p. 163. Ma traduction.

[7] Ibid., p. 162.

[8] Ibid., p. 162-163.

[9] Miloš Crnjanski, Eseji, p. 167-171. 

[10] Ibid., p. 172.

[11] Ibid., p. 166-167.

[12] Novica Petković souligne que Crnjanski a hésité à rompre avec le vers traditionnel, bien qu’il ait écrit des pièces en vers libres. À son avis, la suppression du rythme au profit de la mélodie est le changement le plus pertinent. (Novica Petković, Lirske epifanije Miloša Crnjanskog, Beograd, Srpska književna zadruga, 1996, p. 56, 70). Pour sa part, Crnjanski rappelle que le retour au rythme est impératif, que le nouveau rythme devrait traduire l’intériorité, « le rythme exact des bouleversements de l’âme ». (Miloš Crnjanski, Lirika, Beograd, Prosveta, 1968, p. 124).

[13] Milos Tsernianski, Ithaque. Poèmes et commentaires, traduit du serbe par Vladimir André Čejović et Anne Renoue, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1999, p. 150.

[14] Ibid., p. 150-151.

[15] Ibid., p. 151.

[16] Milos Tsernianski, Ithaque, p. 153-154.

[17] Ibid., p. 154.

[18] Novica Petković, op. cit., p. 17.

[19] Ibid., p. 58.

[20] Milos Tsernianski, Ithaque,  p. 147.

[21] Ibid., p. 156.

[22] Novica Petković, op. cit., p. 126-127.

[23] Gustave Flaubert, Novembre, dans Œuvres de jeunesse, éd. Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 820.

[24] Voir Aleksandar Petrov, Poezija Crnjanskog i srpsko pesništvo, Beograd, Nolit, 1988, p. 72 : « La neige et la glace sumatristes sont donc le symbole de la totalité, de l’identité universelle et cosmique pressentie, annoncée par l’indéniable suggestivité des vers du poème Aux vents. »

[25] Milos Tsernianski, Ithaque, p. 222. Aleksandar Petrov soutient que Mirages sont, en quelque sorte, l’envers du sumatrisme. Cette pièce est, d’après lui, la négation du sumatrisme épuré, blanc et neigeux, vu qu’elle représente le retour à la sensualité (Aleksandar Petrov, op. cit., p. 80). Je crois que le poème Mirages ne nie pas le sumatrisme – au contraire, il incarne une sensualité parfaitement spiritualisée.

[26] Milos Tsernianski, Ithaque, p. 200-205.

[27] Ibid., p. 86.

[28] Ibid.,, p. 16.

[29] Ibid., p. 38.

[30] Voir Novica Petković, Lirske epifanije Miloša Crnjanskog, p. 95.

[31] Milos Tsernianski, Ithaque, p. 201.

[32] Novica Petković, op. cit., p. 91-92.

[33] Milos Tsernianski, Ithaque, p. 86.

[34] Miloš Crnjanski , Lirika, Beograd, Lausanne, Zadužbina Miloša Crnjanskog, Éditions L’Âge d’Homme, Beogradski izdavačko-grafički zavod, Srpska književna zadruga, 1993, p. 79.

[35] Gustave Flaubert, Novembre, op.cit., p. 821. Je souligne.

[36] Voir Miroslav Šutić, « Vizuelna percepcija u lirici Crnjanskog », dans Književno delo Miloša Crnjanskog, Predrag Palavestra et Svetlana Radulović (dir.), Beograd, BIGZ, 1972, p. 186 : « Crnjanski affirme que ses états intérieurs, c’est-à-dire ses états émotionnels et réflexifs, ne relèvent guère de lui. »

 

Date de publication : octobre 2019

 

DOSSIER SPÉCIAL : Les relations littéraires et culturelles franco-serbes dans le contexte européen

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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