Ce furent les médecins français qui, les premiers pendant la Première Guerre mondiale, firent aimer encore davantage, parmi la population de Serbie, le beau nom de la France. Cela se passait en 1915, à l'époque où sévissait la terrible épidémie de typhus qui faisait des ravages dans tout le pays. Les médecins serbes, qui avaient fait face au fléau avec un admirable esprit de sacrifice, avaient perdu une moitié de leurs effectifs. Des localités entières s'étaient transformées en cimetières ; partout, des scènes d'enfer s'offraient aux regards. C'est alors que notre gouvernement demanda secours aux alliés. En France, le ministre de la Guerre adressa une circulaire aux médecins militaires, demandant à ceux qui voulaient bien partir pour la Serbie combattre le terrible fléau, de répondre sans délai, par télégramme. On avait demandé 100 volontaires : 3 400 répondirent immédiatement à l'appel, se déclarant prêts à partir. Ces chevaliers de la science et de l'humanité firent preuve d'un courage extraordinaire, d'une activité fiévreuse, d'un dévouement sans bornes...
Cependant, ce ne fut qu'un prélude. L'armée et une grande partie du peuple avaient quitté le sol de la patrie, bravant le malheur, la défaite, le froid, la famine, la mort, s'engageant sur la route de l'exil pour échapper à l'esclavage et continuer la lutte. Ceux qui étaient arrivés à Scutari ressemblaient à des fantômes. II fallait agir d'urgence pour transporter dans un lieu relativement sûr notre armée, notre population civile, plusieurs milliers d'enfants. C'est alors que la marine française, aidée de certaines unités de la flotte britannique et italienne, effectua efficacement cette gigantesque opération de sauvetage. En moins de deux mois, toutes les unités de l'armée serbe qui avaient échoué sur la côte adriatique albanaise, avaient été transportées à Corfou. Là, exténués par la famine et la fatigue, les soldats serbes moururent par milliers devant cette Mer Adriatique pour laquelle ils avaient tant combattu.
L'Illustration de Paris, dans un reportage de cette époque, faisait le récit des scènes poignantes dont les Français avaient été les témoins à Corfou : « Les plus résistants parmi les survivants de cette armée de fantômes avaient dressé des tentes et tenaient dans leurs mains, pieusement, comme une hostie, le bon pain blanc, envoyé de France. Les infirmiers français s'empressent auprès d'eux, allant de l'un à l'autre, soulageant les douleurs de celui-ci par une cuillerée de lait, lavant cet autre qui, sur l'épaule écrasée n'avait pour pansement qu'une feuille de journal attachée à une ficelle. »
Les médecins français, les soldats français, étaient admirables de dévouement, d'abnégation dans un travail où il fallait souvent surmonter le dégoût et des horreurs sans nom. C'est en ces heures-là que prenait naissance une fraternité qui défie l'oubli. Dans ces moments-là, on pouvait voir de vieux soldats serbes de la division du Danube, pleurer le jour où ils faisaient leurs adieux aux soldats français du 6-ème régiment de chasseurs qui rentraient dans leur partie.
C'est grâce aux efforts persévérants des missions militaires et médicales françaises, comme par l'effet d'une baguette magique, que cette cohue d'hommes déguenillés, faméliques, squelettiques, infirmes et exténués, se transforma en quelques mois seulement en une armée robuste, bien équipée et bien armée, animée de l'esprit du combat et de la victoire. C'est grâce à la sollicitude de la France que l'armée serbe ressuscita de ses cendres...
La France, à cette époque, n'a pas sauvé uniquement notre armée ; elle a accompli une autre action généreuse : en même temps que notre armée, elle a sauvé aussi ce que nous avions de plus précieux et de plus cher : notre jeunesse. Environ 4 000 de nos enfants furent hébergés dans les écoles françaises, secondaires et professionnelles. Plus de 1 000 de nos étudiants et étudiantes furent admis, par la suite, dans les universités de France. Parmi ceux-ci se trouvait un petit nombre de nos frères Croates et Slovènes qui avaient réussi à s'échapper de la Double Monarchie. La France les accueillit avec la même cordialité que la jeunesse de Serbie.
En novembre 1915, pendant que nous étions encore dans notre pays, mais en train de battre en retraite devant l'invasion ennemie, le Parlement français avait voté une résolution aux termes de laquelle la France décidait d'accorder aux élèves d'écoles serbes la même hospitalité, qui avait déjà été accordée aux élèves d'écoles belges. Faisant connaître cette décision aux recteurs des Académies, le ministre français de l'Instruction publique, M. Honorat, ajoutait ces quelques mots simples mais si humains : « Je n'ignore pas les difficultés que cette œuvre soulèvera dans sa mise en application, mais il est des actions généreuses pour lesquelles la France doit être toujours prête. On ne pourra pas dire que nous sommes restés insensibles et impuissants devant de tels malheurs. »
En effet, les difficultés étaient énormes. Dès le premier jour de la guerre, un grand nombre d'écoles françaises avaient été converties en hôpitaux ; l'internat se maintenait à grand-peine à coups d’expédients ; tous les lits disponibles étaient réquisitionnés pour le service sanitaire de l’armée ; les professeurs étaient mobilisés en grand nombre. On avait dû hospitaliser déjà beaucoup d'enfants français échappés des régions envahies ainsi que de petits Belges. Et voilà qu'à présent il fallait, dans ces locaux déjà trop étroits et dans des conditions générales très difficiles, accueillir des milliers de jeunes Serbes.
Apprenant que la France ouvrait ses bras pour nous accueillir – écrivait un professeur serbe – une joie indescriptible s'empara de ces pauvres enfants épuisés, marchant sur les chemins glacés d'Albanie. « Nous nous sommes mis à chanter, avait noté l'un d'eux dans son journal ; nous partions pour la Terre promise ». Un autre enfant avait écrit ces mots naïfs et touchants : « Après avoir franchi la frontière italo-française, j'ouvris la fenêtre, me penchai au dehors et me mis à aspirer avidement l'air de la France. Tout le paysage, sous le clair de lune, me paraissait étrange. Le parfum de fleurs qui se répandait de toutes parts et qui, par bouffées intermittentes, pénétrait dans notre train, me disait : Il n'y a plus de misère pour vous ; c'est ici le terme de vos souffrances. Et le parfum avait dit la vérité. »
Le 26 mars 1915, dans toutes les écoles de France, fut organisée la Journée scolaire serbe. Ce jour-là, qui restera profondément gravé dans notre mémoire reconnaissante, la noble France, par l'intermédiaire de son ministre de l'Instruction publique, M. Albert Sarraut, avait eu cette idée délicate de rendre un immense et unanime hommage dans plus de cent mille de ses écoles, à sa petite alliée lointaine et fidèle. Dans les cœurs de trois millions de jeunes Français, on insufflait ce jour-là la sympathie et l'admiration pour notre peuple, en leur faisant le récit de son infatigable courage, de son abnégation patriotique, de son amour de la liberté et de la justice, de ses souffrances, de ses triomphes, de ses espérances. C'était une touchante, une magnifique apothéose de notre nom national.
A propos de La journée serbe, Le Petit Journal, le 28 mars 1915
« Saluez de votre profond hommage, disait à cette occasion M. Albert Sarraut, organisateur de cette journée, saluez de votre reconnaissance infinie ceux qui ont été d'admirables et sublimes artisans de votre avenir. Rendez-leur hommage et aidez-les de tout ce que peut donner votre cœur, votre pensée, votre bras... que votre cri d'amour, de tendresse fraternelle, parvienne là-bas, sur les rives de la Drina, pour réconforter ce peuple admirable... » Et l’illustre écrivain Maurice Barrès, dans son message adressé en cette journée à la jeunesse française, lui disait : « Ecoliers et écolières, apprenez bien ce que vous enseigne cette journée et cette année... Les peuples vivent de courage comme ils vivent de pain. Et c'est parce qu'au cours de ces huit mois elle a mangé de ce pain sanglant, que la Serbie a pris place parmi les premiers peuples du monde... »
Et notre vieil ami Ernest Denis, qui a si généreusement obligé toute la nation yougoslave, annonçait de façon prophétique à la jeunesse parisienne rassemblée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, que David avait terrassé Goliath et que l'Autriche ne se remettrait jamais du coup mortel que la Serbie lui avait assené. Glorifiant le puissant patriotisme de notre race, qui est de cette essence sublime qui confère l'immortalité, unissant les vivants aux morts et aux générations futures d'un peuple, il s'exclamait de façon pathétique : « Vous souvenez vous de la Main divine, cette merveilleuse sculpture de Rodin – une énorme main qui pétrit la glaise d'où sort un monde nouveau-né ? La Serbie est l'un des cinq doigts de cette main divine qui modèle l'avenir. »
Avec les petites oboles données ce jour-là par les élèves de toutes les écoles françaises pour les victimes serbes de la guerre, fut réunie une énorme somme. Partout, après les conférences s'accompagnant d'acclamations enthousiastes adressées à notre peuple, les élèves chantaient l'Hymne national serbe et la Marseillaise. Les élèves des écoles primaires avaient comme devoir d'écrire six fois de leur plus belle écriture « Hommage et gloire au vaillant peuple serbe, notre ami et notre allié ». Le lendemain, les journaux écrivaient : « Jamais un pays n'avait reçu un tel hommage de sympathie et d'admiration.» Beaucoup de petits Français ont adressé ce jour-là en Serbie, à leurs petits amis lointains et inconnus, leurs messages d'affection et d'espoir. Parmi ces correspondants, il y avait des enfants de sept ans dont les lettres étaient touchantes.
Nos élèves furent accueillis dans quatre-vingts localités diverses, depuis les grandes villes, telles que Paris et Lyon, jusqu'aux bourgades les plus reculées. Partout, un accueil solennel les attendait. Le préfet, le maire, toutes les autres autorités civiles et militaires et une foule nombreuse avec des fleurs et des cadeaux attendaient partout, dans les gares pavoisées aux drapeaux serbes, leurs jeunes hôtes. Quand le train s'arrêtait, retentissaient des acclamations.
A travers tout le pays, se manifesta un élan unanime de compassion où l'âme française se révélait avec tout ce qu'elle avait de plus humain et de plus fraternel. Le Comité franco-serbe envoyait de Paris, pour chaque élève, du linge, des vêtements, un peu d'argent de poche ; on formait partout des comités qui collectaient des secours en argent et en objets. Dans certaines écoles, les élèves français adoptèrent leurs nouveaux camarades, assumant les frais de leur pension. De toutes les classes sociales, de tous les milieux arrivaient au ministère de l'Instruction publique des demandes de particuliers pour prendre en charge les frais d'entretien de quelque petit Serbe. Ces demandes émanaient souvent de gens de très modeste condition. L'un de ceux-ci écrivait : « Ce petit partagera notre amour et nos moyens matériels ; nous nous attacherons à en faire un fils digne de ses ancêtres héroïques... »
Ces petits étrangers retrouvaient une seconde patrie, et, sans famille, ressentaient de nouveau la chaleur du foyer familial adoptif. Et, bientôt, leurs joues pâles reprirent des couleurs ; dans leurs grands yeux francs le sourire avait déjà effacé le reflet douloureux des horreurs vécues. Leur fierté et leur confiance juvéniles se réveillèrent à nouveau, et, au milieu des infortunes et des perturbations générales, dans leurs refuges paisibles et chaleureux, ils avaient la possibilité de travailler, de se souvenir, d'espérer...
Cité d'après : Mihailo B. Milošević (dir.), Amitié franco-yougoslave, Belgrade, 1969, p. 85-90.
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