Vaso Milinčević

Humour et satire dans Un individu suspect

Obradović by Uroš Predic

Au dire même de Branislav Nušić la comédie Un individu suspect a été écrite sous l’influence directe du Revizor de Gogol. Le manuscrit original, affirme l’écrivain, ne comportait pas la mention usuelle « Comédie en deux actes » mais « Gogoliade en deux actes ». Quoique ayant emprunté à Gogol l’idée de base, Nušić a composé une œuvre artistique originale et forte, étroitement liée à la Serbie et aux conditions qui alors y prévalaient. De même que Gogol dans le Revizor stigmatisait sans ménagement l’ensemble de la bureaucratie de province, par la satire Nušić s’en prend à la substance même du pouvoir dans un district frontalier, le capitaine de district et de petits fonctionnaires de police à travers qui il parodie, outre la bureaucratie provinciale, tout le système qui régit la Serbie des Obrenović. Bien que plus ouverte et plus acerbe que dans Le député [Narodni poslanik], la satire n’est certes pas aussi franche, sans ambages, aussi directe que chez, par exemple, Domanović. Imprégnée d’humour, voire d’une forte dose d’humour qui sourd inlassablement de chaque situation, quasiment de chaque parole, la satire est d’une clarté sans équivoque, compréhensible du spectateur ou du lecteur ordinaire, et dans les flèches décochées il n’est quasiment aucune substance susceptible de causer des dommages. Et ainsi, sur le ton de la plaisanterie, sans grand sérieux, Nušić met au jour des vérités déplaisantes, graves, dont l’effet est atténué dans la mesure où la situation elle-même l’atténue.

Vu les circonstances existantes, Nušić se devait de procéder de la sorte et dissimuler à tout le moins en apparence quelles étaient ses véritables idées et flèches empoisonnées ; par ailleurs, leur atténuation venait aussi de ce que, par nature, lui-même était davantage humoriste que satiriste sans compromission, et il est tout simplement impossible (dans cette comédie mais plus encore dans celles ultérieures) de séparer le Nušić qui dévoile du Nušić qui rit et fait rire les autres. Autrement dit, les éléments satirique et humoristique chez lui très souvent s’identifient, s’interpénètrent, procèdent l’un de l’autre. C’est là l’un des traits fondamentaux de Nušić satiriste et auteur de comédies, et bien qu’Un individu suspect repose sur le principe du quiproquo et des situations comiques, cette comédie possède parallèlement à sa forme bien adaptée à son sujet un puissant contenu qui contribue grandement à sa réussite artistique et son intérêt social et en fait l’une des œuvres majeures de Nušić.

À travers un capitaine de district et d’autres représentants du pouvoir, gratte-papiers et autres petits fonctionnaires dans l’exercice de leurs activités et dans leur vie familiale, à partir d’exemples vivants et marquants Nušić décrit l’atmosphère suffocante, insupportable, et la désuétude du milieu provincial de la Serbie de la fin du XIXe siècle. Il montre comment dans ces régions primitives, dans une mer morte et donc dans toute la Serbie, sont « éclairés et ennuagés » des primitifs et des pervers tels le capitaine Jerotije et le greffier Vića, ce, avec la bénédiction des hautes autorités. Mais Nušić, toujours enclin au rire et à la moquerie, se plaît à montrer leur esprit obtus et leur bêtise, leur négligence et inculture ; dans une suite de scènes comiques, il les met en situation de pouvoir eux-mêmes révéler leur nature et leur caractère. Imbéciles et bornés, ils prêtent donc d’emblée à rire, et vu les obligations qu’ils ont à accomplir (important est aussi le fait que chacun est risible à sa manière), ces bureaucrates ne sont en rien moins dangereux pour la société. Chacun est un vrai maître dans son « secteur » : le capitaine se voit promouvoir pour avoir arrêté des innocents qu’il fait passer pour des insurgés et des révolutionnaires ; Vića s’accapare une plus grande part du gâteau par le chantage ; Žika est un parfait « technicien » du droit et de la législation, et son « petit doigt » est le symbole de la corruption du pouvoir et de l’iniquité en Serbie.

Toute l’action de cette brillante comédie et par instants de féroce satire se développe de manière spontanée, dynamique, sans tension ni construction, tout comme le rire qui est ici débordant, spontané et vif. Ce rire tonitruant dont Nušić nous fait présent est à la fois sa vertu et sa faiblesse. Sentant la force irrésistible du rire, Nušić parfois en abuse, recourt avec excès à l’utilisation de mots d’esprit et de plaisanteries qu’il improvise inlassablement dans toutes les situations. Fort heureusement le rire est souvent de diverses natures dans Un individu suspect ; pensé et accordé avec l’idée de base de l’œuvre, il n’est pas le but en soi. C’est pourquoi cette comédie laisse une impression d’unité et possède une richesse intérieure, chose peu fréquente chez Nušić. L’humour n’est pas seulement le fruit du quiproquo, de l’intrigue et de la façon dont celle-ci se noue, mais les personnages sont aussi eux-mêmes amusants du fait de leur vitalité et de leur plasticité. En les sculptant Nušić, comme de règle, s’inspire d’exemples tirés directement de la réalité d’alors afin que les fonctionnaires de police, si la pièce devait être représentée au théâtre, puissent se reconnaitre dans les personnages ainsi montrés. Mais restreindre la signification de cette comédie à une seule période donnée serait une erreur. Comme Nušić l’a lui-même souligné dans un avant-propos, Un individu suspect comporte des « allusions qui n’ont pas pris une ride… car dans la bureaucratie de l’humanité toute entière, de tous les peuples et de toutes les races, certains éléments sont généraux et éternels… »


Traduit du serbe par Alain Cappon

> Extraits de la pièce


Date de publication : octobre 2022


Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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