Le Siècle / Vek (2000) - Aleksandar Gatalica

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Aleksandar Gatalica

 

A lire :

Des extraits de ce livre

L’art de la concision

 

 

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Emblématique par son titre, à l’instar des autres livres d’Aleksandar Gatalica (1964), le recueil Le Siècle est également unique du point de vue de sa thématique et de son rendu en matière de création. L’histoire enchaînée d’un siècle en voie de disparition et dans laquelle s’expriment les voix de 101 narrateurs est moins une réplique moderne des Mille et Une Nuits et davantage le récit cruel ou l’herbier narratif de ce que fut le siècle agonisant. Le paradoxe de cette succession de cent une histoires est que l’esprit du temps qui les matérialise leur confère une unité. Les nouvelles de ce recueil composent ainsi le roman virtuel de notre siècle. Son histoire commence en 1900, à l’Exposition universelle de Paris où disparaît mystérieusement Edouard Parmentier, « hélas impréparé à l’entrée dans le nouveau siècle, le XXe. »

L’énigmatique disparition de Parmentier perdu quelque part dans le temps est la matrice sémantique qui devient la formule de l’homme incarcéré dans l’histoire. Les héros des nouvelles de Gatalica sont à tous égards singuliers et laborieux dans la mesure où, de manière inconditionnelle, ils tentent d’échapper à leur propre destin. En bâtissant son récit sur un fait imaginaire et en plaçant en son centre des personnalités authentiques ou pseudo historiques, l’auteur pratique une anatomie littéraire, dissèque le XXe siècle afin, non pas d’en décrire l’assemblage mécanique mais, en archéologue de la littérature, d’en restaurer l’âme. En un mot, afin de montrer in vivo comment se constitue et existe dans l’histoire l’esprit d’un temps.

Avec ce matériau historique expérimental, Aleksandar Gatalica façonne une image du temps qui ne tient pas d’un daguerréotype mais est profilée en profondeur et tendue du voile historique de la vérité de l’auteur. Dans Le Siècle, chaque nouvelle possède une ligne solide quant à son sujet et à sa composition. Elle focalise un détail, une faille dans la destinée d’un personnage, et en tire une biographie complète. Cette logique narrative qui, sur une particularité, élève une verticale de la pensée et la construit de manière littéraire, permet à l’écrivain, tout en se cantonnant à la marge de l’histoire, de pénétrer en son centre. Mais dans le recueil, l’histoire n’a d’utilité que dans la mesure où le destin de l’individu peut s’affirmer, où l’on peut voir l’ombre que l’histoire projette sur l’homme.   

Les nouvelles d’Aleksandar Gatalica peignent donc le portrait intérieur de leurs héros et de leurs destins. Une certaine parenté dans l’art du conte nous renvoie à Maupassant, mais là où l’écrivain français était en quête de la vérité littérale de l’existence, Gatalica cherche la vérité dans son contraire, dans la mélancolie de la découverte et le sentiment ironique. De la même façon que, dans Conversation avec Goya, Ivo Andrić prend le pouls de la ville depuis sa périphérie considérant que cette dernière est « l’endroit le plus approprié au repos et à la réflexion », les thèmes traités dans Le Siècle le sont depuis les faubourgs de la vie et de l’histoire ; en deux, trois pages pour chacune des nouvelles, la vie est présentée avec davantage de densité que dans les grandes toiles épiques. Les thèmes principaux sont ici tirés de la marge de la vie. Les deux grandes guerres du XXe siècle ne sont vues que de manière détournée et, de ce fait précisément, évoquées de manière plus substantielle que si leur étaient consacrées des centaines de pages alignant les clichés de la fiction historiographique ou guerrière.

En conséquence, la marge sublime, délicate, rayonne ici d’une authentique plénitude littéraire. Par sa totalité, le recueil Le Siècle est un manège de cirque tragi-comique sur lequel tourne le temps ; un manège composé d’images marquantes, compactes et stratifiées, à la fois sentimentales et ironiques. Dans le livre de Borislav Pekić Sentimentalna povest Britanskog carstva (Histoire sentimentale de l’empire britannique), la teneur poétique du passé est perçue comme l’esprit de l’histoire. Cet esprit, au sens où l’entend Pekić, est « ce qui à jamais disparaît d’un événement quand celui-ci se retire dans le passé et qu’il n’en subsiste qu’une date creuse dans un temps indifférent ». La datation positive ne présente guère d’intérêt pour Aleksandar Gatalica, l’attire surtout le sens secret d’un événement grâce auquel l’esprit de l’histoire ou le contenu poétique du passé devient le support de la construction littéraire.

Le Siècle est par conséquent un livre d’une grande ambition et d’une haute tension créatrice. Avec les nouvelles les plus achevées, et elles sont légion, Aleksandar Gatalica pose un jalon au bord du chemin qui le mène dans le grand livre de la fiction serbe.

Petar Pijanović

Traduit du serbe par Alain Cappon

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