Jasmina Vrbavac
Recherche de l’Histoire alternative dans l’œuvre de Radoslav Petković
Dès ses premiers romans publiés, Put u Dvigrad [Voyage à Deuville] et Zapisi iz godine jagoda [Ecrits de l’année des fraises], puis dans Senke na zidu [Des Ombres sur le mur], Radoslav Petković accorde la préférence à l’imagination sur les considérations métatextuelles et met l’accent sur la construction d’une structure narrative forte qui s’appuie sur l’appareil du corpus théorique de la littérature postmoderne sans pour autant, et à aucun instant, entamer la ferme détermination de l’auteur à doter sa prose de caractéristiques référentielles, à la nécessité de l’orienter vers la recherche de réponses à certains questionnements philosophiques cruciaux. Dans un premier temps tournée vers certains problèmes existentiels et vers la condition humaine, la prose de Petković va très rapidement s’intéresser à la totalité des changements historiques qui, dans un large éventail de comparaisons, colorent et déterminent aussi l’existence contemporaine.
Dans le troisième roman par ordre de publication, Des ombres sur le mur, l’histoire du cinéma sert de magnifique point de départ à l’observation d’une époque en mutation où les coutumes séculaires s’effacent devant les nouvelles exigences de la domination de l’image, les principes de concision et de montage, les assauts de mondes virtuels, parallèles, le recul de la réalité et la prédominance de l’illusion, les fréquents changements de perspective. L’histoire du cinéma, métaphore de celle des changements qui affectent la diversité de l’existence humaine et la posture métaphysique, le cinéma, point de départ d’une restructuration du monde, le cinéma en tant que point de départ d’une nouvelle construction du monde et, enfin, le montage final du film en tant que concept du regard porté sur le monde et utilisé dans le même temps comme partie de la démarche littéraire, ont laissé entrevoir les directions que continueront de suivre les intérêts de Petković prosateur : avant toute chose une aspiration nettement marquée à utiliser l’Histoire et le fait historique comme prémices de la narration, à puiser à cette source les motifs littéraires qui, parfois développés en métaphores, seront toujours plus largement remis en question, soumis au doute, transformés en Histoire alternative, au besoin moqués, et, au final, réintégrés dans une œuvre littéraire totalement nouvelle et authentique.
Destin et commentaires a connu un formidable et très mérité succès, et dans cette pseudo chronique et pseudo historiographie écrites dans un éclatant feu d’artifices de techniques postmodernes de questionnement sur l’Histoire, les traditions culturelles et littéraires, les larges matrices culturelles (qui incluent la bande dessinée, le jeu avec les nouveaux mythes, la fantasmagorie à la Borges), Petković s’est définitivement approprié la démarche poétique qui mêle Histoire et histoire, où la ligne de partage entre historiographie et narration, prose et imagination, la ligne, donc, de démarcation entre fiction et faction est très ténue car la factographie historique se vit aussi comme une narration comportant des éléments fictifs.
Parallèlement à une complexification des stratégies d’écriture, des techniques narratives et des formes romanesques dont le spectre s’étend de la biographie et de la chronique au cinéma et à la bande dessinée, Radoslav Petković introduit dans Destin et commentaires des thèmes se rapportant à certains concepts importants auxquels il apportera des modifications plus ou moins grandes mais qui se reconnaîtront aisément dans ses livres ultérieurs.
La suspicion dans laquelle il tient l’Histoire ou, plutôt la conviction que celle-ci n’est jamais que l’une de celles possibles et qu’elle est susceptible de se prêter à des modifications et donc d’innombrables versions, suit un thème alors d’actualité des théories postmodernes et des œuvres littéraires qui les accompagnent. Dans le même temps se font jour le doute qu’inspire l’Histoire racontée en tant que destinée et la quête de l’Histoire véritable au sens de prédestination, de « déterminisme » en très étroite connivence avec « l’éternité », et, enfin, une caractéristique supplémentaire dans la série de celles se rapportant au concept de transposition littéraire de l’Histoire : la perméabilité spécifique des membranes temporelles et historiques qui permet aux personnages de traverser l’espace et le temps tandis qu’ils recherchent leur propre histoire-existence-destinée en changeant les instants historiques en les liant en une existence et une intemporalité globales. La joie de voir cesser la quête d’une histoire, l’union avec l’univers, avec l’histoire qui surpasse toutes les autres, marque en quelque sorte l’atteinte du but, l’entrée au nirvana, la porte du paradis et l’union définitive avec le principe divin, et le début de la recherche de Dieu dans les romans de Petković si on peut qualifier ainsi la quête du principe vital, de l’axe autour duquel le monde gravite tout en le conservant en lui. Ainsi, par exemple, la traversée qu’effectue Pavel Volkov dans le jardin (paradisiaque) de Hugo Pratt et son apparition 150 ans plus tard dans le personnage de l’historien Pavel Vuković, embryon potentiel d’une histoire sur la métempsychose (la réincarnation, réponse platonicienne au sens et au concept du monde) qui sera le thème dominant de Souvenir parfait de la mort.
Si, dans Destin et commentaires, continue de n’être mis en œuvre que l’une des stratégies postmodernes, des modalités thématiques, un jeu avec le discours littéraire, fictionnel, fantastique, qui a pour fin la relativisation, la réévaluation des valeurs, et aussi le traitement ironique de certains thèmes obsessionnels tels l’Histoire, l’histoire et le continuum temporel, dès le recueil L’homme qui vivait dans les rêves se remarquent de nouvelles prises de distance avec ces stratégies, l’élaboration d’un rapport particulier entre la forme et le contenu, et la recherche plus marquée encore d’une structure d’idées bien ronde, personnelle, que la forme suivra avec une imagination hors du commun et une somptueuse maturité narrative. La nouvelle éponyme, par exemple, dans sa recherche de réponses à apporter aux questions relatives à la structure du monde ressuscite l’histoire de Lao Tseu sur le papillon et l’homme dont les mondes existent potentiellement comme parallèles afin, subitement, en un instant, de se toucher, de s’entrelacer, et de permuter. Le recueil Communication sur la peste où plusieurs nouvelles ayant pour thème le rêve (qui est un motif fréquent du jeu fantasmagorique postmoderne, mais aussi la métaphore qui permet de pointer l’idée de l’existence de mondes parallèles) reprend en leitmotiv une sorte de variations sur la conception mystique du monde sauf que le point de départ de celles-ci est à chaque fois autre : parfois c’est la métaphore de la maladie comme dans « Rétrécissement », parfois la perspective de la mort comme dans « Courte histoire d’un immortel », mais vu dans son ensemble le recueil tout entier reste sous l’influence de la poétique de Borges, Pavić, et Danilo Kiš tandis que L’homme qui vivait dans les rêves s’en distingue grandement du fait d’une problématisation plus radicale de la réalité et une cohérence plus réfléchie du lien entre les nouvelles. En situant une partie de ces nouvelles à l’instant historique où le poids de la chrétienté commence à l’emporter sur la balance religieuse toujours oscillante suite à son combat contre le paganisme, Petković pèse dans le même temps le pour et le contre du passage d’un monde dans un autre. Les questions que pose l’existence de l’homme rompent lentement l’équilibre existentiel et s’orientent vers une position où les idées sont encore insuffisamment cristallisées et que l’on peut qualifier conditionnellement de recherche de Dieu. Bien que cette expression n’ait aucune connotation strictement religieuse, voire philosophique, il semble que Petković délaisse le jeu à la Borges, passe par les enseignements des gnostiques et des mystiques, les influences de divers cultes préchrétiens, les religions orientales, et parvienne au final au platonisme, au néoplatonisme, et à l’ésotérisme européen dans Souvenir parfait de la mort.
La philosophie de Platon (en particulier Phédon) est le point où se rejoignent certaines sphères d’intérêt de Radoslav Petković déjà remarquées dans ses romans précédents. Dans ses deux derniers recueils d’essais, O Mikelanđelu govoreći [À propos de Michel-Ange] et Vizantijski internet [Internet byzantin], ainsi que dans Souvenir parfait de la mort, l’interprétation que Petković nous offre de Platon devient le point obligé duquel analyser les changements qui s’opèrent dans le code poétique de son œuvre. Dans « Pourquoi Platon était malade », essai qui figure dans Vizantijski internet, Petković démontre le manque de fiabilité de l’Histoire, la possibilité de l’interpréter et de la considérer sous des angles parfaitement inhabituels, et, en même temps, l’impossibilité ou de la contester ou de la démontrer. « L’étude de l’Histoire n’est rien d’autre qu’une interrogation sur le présent ». Cette citation d’un certain Collingwood rappelle par ailleurs les réflexions qui soutiennent la thèse du complot selon laquelle les documents historiques sont toujours cachés au public et entre les mains de Seigneurs du monde réels ou fictifs. Mention est également faite du rêve de nombreux historiens, la mise au jour du Document des documents qui confirmeraient ou infirmeraient que les documents existants sont dignes de foi. Naturellement, Petković s’aligne dans ses essais, mais aussi dans sa prose, sur la théorie de Platon selon laquelle nous serions reclus dans une caverne afin de nous empêcher de découvrir la vérité vraie et de n’en contempler que le seul reflet, l’Histoire et le présent échappant à toute connaissance.
Sa pensée, on le sait, épouse donc la ligne de la pensée européenne qui fuit le rationalisme pur et dur et le matérialisme. Nulle part mieux que dans l’œuvre de Petković n’est étudié le dilemme lointain qui remonte à l’Antiquité et qui touche à la primauté qui doit être celle de deux philosophes cruciaux dans le développement de la pensée européenne, Aristote et Platon. L’idée que choisir entre ces deux piliers est impossible doit être acceptée avec une infinie prudence. Car pencher pour l’un ou l’autre de ces systèmes s’avère potentiellement révéler bien davantage qu’une simple orientation philosophique. Petković a conceptualisé son roman Souvenir parfait de la mort précisément sur les fondements de la tradition qui veut que le choix entre ces deux philosophes est susceptible de canaliser toute une vie mais aussi des civilisations et des périodes historiques tout entières.
Quoique chrétiennes, et en plus des interprétations religieuses, la Byzance orthodoxe et l’Europe occidentale catholique s’appuyaient de fait sur les philosophes de l’Antiquité, en premier lieu Aristote et Platon. Néanmoins, un certain nombre des conceptions de Platon, surtout son enseignement sur la métempsychose, était pour la chrétienté de caractère expressément hérétique. Aristote est un philosophe dont la démarche scientifique et matérialiste est restée jusqu’à nos jours acceptable. Si les œuvres de Platon ont pu être conservées aussi dans la pensée de l’Occident européen, souligne Petković, le mérite en revient à Byzance, l’influence que Platon et ses disciples ont exercée sur les courants européens d’une histoire parallèle, alternative des enseignements et de la pratique ésotériques, est un thème-clé qui interpelle dans ce roman, entre autres parce qu’il cadre totalement avec le concept poétique de Petković sur la formation de regards parallèles et alternatifs sur les temps révolus.
Pourtant, il serait erroné de mettre tous ces courants sur le même plan, mais aussi les méandres et les affluents que nous offre un roman aussi impressionnant, et de dire quelle est l’ossature du livre – la chute de Byzance ou l’enseignement de Platon sur l’âme ̶ d’autant plus que Petković joue sur les deux cordes, la fiction et l’historiographie, et ce, presque en parallèle.
Le thème de la métempsychose destiné, dans une certaine mesure à dessein, aux lecteurs-chercheurs-enquêteurs, est en grande partie caché par la ligne historiographique dominante de la narration qui suit l’époque crépusculaire de l’empire byzantin, une période à dire vrai pas tellement courte puisqu’elle s’étend de la conquête de Constantinople au premier siège mis devant la ville en 1422 jusqu’à la chute finale en 1453. L’histoire des routes suivies par les enseignements philosophiques et ésotériques de l’Orient vers l’Occident est dissimulée des deux côtés – par l’amalgame de la fiction romanesque avec l’enseignement des mystiques qui laisse une impression de pure fiction sur le lecteur d’aujourd’hui moins informé, et par la percée du fait historique dans le romanesque, et ne peut s’appréhender que par une attention soutenue prêtée au destin des principaux personnages.
L’introduction de plusieurs fils narratifs et des voix correspondantes, dont les trois principales : le personnage imaginaire du moine Filarion dont la vie se déroule aux côtés du philosophe historiquement connu Georges Gémistos Pliton, alors que la majeure partie est consacrée à la chute de Constantinople et au narrateur lui-même, fait que le romanesque et le documentaire alternent, assurant ainsi le fil narratif autour de moments choisis avec soin pendant le crépuscule de Byzance. Le personnage de Filarion et sa biographie sont conçus de manière à construire un matériau attestant les convictions philosophiques (et la pratique de la magie) du personnage historique Gémistos Pliton mais, par la remise en question de la connaissance historique, le roman tout entier est à vrai dire aussi l’histoire d’une réalité alternative et, simultanément, authentique, mais la trame historique et l’histoire inventée masquent ce que l’auteur souhaite réellement raconter – une possible vision du début embryonnaire de l’ésotérisme européen. Dans l’interprétation de Petković, l’ésotérisme commence là où le roman s’achève, l’initiation des Occidentaux à Platon ainsi qu’aux écrits de Hermès Trismégiste à laquelle s’adonne Pliton, ce dont s’ensuivra le renouveau du courant néoplatonicien, le poids dont il pèsera sur la Renaissance, mais aussi la poursuite de l’hermétisme.
Enseignement inconcevable et inaccessible pour la chrétienté, débarque sur le sol de l’Europe la métempsychose (migration de l’âme ou réincarnation) qui, des cultes orphiques en passant par Pythagore et les pythagoriciens par l’intermédiaire de Platon (et, en premier lieu, son Phédon) incarnait l’un des regards idoines sur le monde mais qui, dans le monde chrétien était compréhensible et, de ce fait, inaccessible. Vu de la fin du roman, le titre lui-même Souvenir parfait de la mort apparaît alors plus limpide, non comme pâle métaphore, mais comme option philosophique, comme atteinte suprême d’un idéal. Quoique personnage historique, Pliton apparaît telle une possible réincarnation de Platon et, jusqu’au terme du roman, demeure une énigme, une personnalité totalement romanesque, mise au service de la logique romanesque mais aussi comme support historique. De même les digressions, ainsi celle qui conduit le lecteur à Yeats (dont le penchant pour l’ésotérisme et la croyance en la métempsychose étaient notoires) commencent à faire sens en tant qu’indicateurs des influences que Byzance a exercées sur le sol de l’Europe en lui apportant les écrits antiques, helléniques. Romanesque, l’énigme que pose Petković l’est également : Pliton est-il véritablement celui à qui nous devons le visage de l’Europe aujourd’hui ? Une partie de la réponse est donnée dans Internet byzantin : dans les chapitres consacrés à Georges Gémistos Pliton, mais aussi dans celui sur le célèbre Phédon où sont traités de fait les problèmes relatifs à la migration de l’âme.
Pour obscur qu’il ait pu paraître de prime abord quant à sa signification, vu de la fin du roman le titre Souvenir parfait de la mort se révèle une invitation à une lecture à la lumière d’une option philosophique (l’enseignement de Platon sur la métempsychose), en lui donnant la primauté sur le discours du chroniqueur et de l’historiographe.
La question « À quel genre appartient ce roman ? » pourrait elle aussi être discutée : les éléments historiographiques sont par instants tellement à satiété qu’on le dirait historique sans ce jeu habile dans la tradition de l’hermétisme ou le fil central est caché par la mimésis et de ces marques caractéristiques connues comme celle où l’histoire est qualifiée de « sorte de mémoire, fût-elle fausse ».
Souvenir parfait de la mort
Dans Souvenir parfait de la mort, l’historicité acquiert une nouvelle dimension, philosophique et ésotérique, qui suit la pensée, d’abord de Hermès Trismégiste selon lequel il est possible, entre autres, et grâce à la métempsychose, de considérer le temps comme formant un tout, comme une intemporalité où présent, passé, et avenir s’unissent au divin et conduisent à l’immortalité de l’âme.
Dans ses livres précédents déjà, Petković était enclin aux interprétations apocryphes de l’Histoire, conformément à son point de vue selon lequel l’historiographie, par l’un de ses côtés, est un récit raconté avec subjectivité. Mais il semble que la forme propre à l’écrivain de jouer avec l’Histoire établie et sa problématisation dans Destin et commentaires, ont atteint leurs limites dans ce roman complexe par sa composition qui a hérité les nombreuses techniques narratives postmodernes, et il n’y a rien de surprenant à ce que, dans un roman publié quinze ans plus tard, Petković les ait délibérément laissées derrière lui comme des formules désormais sémantiquement vides. Souvenir parfait de la mort est en ce sens un roman d’envergure réduite en matière d’écriture mais, aussi, d’une formidable complexité tant par la période historique qu’il couvre que par les divers concepts philosophiques auxquels il s’attache dont celle, rarement lue dans la prose serbe, de la tradition ésotérique. Par la mise en œuvre d’une technique très complexe d’entrecroisement de plusieurs fils narratifs, des formes différentes de récit s’entremêlent, issus des deux traditions, platonicienne (la réalité en tant que mystère) et aristotélicienne (l’art en tant qu’imitation de la réalité) offrant au lecteur la possibilité de faire sien ou de rejeter ce qu’il peut ou veut, sans qu’à aucun niveau ne lui soit refusée l’essence du romanesque. Au dilemme initial, Platon ou Aristote, l’esprit ou la matière, l’au-delà ou ce monde, Petković répond en offrant deux formes narratives, fiction et historiographie, mais par les moyens qui sont ceux de la prose, il montre à laquelle va sa préférence en creusant et en dépassant la mimesis par la fiction et l’historiographie par l’histoire alternative.
Traduit du serbe par Alain Cappon
In „Књижевни портрет Радослава Петковића“ [Portrait littéraire de Radoslav Petković], Савремена српска проза [Prose contemporaine serbe], Зборник 23, Трстеник, 2011, p 17-26.
Date de publication : décembre 2015
Date de publication : juin 2016
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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