Duško Babić Lycée de philologie de Belgrade, Serbie
DRAŠKO À VENISE : L’IMAGE DE L’EUROPE DANS LES LAURIERS DE LA MONTAGNE
Résumé Cet exposé analyse l’épisode « Draško à Venise » du Gorski vijenac [Les Lauriers de la montagne] de Petar II Petrović Njegoš sous l’angle du « choc des civilisations », l’un des nombreux flux de significations de ce poème épique. En arrière-plan du choc principal : islam asiatique (les Turcs) – christianisme orthodoxe (les tribus serbes du Monténégro), se déroule un second conflit que la terminologie géopolitique contemporaine pourrait qualifier comme suit : les relations de l’Europe et des Serbes. Dans cet épisode, à travers le récit que fait l’un des chefs de tribu, le voïvode Draško, Njegoš confronte deux ordres moraux et deux visions de la vie : le monde primitif des montagnards du Monténégro et l’image de l’une des villes méditerranéennes les plus dynamiques, Venise, qui incarne les valeurs de la civilisation européenne tout entière. De cette manière, à travers le prisme du code de l’héroïsme guerrier, sont observés les côtés obscurs de l’Europe éclairée : la confusion morale généralisée et la dégradation de toutes les hautes valeurs de l’existence – liberté, justice, vérité, humanité, Dieu.
Mots-clés Petar II Petrović Njegoš, Les lauriers de la montagne, choc des civilisations, Serbes, Monténégrins, Balkans, Vénitiens, Europe.
Le choc des civilisations
Dans le large spectre de significations et de possibles lectures du Gorski vijenac [Les Lauriers de la montagne][1] de Njegoš, la confrontation entre des cultures et civilisations différentes occupe une grande place. Au cœur de ce flux de significations se trouvent les images antinomiques de deux mondes : l’islam asiatique qu’incarne la Turquie, puissant empire ottoman, et la chrétienté orthodoxe qu’illustre le Monténégro, indocile îlot serbe dans la mer de l’assujettissement turc. Dès le premier vers des Lauriers, le poète introduit une image sombre, négative, de la Turquie où le sultan est présenté en démon – « le diable aux sept robes impériales » escorté de hordes infernales – « des volées de l’engeance réprouvée » – qui dévastent les pays et les villes. Cette Turquie-là a semé la terreur et la mort vers l’Est et vers l’Ouest plus de quatre siècles durant et, à deux reprises, est parvenue aux portes de Vienne, menaçant de submerger l’Europe occidentale tout entière.[2]
À partir d’un événement historique concret – « l’anéantissement des turcisés », c’est-à-dire le combat que livrèrent à la fin du XVIIe siècle, au temps de l’évêque Danilo Petrović, les Monténégrins orthodoxes contre leurs compatriotes apostats qui avaient épousé la foi musulmane – Njegoš donne sur la scène de son drame épique une dimension historique et cosmique au destin tragique qui frappe les Serbes depuis la bataille perdue du Kosovo. Dans l’esprit de sa philosophie et de sa poétique, il utilise la lutte armée qui oppose l’oppresseur et la victime pour entreprendre l’examen des différences globales entre deux mondes en conflit sur les plans religieux, éthique, culturel, métaphysique. Cet antagonisme est implicitement présent d’un bout à l’autre des Lauriers de la montagne et souvent explicité lorsque dialoguent les héros des camps belligérants. Ainsi, au début du drame, l’échange où Vuk Mićunović et le capitaine Hamza s’interrogent : des deux, qui professe la religion la meilleure ? (« Je suis meilleur que toi, entends-tu, Vlah, / ma foi est meilleure que la tienne… ») Ainsi, encore, la correspondance pleine de feu et de venin entre le vizir Selim et l’évêque Danilo où les mots s’abattent sur les mots comme une lame sur une autre lame, où le tyran fait la démonstration de son droit historique et cosmique à opprimer tout ce qu’il soumet par le feu et le glaive, où la victime apporte quant à elle la preuve du droit qui est le sien de demeurer libre dans son âme et d’attendre le jour où elle pourra « écraser le tyran sous sa botte ». Ainsi, toujours, la discussion sur les deux genres de haïdouks dans laquelle Ridžal Osman traite Vuk Mićunović de « haïdouk giaour », ce dernier lui répondant : « Haïdouk, ne le sommes-nous pas tous deux ? / Il est le haïdouk des cerfs garrottés … / Et moi le haïdouk qui poursuit les haïdouks »[3].
Derrière le conflit qui oppose Turcs et Serbes, en d’autres termes l’islam et l’orthodoxie (à tous les niveaux et dans tous ses courants secondaires), Njegoš place sur la scène des Lauriers de la montagne un second « choc des mondes » que l’on pourrait désigner, pour employer la terminologie géopolitique actuelle, sous le terme de relations entre l’Europe et les Serbes. Ce choc est relégué sur le côté de la scène plutôt dans la pénombre, tenu en arrière de la partie centrale puissamment éclairée où s’affrontent l’islam ottoman et l’orthodoxie belliqueuse, patriarcale des tribus monténégrines. Ce noyau d’idées est à rechercher dans l’épisode « Draško à Venise » où l’un des personnages, le voïvode – le duc – Draško, de retour de voyage, fait devant le conseil des chefs le récit de son séjour dans cette cité de la Méditerranée. À travers le portrait des Venitiens, le voïvode peint aussi son propre monde, plus précisément la matrice civilisationnelle, existentielle d’une vie qui a pour assises le code tribal et guerrier, le serment du Kosovo, et le culte d’Obilić. Vu la propension de Njegoš à élever le concret et l’individuel au niveau des significations globales, l’image de Venise dans Les lauriers de la montagne acquiert une signification plus ample, plus profonde, jusqu’à devenir une métaphore de l’Europe et, donc, de la civilisation européenne au sens large.
L’épisode sur Venise dans le contexte des Lauriers de la montagne
Le récit de Draško sur Venise est l’une des nombreuses digressions que comptent Les Lauriers. L’histoire de base, l’anéantissement des turcisés, est fréquemment hachée : retours dans l’histoire, relations de divers faits et anecdotes, réflexions philosophiques sur l’histoire, la nature, le cosmos et l’homme, descriptions de visions, interprétations des symboles de la nature, chants funèbres, malédictions… Le récit de Draško occupe toutefois une place singulière dans cette structure lâche et bariolée : il se distingue par sa longueur – quelque 300 vers, de 1400 à 1692 – et, dans tout le drame, il est le seul, à première vue du moins, à sortir carrément du cadre du thème de base. Pourquoi Njegoš, par ailleurs chiche de mots et adepte du discours elliptique, a-t-il inséré dans un poème plutôt court (2800 vers) un épisode aussi long, quasiment autonome du point de vue de la thématique ? En d’autres termes, de quelle manière son intégration se réalise-t-elle malgré tout dans le tissu du drame ?
Les études consacrées à Njegoš ont depuis longtemps résolu cette question : la composition des Lauriers de la montagne est tellement lâche qu’elle peut absorber tout ce qui se rapporte à la vie du peuple : souvenirs historiques, foi, poèmes, us et coutumes, préceptes éthiques… Les Lauriers, à strictement parler, peignent un tableau poétique des assemblées de toutes les tribus monténégrines au cours desquelles se racontaient en long et en large des histoires de tous genres qui allaient des questions importantes touchant à la vie de l’État aux menus événements et anecdotes. Il n’est donc en rien insolite que, revenant de l’étranger, quelqu’un livre au conseil ses impressions de voyage.[4] Par contre, on a peine à se convaincre que la seule préoccupation de Njegoš, poète et philosophe, se situait à ce niveau formel, superficiel : l’intégration d’un épisode aussi expressif. Des raisons plus profondes, de l’ordre de la réflexion, de la philosophie, de l’histoire devaient exister. Nous allons, dans cet exposé, tenter de les révéler et de les interpréter.
L’Europe dans le miroir épique
Le voïvode Draško a vécu Venise ainsi que l’aurait vécue tout Monténégrin de son temps, ainsi que Njegoš lui-même dut certainement la vivre lors de sa première rencontre avec cette ville. Tout comme Venise est une métaphore de l’Europe, Draško symbolise tous les Monténégrins. Nous pouvons imaginer la stupéfaction qui, à coup sûr, frappa un homme arrivant d’un minuscule semi-État tribal, pastoral dans une métropole européenne qui jouissait d’une puissance politique et économique énorme.[5]
Les chefs des tribus pressent Draško de questions, sur tout et n’importe quoi : les gens, les maisons, les coutumes, le souverain, la réception que l’on réserve aux hôtes, les héros, les conflits, les jeux, les chants… Dès la première réponse se dessine la vision double que Draško a eue de Venise, un monde, pour lui, à la face étincelante et à l’avers sombre. La ville regorge de monde, de richesses, de bâtiments superbes, de pièces éclairées de « mille chandelles », mais tout cet éclat, toute cette splendeur n’a pas ébloui le voïvode. Il a conservé un souvenir nettement plus vif de l’autre côté de la vie à Venise qu’il a vécue plus intensément : le climat malsain, les odeurs fétides et la chaleur étouffante ; la confusion générale et la foule où personne ne voit ni ne reconnaît personne ; les mendiants (les « indigents ») à tous les coins de rue, l’exploitation inhumaine et le martyre enduré sur les galères et dans les prisons ; les étrangers toisés, les gens de nos contrées méprisés, traités avec brutalité et cruauté ; la hantise permanente des espions, des mouchards et des tribunaux qui rendent la justice sur la base de délations ; les gens, minuscules, laids, avachis…
En dévoilant les deux visages de Venise, Draško découvre aussi, inconsciemment, les deux côtés de sa propre nature, de la vie de son peuple qui se reflète dans ses mots. Nous voyons sa simplicité d’âme, l’étroitesse de ses horizons, son ébahissement naïf devant le spectacle de la vie du monde riche. À ses yeux, les théâtres sont des maisons bondées de gens stupides, qui n’ont pas de tête ; dans leurs costumes bigarrés, les acteurs lui font l’effet de « chats sauvages », un spectacle de cirque n’est que « tumulte et laideur ». Un mot exprime en substance la manière dont il a vécu Venise : « enfantillages ». Réitéré, il renferme tout ce que comporte de négatif et d’indécent la vie qui lui est apparue : outrecuidance, désœuvrement simiesque, perte de la dignité, hystérie… C’est un monde que les richesses, la paresse et l’abandon à l’oisiveté et aux plaisirs de toutes sortes ont rendu fou.
Dans le récit que le voïvode fait de Venise, Njegoš confronte deux mondes, deux ordres vitaux : la simplicité du monde épique des montagnards des Balkans et le monde de l’Europe cultivée, éclairée. Attachons-nous maintenant à ce que Njegoš, à travers Draško, a lui-même vu de Venise / de l’Europe : de quelle manière et à quel point cette vision s’intègre-t-elle dans l’idée de base des Lauriers de la montagne et, plus généralement, dans son système philosophique ?
À la lecture de l’épisode « Draško à Venise », nous sentons au-dessus du héros le regard du poète en personne qui, de ses nobles critères cosmiques et éthiques, estime la valeur et la place des mondes en présence. De l’Europe et de l’existence dans le monde éclairé, Njegoš avait, il va de soi, une connaissance bien plus étendue que ce qu’il a mis dans le regard et le savoir de son personnage mais, fondamentalement, tous deux jugent de même l’Europe éclairée et le « misérable » Monténégro. S’agissant des questions essentielles – la liberté, l’héroïsme, l’esclavage, « le devoir de l’homme devant Dieu » – tous, dans Les Lauriers de la montagne, pensent pareillement : et les pâtres réunis à Kolo[6] , et les chefs des tribus, et leur souverain, et le prophète aveugle, l’higoumène Stefan.
« Le regard du voïvode Draško » permet à Njegoš, « l’ardent poète », « l’ermite de Cetinje », le défenseur au nom du peuple du serment du Kosovo et du code héroïque d’Obilić, de regarder les sommets auxquels est parvenue en matière de civilisation l’Europe éclairée, de les observer dans le miroir de l’éthique héroïque des joueurs de guzla et des idéaux philosophiques sur l’homme et l’humanité, la justice, la vérité et la liberté. Dans l’image présentée par Njegoš, nous distinguons deux pans de la personnalité de Draško : une simplicité d’âme empreinte de naïveté, presque de puérilité, et l’inflexibilité tragique de principes moraux élevés très haut. En surface, « à la première lecture », Njegoš fait ressortir dans le regard de Draško les images antinomiques de deux manières de vivre, de deux mondes : d’une part, la riche Venise / Europe, étincelante de faste, de puissance et de dynamisme, parée de théâtres, de places, d’artistes, de merveilles techniques, organisée par des institutions et des lois ; et, d’autre part, les Balkans slaves, primitifs, miséreux, affamés, illettrés, stoppés dans leur marche vers la civilisation, reclus dans leur patrimoine épique – en un mot, inférieurs faute de s’être haussés au niveau de l’Europe.
Le regard patriarcal, épique que porte Draško sur une réalité pour lui incompréhensible confère à tout l’épisode une tonalité humoristique appuyée. Au théâtre, les loges sont des « trous hors desquels les gens pointent leurs museaux comme des souris » ; son auditoire et lui restent interdits devant la faculté miraculeuse d’un peuple à vivre sans guzla : « Chantent-ils joliment au son de la guzla ? » demande Vuk Mićunović à Draško qui répond : « Quelle guzla et quel malheur ; / Il n’est pas question de guzla là-bas !» L’humour constitue un élément important des Lauriers et a fait l’objet de maintes études :
L’action des Lauriers de la montagne – l’anéantissement dans le sang des turcisés au Monténégro – allie tragédie et violence. […] Njegoš atténue le tragique par la sérénité, et la tension des événements en ménageant des pauses légères. [...] Il nous élève au-dessus du tumulte jusqu'à cette hauteur qui permet de considérer la vie tout entière avec un brin d’humour. Et c’est précisément dans cette alternance de souffrance et de sourire, de lumière et d’ombre, que réside l’une des beautés essentielles, presque dissimulées des Lauriers.[7]
Le voïvode Draško et Simeun Đak
Pourtant, dès la première phrase qu’il prononce, il est clair que la simplicité d’âme de Draško est à la fois authentique et feinte. Légion sont les choses qu’il a vues et comprises de travers ; quant à celles qu’il a comprises, il les caricature et les défigure jusqu’à les dire « infamantes et ignominieuses ». Sous cet angle, les personnages les plus proches de Draško dans la littérature serbe sont les héros de Petar Kočić – David Štrbac et Simeun Đak. Les paroles de Draško lors du conseil des tribus et les déclarations de David Štrbac devant la cour de justice autrichienne en Bosnie occupée participent du même cri de douleur que le peuple pousse des profondeurs de son savoir et de sa mémoire, un cri pour la liberté et le « soi » que l’Europe, dans son orgueil, n’a jamais pleinement entendu. Tant Draško que David parlent « au nom de la multitude », de nombreux siècles, ainsi que le font les affamés et les méprisés, mais dans l’esprit de montagnards libres qui rient en hurlant de douleur et hurlent de douleur en riant. La communication que fait Draško sur les Latins et l’Europe trouve, en quelque sorte, son « prolongement » dans Knjiga starostavna [Le Livre ancien] de Petar Kočić quand Simeun Đak évoque les « hommes noirs dans une peau blanche » – les jésuites arrivés après l’occupation de la Bosnie par l’Autriche, pour « amener » les chrétiens non catholiques des Balkans « dans la sphère culturellement plus élevée de l’Europe éclairée ».[8] Knjiga Simenuna Đaka [Le Livre de Simeun Đak] exprime avec le plus de force le messianisme de Petar Kočić, sa conviction que son peuple et l’ensemble du monde slave verront se lever des jours meilleurs où le sauveur – « le sombre petit-fils du noir grand-père » – viendra chasser les sombres empereurs étrangers Irinđije et Birinđije, afin que « la patrie serbe » s’arrache aux tenailles turque et européenne. Le messianisme de Kočić, comme le fait observer Milan Budimir, monte du tréfonds de l’être du peuple, de « l’optimisme des montagnards affamés et nus » qui « exprime l’euphorie de l’esprit et de l’âme » mais « ne s’acquiert pas par l’obtention de diplômes universitaires ni par les exercices spirituels préconisés par Ignace de Loyola ».[9] Que ce même messianisme populaire s’entende par la bouche du voïvode est manifeste dans le passage où il prophétise la chute de l’empire vénitien :
Écoutez ce que je vous dis ce jour : j’ai appris dans ces geôles qu’ils ont vilainement péché contre Dieu et que leur empire périra et que les douleurs leur accableront les bras.[10]
Draško semble perpétuer la prophétie énoncée dans Buna protiv dahija [La Révolte contre les dahija] de Filip Višnjić où une destinée similaire est promise aux Turcs. L’une comme l’autre, la Turquie comme l’Europe, « ont vilainement péché contre Dieu » (rempli à ras-bord « l’outre des péchés »), elles ont confondu justice et force, vérité et arbitraire. Voilà pourquoi doit venir le jour du « grand changement ». Le messianisme de Njegoš est de la même veine que celui de Kočić, sauf qu’il est tempéré, apaisé, exprimé de la seule manière possible pour un poète qui jetait sur la vie d’ici-bas dans sa totalité, sur l’histoire humaine, son peuple et ses ennemis ainsi que sur lui-même, le regard sévère du philosophe contemplant l’éternité et le cosmos.
Le plan humoristique et tragique de l’existence
Dans l’espace de la représentation malicieuse, « en coin » que Draško fait de Venise, Njegoš ouvre l’autre plan de cet épisode, de plus grande profondeur et signification. Au premier niveau – humoristique, sont dépeints l’apparent, le futile, l’oisiveté, les plaisirs. La strate sous-jacente, tragique révèle la confrontation des deux systèmes de civilisation et leur rapport aux questions universelles, éternelles que sont la liberté, la justice, la morale, l’humanité. Ce qui, en surface, était à première vue supérieur, apparaît cette fois mesquin, indigne de l’homme ; à l’inverse, ce qui en surface semblait inférieur, risible de naïveté, se révèle désormais noble, sain, solide. Derrière l’ordre institutionnel, les richesses et la puissance de Venise / de l’Europe, Njegoš voit le désordre moral, un monde trivial, abattu, à l’intérêt éteint pour ce qui est élevé. Quand on en découvre la face cachée, l’Europe porte aux yeux de Njegoš une ressemblance avec la femme dont parle Draško dans sa description d’une scène des rues de Venise :
Je voyais de mes yeux par deux hommes se mettre sur le dos une femme au corps indolent et gras, fainéant (dont le poids dépasse les cent kilos), pour la porter çà et là par la ville…[11]
[Traduction de Boris Lazić.]
Tout ce que Draško a vu d’important à Venise est contenu dans l’image de cette « méchante femme » : dans ce monde que les richesses ont « rendu fou », nulle place pour l’esprit d’héroïsme, l’honneur, la justice, la vérité. Au regard de ses critères, on y vit une existence où tout est avili, où l’on est ou esclave ou chasseur d’esclaves. Ceux qui acceptent de « traîner une carcasse morte » ne sont, selon les critères de l’éthique épique, nullement meilleurs que leur charge. Les valeurs que l’Europe incarnait, qu’elle a institué comme exigences de civilisation – liberté, justice, dignité humaine – sont moribondes, lentement travesties en leur contraire dans cette même Europe, alors que, préservées, elles perdurent à travers les siècles dans le code de l’héroïsme épique des montagnards balkaniques non éclairés.
Dans l’épisode de Draško des Lauriers de la montagne, Njegoš ne soutient pas uniquement le code héroïque de la tradition orale épique, il plaide aussi en faveur d’une vision de la vie et de l’homme en général. En défendant les valeurs éthiques des primitifs montagnards, Njegoš défend le droit de l’homme de refuser l’enfermement dans le terre à terre et le banal, le futile et l’insignifiant, de se battre pour l’élévation et la sainteté de la vie. L’homme porte en lui la torche divine sans laquelle il est « tel une faible bête ». En découvrant les deux visages et les deux niveaux de vérité des mondes qu’il présente, Njegoš peint deux plans de l’existence humaine, humoristique et prosaïque, vaudevillesque et tragique. « Les enfants s’amusent de futilités / les hommes surmontent les difficultés », déclare l’un des personnages des Lauriers. Cette pensée renferme le lien le plus solide entre l’histoire de Draško sur Venise et l’œuvre dans son ensemble. L’homme est à l’image de Dieu sur terre, son âme est une étincelle céleste, la vie un grand mystère. Une existence qui s’abaisse au niveau des « futilités » et des « enfantillages », où tous les préceptes moraux se relativisent et se dévoient, perd la dimension du tragique. Il n’est pas de tragique sans assise transcendantale, sans Dieu, sans foi dans l’immortalité. La philosophie de l’homme de Njegoš devait nécessairement entrer en conflit avec les valeurs de l’Europe civilisée, et, de même, toute son œuvre poétique heurter « la situation spirituelle du lecteur contemporain »[12] dans la conscience duquel s’est gommée la différence entre spirituel et corporel, éternel et éphémère. Le lecteur d’aujourd’hui ne voit plus de raisons de rapporter la question de l’âme à l’origine divine, ni de voir le principe de l’existence humaine dans le mystère de l’âme.
Le peuple des confins
L’introduction de l’opposition Serbes/Balkans – Venise/Europe dans la conception structurelle des Lauriers de la montagne relève aussi de motivations extérieures : le fatidique entrelacement de l’histoire des Serbes et des intérêts des États européens de l’Ouest, l’imprégnation et l’affrontement séculaires des religions et des cultures dans l’espace national serbe à la frontière des deux christianismes, occidental et oriental.
Nous pouvons donc considérer que la présence de Venise sur la scène des Lauriers figure celle de la république de Venise (et des autres puissances occidentales) dans le drame du long asservissement des peuples balkaniques dans la prison de l’empire turc. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle et l’entrée de la Russie tsariste dans le concert des grandes nations, les Serbes sous le joug turc ne pouvaient placer d’espoir de libération que dans les États catholiques de l’Ouest. Néanmoins, le soutien apporté par les puissances occidentales était à la mesure de leurs intérêts, les chrétiens orthodoxes des Balkans leur servant de bouclier pour amortir et parer les assauts turcs lancés contre l’Europe. Plus généralement, qu’elle s’exerçât directement ou non, leur protection était couplée au prosélytisme catholique. L’immixtion occidentale dans le cours de l’histoire serbe revêtit une importance particulièrement funeste quand se posa la dite « question d’Orient » ; dans l’histoire, c’est la période qui voit la puissance turque s’étioler (de la défaite de 1683 aux portes de Vienne à la fin de la Première Guerre mondiale) et les grandes puissances se répartir des zones d’influence sur les territoires de l’empire en désagrégation.
La crainte d’un éventuel renforcement de l’élément orthodoxe dans les Balkans alla crescendo dès lors que la Russie eut fait son apparition sur la scène historique : les plans visant à chasser les Turcs se heurtaient systématiquement à la peur d’une extension de l’influence russe. Pour les puissances occidentales et, en premier lieu, pour l’Autriche, mieux valait avoir pour voisin le turban que la roubachka. Parmi la multitude d’exemples que l’on pourrait citer, symptomatiques sont la guerre de Crimée de 1854 et la cuisante défaite infligée à la Russie parce que l’ensemble des puissances occidentales, de manière ouverte ou sournoise, avaient pris le parti de la Turquie.
L’influence de Venise sur le cours de l’histoire serbe fut singulièrement marquée dans le Sud et l’Ouest de l’espace historique serbe : Dalmatie, Herzégovine, Monténégro. Tout le temps que dura l’occupation turque des Balkans, et ne serait-ce que par sa proximité géographique, la république de Venise pesa lourdement sur le cours des événements au Monténégro. Cerné de tous côtés par les domaines turcs, écrasé par des années de famine et de disette, le petit État fut contraint de se tourner vers son voisin européen le plus proche et de solliciter aide et protection. Ce rapprochement vit se succéder les alliances militaires contre les Turcs et les conflits entre alliés. Le plus dommageable vint toutefois de ce que la riche Venise, par d’habiles manœuvres politiques, réussit à gagner à sa cause certains chefs de tribu et à les éloigner des évêques de Cetinje tournés, eux, vers la Russie. Ainsi, en 1717, les chefs de la nahija (du district) de Katun dépêchèrent à Venise une ambassade conduite par Vukadin Vukotić aux fins de se voir remettre le pouvoir temporel sur le Monténégro. Par décision du sénat vénitien, leur demande fut accédée, et le Monténégro eut une direction politique dans laquelle le conseil des chefs élisait un guvernadur détenteur suprême du pouvoir temporel. « Ainsi fut créé un double pouvoir dans un État dont l’instauration fut stoppée dès le départ. »[13] Pareils guvernadur(s) à la solde de l’étranger, intrigants et fourbes, seront un caillou dans la chaussure des évêques de Cetinje jusqu’à ce que Njegoš eût chassé le dernier, Vukol Radonić, qui devait décéder peu après à Kotor.[14] La division des Monténégrins entre ceux qui s’inclinent devant l’étranger et les autorités qui lui sont soumises, et ceux qui se placent dans la lignée spirituelle personnalisée par le monastère de Cetinje, existait avant même l’institution de cette fonction de guvernadur, elle allait perdurer après sa suppression. « La définition historique la plus courte du Monténégro, dit Milorad Ekmečić, est celle d’un guvernadurstvo (d’un protectorat) éternel. »[15] Qui veut bien ouvrir les yeux n’aura guère de peine à distinguer l’ombre de cette fracture qui plane encore sur le Monténégro d’aujourd’hui.
À l’instar de ses prédécesseurs, Njegoš voyait en la république de Venise un danger permanent, manifeste ou dissimulé, menaçant le semblant de paix dans lequel vivaient ses remuantes tribus. Ce devait être une raison pour qu’elle aussi figure sur la scène, aux côtés des Turcs, dans une œuvre qui, inspirée par l’insurrection conduite par Karađorđe, célébrait « l’étincellement » de la liberté slave et serbe.
Réponse à la théorie sur l’infériorité des Slaves et de l’Est orthodoxe
Le contexte politique et historique dans lequel vivaient le Monténégro et le peuple slave dans son ensemble fournissait certes à Njegoš des raisons d’introduire l’Europe dans l’espace thématique des Lauriers de la montagne, mais il y était aussi incité par l’ambiance culturelle de son temps. En effet, l’opinion publique occidentale, journalistique et scientifique, donnait une image négative des Monténégrins et, plus généralement, des Slaves balkaniques. Alors que la poésie populaire serbe s’affirmait et, du fait de sa beauté et de son côté monumental, pouvait se comparer aux épopées d’Homère, en Occident se développait un discours négatif sur les Balkans, le monde slave et la civilisation byzantine, s’échafaudait une théorie qui disait cette dernière inférieure et prônait la nécessité pour la culture européenne de se prémunir contre elle.[16] La consultation de la correspondance de Njegoš, nous apprend à quelles fortes pressions il fut soumis pour qu’il réfrène ses tribus dans leurs incessants heurts avec les Turcs. De plus en plus l’Europe jugeait ces escarmouches comme relevant d’un brigandage effréné dont les Turcs étaient les innocentes victimes. Njegoš reçut de fréquentes visites d’émissaires étrangers pour le mettre en garde, et, plus souvent encore, se fit « taper sur les doigts » lors de ses voyages en Italie et en Autriche. Dans ses missives aux diplomates et personnages publics occidentaux, il s’escrimait – tout compte fait, sans grand succès – à faire la preuve que les Monténégrins n’étaient pas des assassins et les Turcs des victimes, mais que ces derniers ne méritaient aucunement la bienveillance des pays chrétiens.[17]
Njegoš avait conscience que ses fortes têtes de montagnards n’étaient pas des saints, que la rapine et le banditisme ne leur étaient pas étrangers, mais l’insensibilité de l’Europe et son incompréhension de la nature du problème le meurtrissaient profondément : qu’importaient les attaques lancées par certains contre les domaines turcs situés à la frontière, l’essentiel était la résistance séculaire à l’oppresseur, l’ivresse de la liberté dans ses indociles montagnes. Ce point est clairement évoqué dans une correspondance échangée avec l’écrivain et philosophe Niccolò Tommaseo qui, le 31 mars 1848, lui envoya cette lettre de menace :
Il circule des rumeurs très offensantes qui ternissent Votre nom et celui des Slaves... Je ne veux y accorder foi, mais les pillages et incendies perpétrés par Vos gens dans les confins sans que s’ensuive un châtiment immédiat Vous couvriront d’ignominie, Monsignore… N’allez pas croire que les défilés monténégrins peuvent dissimuler au monde les méfaits commis par Vos compatriotes. Ces méfaits ne demeureront pas impunis… L’Europe a les yeux pointés sur Vous. Ma voix, faible, mais terrible parce que juste, s’élèvera afin que soient vengés les oppressés et le nom des coupables stigmatisé devant le monde entier par une légitime réprobation.[18]
La réponse de Njegoš vint le 21 avril 1848. Au terme d’un préambule tout en civilité protocolaire teinté d’amère ironie (« J’ai bien reçu votre missive du 31 mars qui m’a fort ébahi…) jaillit cet épanchement de colère :
Infâme calomnie ! Dieu sait quand sera levé le répugnant anathème qui frappe le nom des Slaves, quand l’aube de la vérité l’illuminera. Tout particulièrement à l’encontre de ce nid de liberté sempiternellement tonne la médisance. Dans l’histoire universelle en est-il une autre qui soit plus sanglante, plus effroyable que celle du Monténégro ? Le monde a-t-il vu un affrontement plus long, plus chevaleresque, plus terrible entre inégaux que celui livré par les Monténégrins après l’effondrement de l’empire au Kosovo ? La malignité et la diffamation ont dissimulé tout cela au monde et présenté la situation à rebours, ceci pour les quatre raisons ci-après : une, parce que nous sommes slaves et que la malédiction en tout lieu nous poursuit ; deux, parce que nos voisins, de tout temps, furent des ennemis de la liberté ; trois, parce que l’infernale semence de la discorde aura été plus dommageable à notre peuple que toutes les armes et la force des autres tribus ; quatre, parce que, pour certains actes de cruauté, les Monténégrins sont les disciples des Turcs et les commettent dans le simple respect de la coutume turque. »[19]
Ces rappels à l’ordre, très souvent inamicaux, émanaient aussi du protecteur russe dont la politique à l’égard de la Turquie dépendait des relations – fluctuantes et réciproquement insincères – avec les puissances occidentales. Des lettres de Njegoš que l’on a conservées, la majeure partie s’adressait au consul russe à Dubrovnik, Jeremija Gagić, et leur teneur était le plus souvent une tentative de justification suite à l’accusation lancée contre les tribus monténégrines, et contre l’évêque en personne, de n’en faire qu’à leur tête. Tout au long de son ministère, Njegoš aura vu en cet homme désagréable un tuteur imposé aux injonctions duquel il obtempérait à contre-gré.
L’image négative des Monténégrins et des Slaves du Sud dans l’opinion publique européenne est répercutée dans le récit de Draško sur Venise. Au serdar (chef) qui lui demande si, lors de la réception chez le prince, il fut question de nos contrées, le voïvode répond :
Il se mit alors à faire des enfantillages questionnant à propos de nos voisins Bosniaques et Albanais : "Quand ils attrapent – dit-il – un Monténégrin, qu’il tombe mort ou vif entre leurs mains, le mangent-ils, qu’en font-ils, dis-le moi ?"
[Traduction de Boris Lazić.]
Dans un autre passage, Draško raconte comment nos gens (« les Dalmates et les valeureux Croates ») sont abusés et entassés comme esclaves sur les galères. Quand il évoque le rapport de Venise aux Slaves des Balkans, Draško donne l’impression de s’exprimer entre les lignes : pour eux, nous sommes des assassins, des malandrins, des cannibales, et nous ne présentons d’intérêt que comme chair à canon pour la guerre et comme chiourme pour les galères.
Pour dire plus ouvertement les choses, l’épisode sur Venise et Les Lauriers de la montagne dans leur ensemble peuvent se lire également comme la « réponse » de Njegoš à l’opinion publique européenne pour qui les Balkans sont un lieu que « la civilisation à peine effleure ».
C’était la réplique enflammée du patriote et slavophile serbe dévoué à la « sainteté de la patrie ». À maints endroits, dans sa poésie comme dans sa correspondance personnelle, Njegoš élève la voix contre « l’allégeance faite à l’étranger » – dans son esprit, l’allégeance à l’Europe vers laquelle se tournait alors aussi une grande partie de l’intelligentsia serbe. Dans une lettre à Sima Milutinović, il déclare : « Nombre de Serbes ont pris leur essor sur la scène littéraire, mais tous quasiment optent ensuite pour l’étranger, sur ses autels ils brûlent l’encens serbe, ils font allégeance à l’étranger, l’admirent, et dédaignent tout ce qui est serbe… »[20]
Dans une lettre au prince Miloš datée d’août 1837, il lance une virulente diatribe contre la conception européenne défendue par Dositej Obradović sur l’instruction et les lumières, il la qualifie de « dépravée », d’« outrage à la sainteté slave qui est moquée », d’« arme de risée contre l’authentique piété ».[21] Aux yeux de Njegoš, Dositej Obradović est l’un de ceux qui ont « dédaigné tout ce qui était serbe » et « fait allégeance à l’étranger » en délaissant les valeurs nationales et chrétiennes.
Pour Njegoš, il n’est pas de lumières sans amour de la patrie, pas plus que l’inverse. Dans le célèbre poème Pozdrav rodu [Salut à la nation], il expose sa « philosophie du patriotisme » :
Là où est la nationalité, la vie est spirituelle et là où elle n’est pas, une grande statue sans âme… Le patriotisme, qu’est-ce donc ? L’électrisme, la vie, l’âme d’une âme bien née… Un cœur qui ne se bat pas pour son soi en vain s’est réveillé en la poitrine, avec du sang mort il ne fait que s’empoisonner.
Dans ce poème, à l’exemple de Sima Milutinović, son maître, Njegoš a forgé le mot svojost, le « soi ». Ȇtre soi, c’est être libre (comme le fait observer Milan Budimir, le mot slave svoboda, la liberté, a pour racine svoj : ce qui est à soi). L’appartenance à son peuple est la première caractéristique de l’homme, le lien vivant entre l’individu et son peuple est ce qui l’élève au-dessus de la « léthargie animale » et le fait se rapprocher de Dieu. Nul ne saurait être soi, c’est-à-dire libre et, conséquemment, un homme, sans ressortir de quelque chose de saint, purifié au cours des siècles, reçu de Dieu. Sans amour de la patrie, un homme n’est donc pour Njegoš qu’un cadavre vivant, « une grande statue sans âme ». Accepter l’étranger, dédaigner son « soi », c’est pécher contre les fondements mêmes de la vie, contre l’ordre divin. L’amour de la patrie est l’essence de la vie, l’essence de l’âme, (« l’âme d’une âme bien née »).
Dans l’épisode sur Venise s’est exprimé un Serbe nourri de l’exaltation du Kosovo qui imprègne le code éthique du joueur de guzla, un slavophile fervent qui espérait, appelait de ses vœux le jour du réveil slave de son « sommeil de mort ».
« Ta tâche est immense, qui fait prendre à l’Europe une nouvelle forme, elle efface l’infâme souillure du visage des nombreux slaves qui, jusqu’à ce jour, n’étaient rien sinon de pauvres esclaves que l’on vendait, les journaliers d’autres peuples… Pourquoi cette accoutumance à l’esclavage ? Pourquoi cette méconnaissance de nos forces ? Pourquoi cette ivresse aveugle qui gouverne les Slaves et les fait, de leur propre chef, s’entraver dans les fers d’autrui ? », écrit Njegoš au ban croate Josip Jelačić le 20 décembre 1848, au plus fort de l’effervescence révolutionnaire en Autriche-Hongrie et alors que lui paraît advenu le jour du « maintenant ou jamais ».[22]
La même année, il écrit à un slave habitant Trieste :
Pauvre de nous ! Que serait une Europe sans esclaves si elle n’avait pas les Slaves ?! Toujours je suis surpris, sans être jamais stupéfait, de voir combien un esclavage ignominieux peut être aussi doux à certains hommes. Ils sont tels des chiens, car un chien tire sur sa chaîne pour se libérer mais, sitôt sa liberté recouvrée, il se précipite aussi vite vers sa chaîne pour qu’on le rattache.[23]
La manière dont Njegoš entend la nature de la race slave et sa soumission depuis des siècles à la puissante Europe s’inscrit parfaitement dans l’esprit du mouvement slavophile qui, à la fin des années 1840, voit le jour en Russie et dans le monde slave tout entier. On retrouvera cette caractérisation identitaire des Slaves un peu plus tard, chez le grand penseur slavophile Nikolaï Danilevski. La substance de cette représentation relève d’un paradoxe mystérieux, inexplicable : en dépit des nombreux indices de sa propre force et vitalité, le monde slave porte en lui le trait de la soumission, de l’esclavage et de la terreur qu’il éprouve face à l’Europe.[24]
Controverses : la relation de Njegoš à l’Europe
Les considérations ci-dessus ne doivent nullement être interprétées comme cherchant à démontrer l’anti-européanisme rigide, aveugle de Njegoš. Bien au contraire, cet exposé se proposait d’apporter la preuve qu’esprit libre, Njegoš tenait l’enracinement de l’homme dans son sol et dans sa destinée pour la condition de l’acceptation des hautes valeurs de la civilisation occidentale.
Dans le récit de Draško sur Venise, il introduit les controverses suscitées par sa propre relation à l’Europe. En témoigne un simple examen de la structure des Lauriers de la montagne et des faits que l’on connaît de l’existence du poète et qui sont attestés dans sa correspondance et les entrées de son journal. D’un côté, il était un disciple de la culture, de l’art et des avancées de l’Europe en matière de civilisation. L’Europe l’attirait non seulement par ses grands poètes dont certains l’influencèrent fortement dans son œuvre créatrice (Dante, Milton, Goethe, Byron, Lamartine…), mais aussi par son architecture, sa peinture, ses idées scientifiques et celles sur l’éducation. En conséquence, il étudia les langues européennes, chercha en Europe une assistance dans ses fonctions d’homme d’État et des remèdes pour soigner sa grave maladie, il avait des amis à Trieste, Venise, Vienne… D’un autre côté, l’Europe lui inspirait frayeur et répulsion car il voyait en elle un danger pour les fondements mêmes de la vie. C’était là le regard que portait un ardent patriote serbe, un Slave, un chrétien orthodoxe, mais, aussi, un penseur préoccupé par le mystère de l’homme et de l’existence.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Резиме
драшко у млецима : слика европе у горском вијенцу
У овом раду анализирана је епизода ''Драшко у Млецима'' из Његошевог Горског вијенца, из перспективе ''сукоба цивилизација'' као једног из мноштва значењских токова спева. У позадини главног сукоба: азијатски ислам (Турци) – православно хришћанство (српска племена из Црне Горе), одвија се још један ''судар светова'', који би се, у духу савремене геополитичке терминологије, могао одредити као однос: Европа и Срби. У овој епизоди, кроз причу једног од племенских главара, војводе Драшка, Његош суочава два морална поретка и два виђења живота: примитивни свет балканских горштака и слику једног од најдинамичнијих медитеранских градова – Венеције, у којој су оличене вредности евро-пске цивилизације уопште. На тај начин се, кроз призму херојског ратничког кодекса, сагледавају тамне стране просвећене Европе: општи морални беспоредак и деградирање свих узвишених вредности постојања – слободе, правде, истине, човечности, Бога.
Кључне речи
Петар Петровић II Његош, Горски вијенац, сукоб цивилизација, Срби, Црногорци, Балкан, Млеци, Европа.
Summary draško in venice: the image of europe in the mountain wreath
In this paper the episode “Draško u Mlecima” from The Mountain Wreath (“Gorski vijenac”) written by Petar II Petrović Njegoš has been analysed as an instance of “clash of civilizations”, which is one of the many layers of meaning in the epic poem. In the background of the main conflict: Asian Islam (Turks) vs Orthodox Christianity (Serbian tribes from Montenegro) one more “clash of the worlds” is taking place, which in the sense of modern geopolitical terminology can refer to the relation between Europe and the Serbs. In this episode, through the story of one of the tribe’s chieftains, Duke Draško, Njegoš confronts two moral orders and two perceptions of life: the primitive world of the Balkan highlander and the image of one of the most dynamic Mediterranean cities, Venice, in which the values of the European civilization in general are depicted. The dark sides of enlightened Europe are thus perceived in relation to the heroic warrior’s code: common moral disorder and degradation of all the virtues of divine existence – freedom, justice, truth, humanity, God.
Key words
Petar II Petrović Njegoš, The Mountain Wreath, clash of civilizations, Serbs, Montenegrin, Balkan, Venetians, Europe.
NOTES
[1] Il existe trois traductions en français de cette célèbre œuvre de Njegoš, publiées sous les titres différents : Les Lauriers de la montagne, trad. du serbe par Divna Vékovitch, préface de Henri de Régnier, Paris, Berger-Levrault, 1917 ; La Couronne de la montagne, éd. bilingue, trad. du serbe par Vladimir André Cejovic et Anne Renou, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2010 ; La Couronne de montagne, traduction, introduction et notes : Antoine Sidoti et Christan Cheminade, Paris, Non-lieu, 2010. Une quatrième traduction, faite par Boris Lazić, est en attente de publication. [Note de l’éditeur.]
[2] Dans son livre Sukob civilizacija [The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order], Podgorica, 1998, Samuel Huntington souligne que la Turquie est la seule puissance à avoir sérieusement menacé la domination planétaire de la civilisation occidentale depuis son établissement aux environs du Xe siècle de notre ère.
[3] Nombreux sont chez Njegoš les passages comme celui-ci, par exemple dans les poèmes Orao i svinja ili naša braća podmićena od Turaka [L’Aigle et les cochons, ou nos frères soudoyés par les Turcs] et Crnogorac zarobljen od vile [Le Monténégrin captif de la nymphe] et, surtout, dans Lažni car Šćepan Mali [Le Faux tsar Šćepan le Petit].
[4] Pour ce qui est de la logique interne des Lauriers de la montagne, voir : Jovan Deretić, Kompozicija « Gorskog vijenca » [La Composition des « Lauriers de la montagne »], Podgorica, 1966 ; Dragiša Živković, « Epopejična inspiracija Njegoševa » [L’inspiration épique de Njegoš] dans Evropski okviri srpske literature 3 [Les Cadres européens de la littérature serbe 3], Belgrade, 1994.
[5] À l’époque de la parution des Lauriers de la montagne n’existait au Monténégro aucun endroit d’habitation susceptible de porter le nom de ville. Seule Rijeka Crnojevića avait la taille d’un bourg. Les uniques bâtiments d’allure « municipale » à Cetinje étaient le monastère et Biljarda.
[6] Kolo : sorte de ronde, danse populaire. [NdT.]
[7] Pero Slijepčević, « Nekoliko misli o Njegošu kao umetniku » [Quelques réflexions sur Njegoš en tant qu’artiste] dans Sabrani ogledi |Essais choisis] 1, Belgrade, 1956.
[8] Milan Budimir, « Kočićev mesijanizam » [Le messianisme de Petar Kočić], in Balkanski vidici [Horizons balkaniques], Belgrade, 1969, p. 241.
[10] Gorski vijenac [Les Lauriers de la montagne], Cetinje - Belgrade, p. 72.
[12] Milo Lompar, « Luča mikrokosma i pitanje o duši » [La Lumière du microcosme et la question de l’âme] in Luča mikorokosma, Belgrade, 2002, p.13.
[13] Milorad Ekmečić, Dugo kretanje između klanja i oranja – istorija Srba u novom veku (1492-1992) [Le Long voyage entre abattage et labourage – histoire des Serbes dans le nouveau siècle (1492-1992)], Belgrade, 2007, p. 78.
[14] Njegoš relate cet épisode dans l’une de ses premières lettres après qu’il eut pris la direction du Monténégro, lettre envoyée au consul de Russie à Dubrovnik, Jeremija Gagić, le 20 décembre 1830. Pisma [Lettres], Cetinje - Belgrade, 1982, p. 13.
[15] Milorad Ekmečić, op. cit., p. 79.
[16] Le père de ces théories est le philosophe catholique français Joseph de Maistre : dans Du pape (1819), il montre que la différence entre l’Est et l’Ouest est enracinée dans le temps d’avant la chrétienté et que la philosophie grecque a toujours contenu en elle le germe du séparatisme ; il tire cette conclusion du fait qu’elle était partagée en diverses écoles – en diverses « hairesis ». Ainsi la religion grecque est-elle imprégnée de l’esprit durable de l’hérésie. Se greffent à Joseph de Maistre des théories ouvertement racistes, celle, par exemple, de l’historien bavarois Jakob Philipp Fallmerayer qui, en 1830, démontre que les Grecs modernes ne descendent pas des antiques Hellènes mais de tribus inférieures immigrées – slaves, albanaises, valaques. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853), Arthur Gobineau affirme que le mot « serbe » désigne le membre d’une race inférieure ; ont repris ces théories à leur compte et les ont « enrichies » de nouvelles « preuves » l’historien hongrois Josef Etves et le père du nationalisme croate moderne Ante Starčević. Après la Première Guerre mondiale, elles ont trouvé leur application dans le mouvement idéologique Les Sauveurs de l’Occident dans les pays de l’Europe centrale. (Les données utilisées dans cette note sont extraites du texte de Milorad Ekmečić Encounter od "Civilizations and Serbian Relations with Europe" [La rencontre des civilisations et les relations de la Serbie avec l’Europe] dans le recueil Evropa i Srbi [L’Europe et les Serbes], Istorijski institut SANU, Belgrade, 1996, p. 21-33.)
[17] En guise d’illustration, une lettre à Vinćenac Balarin datée du 9 juin 1846 dans laquelle il est dit : « Les Turcs sont de nos jours encore les ennemis des chrétiens comme ils le furent au XIVe siècle… Ils sont encore et toujours les mêmes barbares inhumains, quoiqu’ils se montrent à l’Europe derrière un masque fallacieux. » (P. P. Njegoš, Pisma [Lettres], Belgrade, Prosveta - Cetinje, Obod, 1982, p. 143.)
[24] Dans Rusija i Evropa [La Russie et l’Europe], dans le chapitre intitulé « Evropejština – bolest ruskog života » [L’Européanisme, maladie de l’existence russe], Nikolaï Danilevski déclare : « Nous [les Russes] sommes comme ces dandys qui, dans leur désir de fréquentation du beau monde, doutent que leurs manières soient suffisamment mondaines. Ils s’évertuent en permanence à ce que leurs poses, gestes, démarche, habits, regards, conversations soient marqués au coin du bon ton, de la bienséance. Néanmoins, même s’ils se montrent à leur avantage et ne sont pas stupides par nature, ils ne peuvent qu’afficher leur balourdise et ne rien proférer d’autre que des stupidités. N’en va-t-il pas de même avec notre intelligentsia qui sans cesse regarde en arrière et tend l’oreille à ce que dira l’Europe ? … Nous avons élevé l’Europe au grade de juge suprême de la valeur de nos actes. » (Nikolaï Danilevski, Rusija et Evropa, Belgrade, Dosije, 2007, p. 228, traduit du russe par Pavle D. Ivić).
Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012
Pour citer cet article :
Babić, Duško, « Draško à Venise : l'image de l'Europe dans Les Lauriers de la montagne », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 115-131.
Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr
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