Nos oreilles sont tellement abasourdies par le tumulte de la vie quotidienne qu'elles entendent de plus en plus rarement cette douce voix du passé qui, tel un flux enchanteur, réchauffe les cœurs et ennoblit les âmes. A l'heure actuelle, elle nous fait évoquer un émouvant conte biblique qui se situe à une époque très lointaine...
Après avoir, dans la défense de son foyer natal, versé beaucoup de sang, tout un peuple – des combattants, des vieillards, des femmes et des enfants – pour échapper à l'esclavage, a pris la route de l'exil à travers des régions désertes et quasi-infranchissables, pour atteindre la côte azurée de l'Adriatique. Mais les vagues de celle-ci ne se sont pas écartées devant lui pour le laisser passer, comme le firent jadis les flots de la Mer Rouge devant le peuple d'Israël. C'est en vain qu'il tendait ses mains vers le ciel : de là-haut, au lieu de la manne miraculeuse, c'étaient des bombes qu'il recevait. C'est en vain qu'il attendait une aide de ses voisins : ceux-ci spéculaient sur son infortune. Mais au moment où il commençait à perdre tout espoir, voici qu'apparurent à l'horizon les bateaux de l'allié lointain et ce qui put être sauvé ressuscita dans une île ensoleillée. Mais l'allié lointain fit encore plus : il sauva l'avenir de son ami malheureux en sauvant sa jeunesse. Bien que lui-même meurtri et en grand péril, il transporta par-delà les mers les jeunes réfugiés, leur ouvrant généreusement les portes de sa maison et de ses écoles. Ainsi donc, au plus fort de la tempête et de l'angoisse générale, des milliers de ces jeunes gens, installés dans toutes les régions de la terre promise, dans laquelle les avait emmenés une sorte de Providence, se préparèrent à remplacer dignement leurs pères tombés sur les champs de bataille. Après avoir passé trois années entières dans ce calme refuge à l'abri des périls et des soucis, alors que la mort faisait des ravages autour d'eux, ils purent rentrer dans leur Patrie libérée et unie, ayant atteint la maturité, pleins de confiance dans la vie et dans l'avenir de leur pays ...
Le temps vole. Les événements se succèdent et se précipitent. L'oubli engloutit les hommes et les peuples. L'unique salut, l'unique abri dans ce naufrage général, c'est le souvenir. Qui n'en a pas, son âme est plate ; il est mort avant d'avoir expiré. Malheur aux oublieux car ils seront eux-mêmes oubliés. Heureux ceux qui se souviennent : leur vie est un poème harmonieux liant le passé à l'avenir.
C'est ce que pensent et ressentent ces milliers de Serbes chez lesquels le souvenir du passé est toujours vivant, car le peuple dont nous avons décrit le Golgotha, c'est nous, et le pays ami qui nous a obligés à tout jamais, c'est la France ...
Sur la vie de nos élèves, lycéens et étudiants, en France, on pourrait écrire tout un grand livre d'histoire, un roman ou une épopée. A cette occasion, je me bornerai à retracer quelques traits seulement de ce chapitre extraordinaire de notre histoire nationale et à évoquer deux ou trois souvenirs.
Dès le début même de la Grande Guerre, la France avait eu l'intention d'accueillir un certain nombre de nos élèves dans ses écoles. Après notre débâcle, une résolution à cet effet fut votée par le Parlement français. Le Gouvernement français envoya alors en Albanie une mission au-devant de nos élèves. Le bateau à bord duquel elle se trouvait fut torpillé, plusieurs infirmières trouvèrent la mort dans les flots, le chef de la mission, le professeur Vittas, excellent nageur, réussit cependant à se sauver. Ce prologue tragique n'est pas suffisamment connu. Le transport de nos élèves commence à partir du mois de décembre 1915, transport du pays de la mort vers la terre du salut ; des sinistres côtes rocheuses albanaises vers les côtes fleuries de Provence.
Je ne saurais jamais oublier ma rencontre, à la gare de Marseille, avec le groupe d'élèves qui m'avait été confié. Alignés sur le perron, dans leurs vestes décolorées, les yeux enfoncés reflétant les horreurs de la retraite, ces garçons exténués ressemblaient à des naufragés, ce qu’ils étaient en réalité. Dans le train, ils se détendirent et chacun montra sa vraie nature... A Lyon, à l'entrée du train en gare, un élève, penché au dehors, poussa un cri joyeux : « Un drapeau serbe ! »… Et, une fois sur le perron, nous nous précipitâmes tous sous ce symbole tricolore, comme si nous avions aperçu un coin du pays natal. C'est là que les délégués d'Annecy attendaient les élèves qui voyageaient dans le même train que nous.
Excelsior, le 31 décembre 1915
Nous voici enfin à Paris. Sur le perron nous sommes attendus par M. Milenko Vesnić, notre ministre en France, par M. Jovan Žujović, chef de l'Office scolaire, accompagnés de quelques Français. Une brume glaciale autour de nous et dans nos âmes. Les poignées de mains sont échangées en silence comme à un enterrement. Puis le cortège de rescapés, portant leurs besaces amorphes ; murmures compatissants de voyageurs : « les élèves serbes !... Les pauvres !... » Les voyageurs et les cheminots eux-mêmes s'arrêtaient devant ce spectacle touchant jusqu'aux larmes. Le déjeuner fut servi dans la cantine militaire de la gare où notre Ministre adressa quelques paroles chaleureuses aux élèves. Les autocars nous emmenèrent au Lycée Lakanal, à six kilomètres au sud de Paris. Comme notre misère contrastait avec le lycée magnifique, l'un des plus grands en France, avec ses colonnades à perte de vue, au milieu d'un parc en fleurs, qui autrefois avait appartenu à l'illustre Duchesse de Mun ! Après un accueil cordial, les élèves prirent un bain, changèrent de linge et firent une sieste avant le dîner ; quand ils firent leur apparition dans la salle à manger, reposés et déridés, ces jeunes gens eurent la sensation d'avoir été tirés par une main miraculeuse du fond de l'abîme dans lequel ils avaient été précipités.
L'adaptation à la discipline de l'Internat s'est faite tout de même plus aisément que l'on ne pouvait s'y attendre. En effet, ce n'était pas facile de mettre au pas ces jeunes garçons qui avaient passé par tant de dures épreuves et dont le jeune cœur avait été aigri par les adversités du sort. Mais les Français sont de bons psychologues, capables de tout comprendre et de tout pardonner. Et c'est justement dans cette bienveillance paternelle que réside la grandeur de leur œuvre. C'est uniquement grâce à ce sentiment qu'ils ont été à même de surmonter toutes les difficultés soulevées par l'hébergement de ces groupes d'enfants étrangers, dans leurs internats réglés d'une manière chronométrique.
A de rares et inévitables exceptions près, nos élèves se sont partout appliqués à s'adapter à la discipline générale, qui d'ailleurs à leur égard n'était pas très rigoureuse. Dans des rapports, qui n'étaient pas destinés au public, M. Janel, censeur de Lakanal, et M. Ménager, professeur de français, qui aimait bien nos élèves, portaient sur ceux-ci un jugement favorable : sur leur curiosité intellectuelle, leur application au travail, leur conduite générale. Très rapidement, ils se sont liés d'amitié avec les jeunes Français du même âge, qui les avaient accueillis cordialement. Leurs progrès en français ainsi qu'en d'autres matières de classe ont été remarquables.
Outre l'intérêt qu'ils portaient à l'enseignement fait en français, ces jeunes gens s'intéressaient vivement à la littérature yougoslave. Ils collaboraient à la revue La Patrie serbe, fondée en 1916 par le professeur Dragomir Ikonić, publiaient leurs petites feuilles lithographiées, telles que le Skerlić, qui paraissait à Uzès, Patrie de Racine, dans la rédaction du professeur Mihailo Milanković, et le Srpski Orlić (Aiglon serbe), édité par les élèves du Lycée de Bastia, en Corse. De nombreux élèves traduisaient en serbo-croate des fragments d'œuvres françaises, et essayaient de faire des vers.
Soucieux de nous aider à maintenir nos coutumes et à nous donner l'illusion de la Patrie, les Français ont apporté partout leur concours à l'organisation de la fête de Saint Sava qui, par la suite, est devenue une tradition en France, surtout à Paris, comme s'il s'agissait d'une fête française. La première célébration de cette fête, loin de la Patrie opprimée, au milieu de périls mortels qui menaçaient les Alliés, avait été triste. Elle aura été pourtant une anticipation de celle qui sera célébrée à Paris en janvier 1919, dans l'allégresse de la victoire, trois mois après l'armistice et moins de deux mois après la formation de l'unité yougoslave, en présence de personnalités françaises et yougoslaves des plus éminentes.
Pendant les visites, faites le dimanche à leurs correspondants, parmi lesquels il y avait des personnalités très distinguées, comme par exemple MM. Louis Havé et le chirurgien Brockas, professeurs à l'université, René Bazin, membre de l'Académie française, auteur de la « Famille des Oberlé », nos élèves, sauf de rares exceptions, se conduisaient très convenablement. Les parents de leurs camarades français les accueillaient comme leurs propres enfants. Cette attention témoignée aux jeunes Serbes peut être appréciée à sa juste valeur uniquement par ceux qui savent combien les familles françaises sont difficilement accessibles, surtout aux étrangers.
Notre jeunesse en France était l'objet d'une sollicitude particulière. A cet égard se signalaient surtout les femmes et les mères françaises, et notamment le « Comité franco-serbe » que des Françaises distinguées avaient fondé dès le début de 1915, et qui comptait un grand nombre de sous-comités. Des dizaines de milliers de nos réfugiés – dont deux mille élèves – se souviennent de la charmante rue des Petites écuries, numéro 27, où ils entraient en haillons et d'où ils sortaient mis à neuf des pieds à la tête. Tout cela grâce aux soins de quelques femmes généreuses, en tout premier lieu à ceux de Madame Emile Haumant et de Madame Victor Bérard, qui, en accomplissant un infatigable travail de volontaires, avaient obtenu cet admirable résultat d'épargner au Comité la moindre dépense pour les frais de personnel et de correspondance, étant donné qu'elles avaient assumé tout le travail ! Dans toute la France s'étaient formés des comités de secours aux Serbes. A Frontonas, près de Lyon, par exemple, un Français généreux, M. Adrien Gilly, industriel, avait pris à sa charge, avec le concours de quelques amis, l'entretien de toute une colonie serbe qui avait son propre instituteur, son propre médecin, son propre curé...
Pour juger combien large, combien touchante avait été la compassion française dans nos malheurs, il suffit de citer quelques-uns seulement des innombrables petits exemples à cet égard.
Aussitôt après mon arrivée au Lycée Lakanal, j'ai reçu par chèque postal d'une Française anonyme une somme s'accompagnant de ces quelques mots simples : « Pour que chacun des vingt-cinq élèves serbes qui sont arrivés à Paris, reçoive un petit cadeau à l'occasion de la Noël serbe ». Peu de temps après parvint d'Algérie un gros panier plein de magnifiques mandarines envoyées par un avocat de Tizi-Ouzou, M. Camille Massador, et accompagné d'une lettre pleine d'admiration pour notre peuple et ses chefs. Un photographe avait photographié nos élèves et avait envoyé à chacun d'eux plusieurs copies sur du papier à lettres. M. Barnaud, professeur de géographie à Lakanal, lorsque, dans ses cours, le tour était venu de la péninsule balkanique, cédait la chaire au professeur serbe, pour lui donner l'occasion de parler de son pays aux jeunes Français. Et c'était ainsi partout. La société « La Nation serbe en France » recevait régulièrement, chaque mois, entre autres envois en argent, celui d'un facteur domicilié à Petites-Dalles... A ces sympathies et à cette admiration pour notre peuple les lycéens français ont donné une expression symbolique en se cotisant pour réunir une somme avec laquelle ils ont fait cadeau au prince-régent d'une épée d'honneur, travail du fameux maître André Faliz.
Ce puissant courant de sympathie témoigné à nos souffrances et à notre lutte, a trouvé son écho aussi dans la littérature française. Toute une anthologie pourrait être composée avec des pages consacrées au Golgotha serbe par des grands noms, tels que Jean Richepin, Edmond Rostand, Henri de Régnier et jusqu'à d'autres moins réputés mais non moins dévoués. Parmi les innombrables poèmes en l'honneur de la Serbie, nous reproduirons quelques strophes d'Auguste Villeroy, qui évoquent la retraite de nos enfants (et présagent leur avenir) :
Pauvres êtres aux faces hâves,
Fils martyrs d'un peuple martyr,
Qui, de Belgrade à Monastir,
Roulez, lamentables épaves ;
Bambins que chassent, éperdus,
Tout pâles dans la neige pâle,
L'invasion et la rafale,
Au hasard des sentiers perdus.
Qu'importe le froid des chemins
Et les pierres où l'on s’écorche !
Enfants, vous portez une torche
Qui resplendit entre vos mains !...
Ne vous arrêtez pas ! Marchez !
Allez ! Chaque pas que vous faites
Vous grandit ! Voici que vos têtes
Dépassent déjà vos clochers !
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Remarque : Condensé du discours prononcé dans la soirée organisée le 6 avril 1930 dans la Maison des Étudiants à Belgrade à l'occasion des inondations qui avaient ravagé certaines régions de la France. Publié dans Livre dédié à la France, Belgrade, 1940, ce texte est ici cité d'après : Mihailo B. Milošević (dir.), Amitié franco-yougoslave, Belgrade, 1969, p. 90-96.
> S. Petrović : Le sauvetage de la jeunesse serbe > M. B. Milošević : Souvenirs de Lyon > Dossier spécial : la Grande Guerre
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