IVO ANDRIĆ – « Le Couronnement » À Stockholm
et son Écho en France
par
Milivoj Srebro
Ivo Andrić fut présenté relativement tard au public français. Lorsqu’on traduisit ses premiers livres en 1956, l’écrivain, déjà honoré dans son pays comme un classique vivant, avait soixante-quatre ans ! Certes, bien avant la publication de ses romans en France, son nom figurait ici et là, dans des articles panoramiques qui traitaient des lettres yougoslaves en général : Andrić y était dit « le maître reconnu de la prose yougoslave »[1] ou, encore, « le plus grand écrivain serbe actuel »[2]. Mais, à dire vrai, ce ne fut qu’en 1956 que les Français eurent l’occasion de découvrir ce romancier des Balkans. Cette année-là, précisément, deux grands romans d’Ivo Andrić virent le jour en France : Le Pont sur la Drina[3] et La Chronique de Travnik[4]. Curieux de découvrir des œuvres émanant d’un univers littéraire si différent du leur et, à travers elles, une jeune littérature dont, à l’époque, faute de traduction, ils ignoraient tout, les Français se montrèrent à la fois accueillants et prudents, adoptant en effet l’attitude qui sied habituellement face à l’inconnu. Sans véritables repères et sans vouloir courir le risque de trop se « mouiller », les plus circonspects des critiques se laissèrent guider dans leur lecture par les préfaciers, G. Luciani et C. Aveline, et se contentèrent de remarques générales sur l’écrivain et sur son œuvre. D’autres, plus audacieux et plus lucides, allèrent cependant plus loin, et ce, dès le début, en soulignant la puissance de cet auteur, à leurs yeux comparable aux grands écrivains slaves de l’époque.[5]
En ouvrant enfin ses portes à Andrić, la France ne fut ni le premier ni, heureusement, le dernier pays à découvrir le grand écrivain serbe. Traduit et apprécié d’abord en Europe de l’Est et en Allemagne avant d’être présenté au public français, Andrić se vit solliciter, dans la deuxième moitié des années cinquante, un peu partout dans le monde. Les traductions de ses œuvres se succédèrent et se multiplièrent également dans d’autres pays de l’Europe occidentale ainsi qu’en Scandinavie, aux États-Unis et même en Israël. Son œuvre maîtresse, Le Pont sur la Drina, fut, évidemment, la plus demandée : jusqu’en 1961 ce roman sera traduit en plus de vingt langues.[6] Cette ascension fulgurante d’Andrić sur la scène littéraire internationale ne pouvait pas, non plus, passer inaperçue en Suède, au sein de l’Académie royale qui décida, en 1961, de couronner ce succès international de l’écrivain par la plus haute distinction littéraire du monde : le 26 octobre 1961, Andrić fut donc officiellement proclamé cinquante-sixième lauréat du prix Nobel.
La consécration à Stockholm de l’auteur du Pont sur la Drina n’était pas, loin s’en faut, une surprise pour les connaisseurs. Ivo Andrić était proposé pour l’attribution du prix Nobel de littérature depuis 1958 et, deux ans plus tard, il avait failli devancer Saint-John Perse, lauréat en 1960. Le public lettré français, par ailleurs, avait été averti à temps par Kjell Strömberg, ancien conseiller culturel à l’Ambassade de Suède à Paris. Dans un article publié dans Le Figaro littéraire quelques jours avant l’attribution du Prix Nobel, Strömberg, évidement bien au fait des délibérations, faisait un pronostic sans faille : malgré une concurrence rude, et en dépit du renom international de plusieurs candidats occidentaux, tels Graham Greene, Lawrence Durrel, John Steinbeck et Alberto Moravia, il faisait d’Ivo Andrić son favori unique[7]. Une semaine plus tard, son pronostic devait être effectivement confirmé par l’Académie suédoise.
Le triomphe d’Andrić à Stockholm fut accueilli en France sans grande pompe mais avec chaleur et sympathie. À l’annonce de la nouvelle, plusieurs journaux réagirent aussitôt en publiant un bref portrait du lauréat et de son œuvre, des extraits du communiqué officiel du Comité Nobel ou, encore, les déclarations et impressions de l’écrivain recueillies à chaud à Belgrade où la nouvelle s’était répandue « avec la rapidité de l’éclair ». Quelques personnalités françaises, amis d’Andrić, tels Claude Aveline et Jean Cassou, se manifestèrent aussi pour exprimer publiquement leurs sympathies à l’écrivain honoré. Des grands quotidiens, Le Monde et L’Aurore consacrèrent le plus de place à l’événement. Ainsi, Le Monde publia deux courts reportages de ses correspondants à Stockholm et à Belgrade et un grand article d’Alain Bosquet, à l’époque jeune critique d’avant-garde.[8]
Fin connaisseur des littératures de la Yougoslavie de l’époque, Bosquet fit un survol rapide de l’œuvre d’Ivo Andrić tout en essayant d’en dégager les traits principaux en comparant, d’une part, Andrić et les écrivains de son pays, et, d’autre part, le tout récent prix Nobel et les grands écrivains européens. Ce qui distingue « ce grand érudit, ce bel historien, ce parfait diplomate » de ses compatriotes dont le tempérament emporté est si proche « des passions de ce siècle », est en premier lieu, et au dire du critique, son « sens du réel et de la proportion », son « objectivité dans le détail », son refus catégorique « de la surenchère ». Bref, avec la « sobriété » et l’« élégance » que lui reconnaissent la Scandinavie et l’Europe occidentale, conclut Bosauet, Andrić se présente comme le plus européen des écrivains yougoslaves.
Si Le Monde fit appel à un spécialiste pour commenter l’attribution du prix Nobel, L’Aurore choisit, en revanche, une manière peu commune de présenter le nouveau lauréat. En quête de nouvelles qui font l’actualité et de personnalités originales, le grand quotidien boulevardier tenta, nous semble-t-il, un coup qui frôlait le sensationnalisme. Dans un article dont le titre déjà sautait aux yeux – « Le Yougoslave Ivo Andric ‘Nobel de littérature’ à 70 ans avait préparé, à 18 ans, l’attentat de Sarajevo »[9] – le journaliste, Gilbert Ganne, donne libre cours à son imagination en brossant un portrait d’Ivo Andrić quelque peu fantaisiste. Sans tenir compte de la vraie nature de l’écrivain, plutôt introvertie et pudique, Ganne essaie à tout prix de faire passer le romancier serbe pour un aventurier, une « sorte de condottiere d’Europe centrale » ou, au moins, pour un « écrivain d’action » qui, « par sa présence sur quelques théâtres où s’est joué le sort du monde », rappelle André Malraux. Pour illustrer ses observations, le journaliste ne se contente pas d’évoquer simplement l’appartenance d’Andrić à l’organisation révolutionnaire « Jeune Bosnie » qui, effectivement, avait préparé l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand. Poussé par son imagination débridée, Ganne laisse ses lecteurs croire, sans donner pour autant d’explication pertinente, que l’écrivain fut mêlé aussi à l’assassinat du roi Alexandre et de Louis Barthou à Marseille en 1934 ! En réalité, cet assassinat avait été perpétré par les extrémistes croates, oustachis, alors qu’Andrić accomplissait en toute loyauté sa mission diplomatique à Rome.
Le vrai visage d’Andrić : un homme pudique, un érudit discret et un artiste passionné
La haute distinction décernée à Ivo Andrić en Suède trouva également un écho dans quelques prestigieuses revues littéraires. Ainsi, Les Nouvelles littéraires qui, auparavant, avaient loué à deux reprises le romancier serbe, publièrent à cette occasion la nouvelle « Le Pont sur la Jépa », une brève interview de l’écrivain et un article-portrait rédigé par Henri Boissin, ancien professeur à l’École des langues orientales. En somme, cette revue présenta le lauréat avec beaucoup de respect et de sympathie. C’est « un grand maître narrateur », en même temps « le Tolstoï et le Balzac de la Yougoslavie » qui se distingue par « un style calme et classique », remarque Agathe Tchourtchitch dans l’interview avant de laisser la parole à l’écrivain.[10] Henri Boissin, quant à lui, insiste surtout sur la passion d’Andrić pour la Bosnie, son passé et ses traditions riches en couleurs.[11] Mais si l’écrivain reste obsédé par ce « microcosme » bosniaque, il réussit à montrer les « problèmes éternels » de l’homme, sans concession aucune sur le plan esthétique, remarque Boissin : son microcosme se présente, en fait, comme « une vaste fresque dont il polit chaque tableau, soignant aussi bien la psychologie des personnages que le décor lui-même ». À l’exemple de quelques autres critiques français qui s’interrogèrent sur la philosophie d’Andrić, sur sa vision de l’homme et de l’histoire qui leur paraissait pessimiste, Boissin s’est également penché sur cette question. S’il est vrai qu’on retrouve « quelque chose de gris et de triste » dans l’art de cet écrivain, s’il est vrai qu’il s’est laissé « imprégner » par cette atmosphère lourde d’une Bosnie asphyxiée par « les injustices sociales », Andrić « n’est rien moins que pessimiste », conclut Boissin, car il est avant tout imprégné d’une inébranlable « foi en l’homme ».
Le Figaro littéraire se montra, lui aussi, très favorable au nouveau Prix Nobel ; à l’annonce de la nouvelle de Stockholm, il dépêcha même son envoyé spécial, George Adam, à Belgrade pour rencontrer l’écrivain[12]. Dans une longue interview, soignée et respectueuse de l’interlocuteur, le lecteur français put, enfin, découvrir le vrai visage d’Andrić, celui de l’homme mais aussi celui de l’écrivain, qui contraste fort bien avec le portrait fantaisiste brossé par L’Aurore. Ravi par l’accueil généreux que lui fit son hôte, une personne qui « rayonne de chaleur et de bonté », Adam tint à faire d’abord l’éloge de la modestie personnelle et des qualités humaines de l’écrivain. « C’est peu de dire que la gloire du prix Nobel ne lui est en rien montée à la tête », constate-t-il avant de préciser : tandis que Belgrade célèbre avec pompe l’attribution du prix comme un hommage rendu à un pays entier, Andrić, quant à lui, « semble, au contraire, plus enfermé que jamais dans une modestie qu’on a déjà eu l’occasion, à Belgrade, de vanter à plusieurs reprises ». Au fil de la conversation, le lecteur découvrira, tour à tour, un homme pudique et quelque peu fragile qui « brûle, mais cache sa flamme », un érudit extrêmement cultivé qui retient mal l’admiration qu’il voue aux classiques français (les livres français occupent « la place d’honneur sur les rayons de sa bibliothèque », remarque le journaliste), et, enfin, un artiste passionné traversé par les doutes et voué à sa mission littéraire jusqu’à l’abnégation. Ce dernier Andrić, l’artiste, dut sans doute paraître, aux yeux des lecteurs, le plus émouvant. Surtout quand, surmontant sa pudeur, il avoua ses obsessions, celles qui doivent, d’ailleurs, hanter chaque véritable écrivain : un doute permanent qui ne laisse aucune place à l’orgueil, la peur de la page blanche ou, encore, la crainte de ne pouvoir être à la hauteur de sa mission d’écrivain.[13] Enfin, le journaliste offrit à Andrić l’occasion de s’exprimer en personne sur la question de son pessimisme présumé en évoquant les scènes de cruauté et d’horreur dans ses livres. En se prêtant au jeu, l’écrivain releva le défi. Sans nier que le tableau peint dans ses œuvres est parfois noir, « jusque dans le sens allégorique qui s’y trouve », il expliqua qu’en réalité il y avait « toujours dans ce tableau un point lumineux qui suggère une issue », preuve qu’il était un pessimiste, s’il faut malgré tout accepter ce terme, mais au visage « tourné vers la vie ».
Dans le même numéro, Le Figaro littéraire fit également appel à Claude Aveline qui joua « les prophètes » dans son introduction à La Chronique de Travnik. C’est à cette occasion que celui-ci osa placer l’œuvre d’un écrivain alors complètement inconnu en France « au premier rang de la littérature mondiale contemporaine ». En évoquant ses souvenirs sur Andrić, Aveline, en quelque sorte, confirma la justesse des propos de l’écrivain recueillis par G. Adam. C’est un homme « discret, secret, d’une extrême courtoisie », souligna-t-il avant de conclure : il « m’avait séduit dès le premier abord, car il était manifeste que sa manière dissimulait une grande richesse ».[14] Enfin, la semaine suivante, la même revue publia une nouvelle inédite d’Andrić, « Drame à Olouïak », réaffirmant ainsi son attachement au nouveau Nobel, attachement qui, malheureusement, sera quelque peu terni un an plus tard, à l’occasion de la sortie de La Cour maudite.
« Un prodigieux créateur de types »
Le triomphe d’Andrić à Stockholm ne fut bien sûr pas remarqué uniquement en France. Du fait du prestige du prix Nobel, de sa réputation à l’échelle mondiale, ce succès eut naturellement un écho partout dans le monde, dans les journaux et périodiques littéraires mais aussi auprès des éditeurs. Durant l’année qui suivit l’attribution du Prix, l’écrivain vit paraître ses œuvres pour la première fois en arabe, grec, turc, islandais... Dans les pays qui l’avaient découvert auparavant, on réédita ses livres déjà publiés et on en traduisit de nouveaux. En Allemagne et en Italie, par exemple, Le Pont sur la Drina fit l’objet de plusieurs rééditions jusqu’à la fin de 1962.[15] Portés par ce nouvel enthousiasme, les éditeurs français participèrent, eux aussi, à la promotion du nouveau Nobel : Plon republia relativement vite les deux grands romans du lauréat, Stock faisant paraître un peu plus tard le nouveau livre d’Andrić, La cour maudite.[16] Quant à la critique française, on peut constater, en se référant au nombre d’articles critiques qui accompagnèrent la réédition des livres de l’écrivain serbe, qu’elle ne fut pas tout à fait gagnée par ce nouvel élan : deux articles seulement sortirent à l’occasion de la deuxième édition du Pont sur la Drina et de La Chronique de Travnik. Signés par Marcel Brion et Robert Brechon, ces textes fondés sur une lecture sérieuse et une analyse pertinente sauvèrent, au moins en partie, l’honneur de la critique française.
Dans son article consacré à La Chronique de Travnik, Marcel Brion est formel : cette œuvre, « aussi haute en couleur et aussi profonde dans les arrière-plans psychologiques » que Le Pont, est « un grand roman » que caractérise la « solidité sans faille des chefs-d’œuvre ».[17] Déjà par sa construction, note-t-il, La Chronique se présente comme un livre authentique : c’est une symbiose originale de deux genres – roman historique et roman psychologique – qui entrelacent « leurs fils, associant leurs esthétiques et leurs techniques en un tout homogène ». D’après Brion, ce livre relève du roman historique par son sujet, par sa fidèle reconstruction d’une époque lointaine, celle des conquêtes napoléoniennes, et par sa description minutieuse des mœurs d’une Bosnie à la fois pittoresque et aride. Mais, ajoute-il aussitôt, tandis que le roman historique prend habituellement l’allure du « roman d’action », La Chronique, elle, glisse vers une sorte « d’étude des caractères » tout en gardant les aspects d’un « extraordinaire tableau d’histoire ». Ce glissement vers le roman psychologique n’entrave cependant pas la puissance intérieure du livre d’Andrić, bien au contraire. Bon psychologue et observateur attentif, doté par ailleurs d’une faculté rare à créer des personnages vivants, faculté qui « nous émerveille », écrit Brion, le romancier serbe « apparaît comme un prodigieux créateur de types ». Et quels types ! Avec leur vitalité et leur vivacité, avec leur « fort et rude relief », les personnages d’Andrić sont « à trois dimensions et représentés dans ce qu’ils ont d’incomparable, d’inimitable ». La démarche créatrice de l’écrivain semble pourtant simple. « À l’acuité psychologique de l’analyse des caractères », l’auteur de La Chronique « ajoute la définition physique de l’individu » qui, justement, rend ses personnages « extraordinairement » réels.
« Les héros d’Andritch sont des êtres que nous avons l’impression de connaître de vue ; ils s’imposent à nous par cette intensité de force vitale qui les anime, par cette chaleureuse sympathie qu’ils nous inspirent, par la violence avec laquelle ils sont, et sont uniques. »
Le texte de Robert Bréchon représentait quant à lui une première tentative de lecture approfondie d’Andrić, plus exactement de sa philosophie et de sa vision de l’homme et du monde.[18] Comme l’indiquait explicitement le titre, deux problèmes majeurs se trouvent au cœur de cette lecture, l’enracinement et l’exil, et l’auteur essaie de les éclaircir à travers une analyse du mal et de ses avatars dans les deux grands romans de l’écrivain. Mais, dans son essai, Bréchon tente également de répondre à une question souvent posée par les critiques français : la vision du monde d’Ivo Andrić est-elle pessimiste ou optimiste ? Pour ce critique, il n’y a pas de doute : Andrić est un humaniste dont la vision du monde et de l’homme est empreinte d’un certain optimisme ou, plus exactement, d’un « optimisme humaniste ». Il est vrai, explique-t-il, que ses romans « traduisent l’obsession du mal, de la misère et de la cruauté, mais ils laissent en fin de compte au lecteur une impression réconfortante, apaisante. C’est que l’univers d’Andritch n’est pas fermé à l’espoir ». Mais, cet « espoir insensé, ce grand avantage des opprimés », pour reprendre l’expression de l’écrivain lui-même, d’où pourrait-il venir dans ce monde hanté par le mal ? D’où, sinon de l’au-delà ? Ou, peut-être, d’un changement radical de la société ? Non, cet espoir n’est pas d’origine eschatologique, précise Bréchon. Il ne réside pas non plus dans « la foi politique en l’avènement d’une société radicalement nouvelle ». L’espoir et l’optimisme d’Andrić sont en réalité ancrés dans sa foi en l’homme, en l’homme « de bonne volonté », porteur de forces qui s’opposent au mal. Et c’est cette foi en l’homme, en l’existence chez lui « d’une zone d’authenticité où la communion avec l’autre est possible » qui représente, conclut Bréchon, « l’aspect essentiel de l’humanisme d’Andritch ».
Un grand malentendu
Si la réédition du Pont sur la Drina et de La Chronique de Travnik n’a guère suscité d’écho auprès de la critique française, ces deux romans ont trouvé, au moins, des lecteurs attentifs, compétents et même passionnés comme Marcel Brion et Robert Bréchon. La Cour maudite, qui parut un peu plus tard, n’eut malheureusement pas cette chance.[19] Pourtant, ce court roman semblait avoir réuni tous les éléments nécessaires pour connaître le succès en France. D’abord, le triomphe à Stockholm de son auteur était encore présent dans les esprits. L’opinion de la critique yougoslave de l’époque sur ce livre était, elle aussi, très favorable : d’après elle, il s’agissait de l’une des œuvres d’Andrić parmi les plus réussies. Enfin, la traduction de La Cour maudite était accompagnée d’une préface élogieuse, signée par son traducteur Georges Luciani, dans laquelle ce dernier ne cachait pas son attachement et ses sympathies pour Ivo Ancrić, auteur « essentiellement européen » et « de culture classique », qui conjuguait habilement dans son art narratif les tempéraments de l’historien, de l’artiste et du psychologue.
Cependant, ni les recommandations de son traducteur, ni l’opinion favorable de la critique yougoslave, ni le prestige international dont jouissait son auteur ne réussirent à propulser La Cour maudite sur le devant de la scène littéraire française. Deux courts articles seulement accompagnèrent sa parution en France. Le premier, rédigé sous la forme d’une note de lecture et signé par Philippe Brunetière, se contenta de faire quelques remarques générales sur l’art narratif de l’auteur.[20] Selon le critique des Nouvelles littéraires, Andrić dépeint dans La Cour maudite « une sorte de cour des Miracles » en combinant habilement anecdotes, descriptions et confessions, démarche qui confère à son roman « une rare puissance d’évocation ». Pour ce qui est des autres récits publiés dans le même volume, Brunetière les vit comme une suite d’aventures, de portraits et de tableaux où « le mal – mais non le désespoir, lui seul irrémédiable – occupe une place importante ». Ce sont des nouvelles bien « ramassées » et « à la chute brutale » qui, dit-il, « ne peuvent laisser personne indifférent ».
Cette conclusion de Philippe Brunetière, sans aucun doute bien intentionnée, pourrait toutefois paraître ironique quand on sait que la critique française, dans son ensemble, s’est montrée pour le moins « indifférente » à l’égard de ce livre. Quant à Robert Kanters, l’auteur du second article, il n’est pas resté « indifférent »[21], mais son intervention était visiblement motivée par des raisons diamétralement opposées à celles de Brunetière. Sans cacher sa déception et sans mâcher ses mots, le critique du Figaro littéraire qui, jusqu’alors était très favorable à Andrić, manifesta une franche hostilité au nouveau livre du prix Nobel en demandant… carrément s’il était « bien nécessaire » de le traduire en français ! Pourquoi ? La raison est très simple, s’explique Kanters. Il s’agit ici « tout au plus d’honnête littérature régionaliste » basée sur la « technique de l’olive » (sic!) qui, de plus, échappe complètement à l’écrivain.
C’était bien évidement un grand malentendu. En premier lieu, on ne peut en aucun cas accepter le jugement très léger concernant l’emploi de la technique des récits gigognes.[22] Ensuite, l’étiquette que le critique du Figaro littéraire colle à la Cour maudite – « littérature régionaliste » – est toute aussi étonnante, car la prison dépeinte dans ce roman allégorique n'est pas un quelconque cachot du bout du monde mais le tristement célèbre « Arsenal », « l'une des prisons les plus terribles du monde », selon la description qu’en a faite Tournefort. Par ailleurs, Kanters aurait pu trouver d’autres informations sur cette « cour maudite » chez de nombreux voyageurs français en Orient – chez Pauqueville ou Thévenot, par exemple – mais il ne trouva pas opportun de se pencher avec davantage d’attention ni sur le roman d’Andrić, ni sur les récits de voyage des auteurs français.
Malentendu ou pas, l’échec de La Cour maudite auprès de la critique n’en restait pas moins un signe parlant qui risquait de compromettre sérieusement l’avenir d’Andrić en France. Pourtant, sans se laisser décourager par cet échec ou, peut-être même à cause de lui, l’Académie suédoise et la Fondation Nobel décidèrent, trois ans plus tard, de lancer un nouveau défi à la critique française. Dans le but, dirait-on, de dissiper le malentendu et rendre justice à l’écrivain, elles choisirent justement La Cour maudite pour introduire Andrić dans leur prestigieuse « Collection des prix Nobel de littérature » ![23] Par ailleurs, la présentation critique du lauréat fut confiée à Petar Džadžić, critique serbe et l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre d’Ivo Andrić.[24] Ce choix ne fut bien évidement pas un hasard. Comme on pouvait s’en douter, celui-ci réserva une place particulière à la Cour maudite, selon lui l’une « des œuvres les plus importantes » du prix Nobel serbe. Était-ce là une réplique implicite à la critique française ? Sans doute. De toute façon, il est évident que son interprétation diffère sensiblement de celle de Robert Kanters. S’il est vrai qu’Andrić cultive une passion pour son pays natal, s’il est vrai aussi qu’il est attiré par les couleurs locales, cela ne signifie pas pour autant, constate le critique serbe, que sa littérature reste régionaliste. Au contraire, l’écrivain « part de cette région rude et malheureuse » qu’est la Bosnie « pour poser les grands problèmes de la destinée humaine, de nature métaphysique et universelle ». Ce glissement vers l’universel s’opère également dans La Cour maudite qui se révèle être, selon Džadžić, une allégorie. L’action du roman se situe dans une prison turque de l’époque ottomane, mais derrière les couleurs locales et les portraits des prisonniers, en particulier celui de Kâmil et celui de Haïm – portraits aussi étranges que pittoresques – se cache un « tableau dantesque » du monde qui rappelle celui de Kafka. C’est un monde obsédé par la faute, la culpabilité et le châtiment, précise le critique serbe, où règne une loi « quasi mystique », « une Loi de Kafka » qui symbolise les formes répressives de tous les temps, y compris le nôtre.
Le défi lancé par l’Académie suédoise et la Fondation Nobel et repris, en quelque sorte, à son compte par le préfacier Petar Džadžić avec sa présentation perspicace, son véritable plaidoyer en faveur de l’art d’Ivo Andrić – ce défi bien intentionné fut-il relevé par la critique française ? Hélas, non. Malgré le prestige de la « Collection des Prix Nobel de littérature », malgré les éloges que le préfacier fait au lauréat et, notamment, à son petit roman kafkaïen, la critique à nouveau se cantonna dans l’indifférence, passant le livre cette fois-ci sous un silence… total ! Le malentendu né lors de la première sortie de La Cour maudite se creusa ainsi davantage mettant en cause ouvertement la future présence de son auteur en France : Ivo Andrić était en train de subir le destin de nombreux écrivains étrangers qui, ayant éveillé la curiosité l’espace d’une saison, furent poussés sur le côté, voire enterrés à jamais dans le « cimetière de la littérature ». Le succès édifiant du Pont dans les années cinquante et l’accueil enthousiaste que lui réservèrent Robert Escarpit, Georges Perec et quelques autres, n’étaient plus qu’un beau souvenir nostalgique. La fulgurante ascension d’Andrić sur la scène internationale, son triomphe à Stockholm qui avait suscité tant de fierté chez ses compatriotes tombèrent, eux aussi, dans un quasi oubli. Bref, l’aventure française du « Tolstoï yougoslave » semblait terminée pour jamais.
Certes, ceux qui croyaient en l’écrivain, ceux qui connaissaient bien sa littérature avaient, malgré tout, des raisons de garder espoir. Ils savaient que les premiers succès d’Ivo Andrić en France étaient largement mérités, que Le Pont ainsi que ses autres livres étaient capables d’enthousiasmer à nouveau les Français et que, en conséquence, leur auteur reviendrait, tôt ou tard, sur la scène littéraire française. Mais, au milieu des années soixante, quatre ans seulement après la consécration de l’écrivain par l’Académie suédoise, rien ne semblait plus pouvoir résister au silence qui s’était abattu sur le Nobel serbe comme une chape de plomb. Le silence – est-ce le destin des écrivains des « petites littératures » ou simplement la conséquence malheureuse de la « course folle » que la mode, le marché et le besoin de nouveautés imposent aux critiques et aux éditeurs ? Ce silence, long et injustifié, ne sera de toute façon brisé que douze ans plus tard, avec la découverte du « nouvel » Ivo Andrić, nouvelliste et maître-conteur.
NOTES
[1] Dominique DESANTI : « Quatre langues, une littérature », Les Lettres françaises, 20 juin 1947, p 4.
[2] Alfred FICHELLE : « La Yougoslavie et sa littérature », Les Nouvelles littéraires, n° 1161, 24 novembre 1949, p. 7.
[3] Il est intéressant de noter que la première traduction de ce roman est présentée sous le titre : Il est un pont sur la Drina. Chronique de Vichéegrad. Traduction et préface de Georges Luciani. Libraire Plon, Paris 1956.
[4] La Chronique de Travnik. Traduit par Michel Glouchévitch. Introduction de Claude Aveline. Club Bibliophile de France, Paris 1956.
[5] Voir en particulier : Robert ESCARPIT : « Un Tolstoï yougoslave ? Ivo Andritch », Le Monde, 16/17 décembre 1956, p.7 ; Georges PEREC : « Il est un pont sur la Drina, par Ivo Andritch », Les Lettres nouvelles, vol. 45, janvier 1957, p. 139-140 ; Marcel GABRIEL : « Des sultans à Tito », L’Express, 28 décembre 1956, p. 26.
[6] D’après : Milorad OBADOVIć : « Dvadeset i pet inostranih izdanja Andrićevog romana Na Drini ćuprija », Oslobodjenje, Sarajevo, 1er novembre 1961.
[7] Kjell STRÖMBERG : « Pour Nobel un favori : le Yougoslave Ivo Andritch », Le Figaro littéraire, n° 809, 21 octobre 1961, p. 3.
[8] Alain BOSQUET : « Ivo Andritch, romancier yougoslave », Le Monde, 28 octobre 1961, p. 8.
[9] L’Aurore, 27 octobre 1961, p. 2.
[10] « Andritch, Prix Nobel 1961, m’a dit... », Les Nouvelles littéraires, 2 novembre 1961, p. 9.
[11] Henri BOISSIN : « Un entomologiste de la littérature », Les Nouvelles littéraires, n° 1783, 2 novembre 1961, p. 9.
[12] Ivo ANDRITCH : « Je suis un pessimiste tourné vers la vie », entretien, propos recueillis par George Adam, Le Figaro littéraire, n° 811, 4 novembre 1961, p. 6.
[13] En citant Michel-Ange qui, à un âge déjà avancé, déclara : « Vous ne pouvez pas croire à quel point je me sens de peu de valeur », Andrić ouvre son cœur avec une déroutante franchise d’enfant : « Et moi, il me semble que je n’ai jamais réussi à apprendre mon métier d’écrivain. Quand je m’assois à cette table pour commencer une nouvelle, j’ai le sentiment de n’avoir jamais rien produit auparavant. Je ne cesse de me dire : ‘Mon Dieu, voilà qu’on te prend pour un écrivain, il faudrait le prouver’. ». Ibid.
[14] « Quand Andritch était parisien », ibid.
[15] Publié pour la première fois en 1960, ce roman sera réédité huit fois en Italie au cours des deux années suivantes ! Voir : Ivo Andrić : bibliografija dela, prevoda i literature, Beograd, 1974.
[16] La même année, en 1962, la Librairie Mollat de Bordeaux publie Trois contes / « Le pont sur la Jépa », « Les hommes de Vélétovo » et « Drame à Oluiak » /, trad. de Georges Luciani, mais ce petit livre n’a pratiquement pas eu écho auprès du grand public.
[17] Marcel BRION : « Bosnie, Hongrie, Suède », Les Nouvelles littéraires, n° 1802, 15 mars 1962, p. 4-5.
[18] Robert BRECHON : « Ivo Andritch : l’enracinement et l’exil », La Critique, tome XIII, n° 180, 1962.
[19] Traduit et présenté par Georges Luciani, Stock, Paris 1962. Dans ce livre, les nouvelles suivantes y ont également trouvé place : « Le tronc », « Au moulin », « La coupe » et « Une farce à l’auberge de Samsara ».
[20] Philippe BRUNETIERE : « La Cour maudite par Ivo Andritch », Les Nouvelles littéraires, 9 août 1962, p. 5.
[21] Robert KANTERS : « L’imprimerie et la guillotine », Le Figaro littéraire, n° 858, 29 septembre 1962, p. 2. Dans le même article, le critique parle également du Siècle des lumières d’Alejo Carpentier, roman auquel se rapporte, en fait, le titre de l’article.
[22]Certes, on peut trouver un fait atténuant pour Kanters : il n’était pas le seul à s’être laissé leurrer par l’architecture narrative originale de ce roman qui « piégea », dans un premier temps, également Borislav Mihajlović Mihiz, célébre critique serbe. Voir : « Читајући Проклету авлију / En lisant La Cour maudite », préface à une réédition de ce roman publiée à Belgrade en 1960.
[23] La Cour maudite. Trad. de G. Luciani ; introd. de Kjell Strömberg ; discours de réception prononcé par Anders Österling lors de la remise du prix Nobel à Andrić. Paris, Presses du Compagnonnage, 1965.
[24] « La vie et l’œuvre de Ivo Andritch », Ibid., p. 27-71.
Date de publication : octobre 2011
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