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Jeune intellectuel de province, venu faire ses études à Belgrade, Milisav Savić a réussi très tôt à attirer l’attention du milieu littéraire de la capitale serbe. Doué et provocateur, il s’est vite imposé comme l’un des principaux représentants de « la prose de la réalité », courant dominant dans les années 1970. Marqué par la misère et le vide existentiel des petites gens de sa province natale du sud de la Serbie, le jeune prosateur décide de révéler, dès ses premiers pas, la « vraie » réalité du monde provincial, très différente de celle présentée dans les discours et médias officiels. Pour se tenir au plus près de la vérité, il recourt à une sorte de réalisme brut et à une narration simple sans aucune stylisation. Ainsi, son premier recueil de nouvelles, Bugarska baraka / La Baraque bulgare (1969), dépeint dans un style provocant, crû et rudimentaire, un monde louche et laid, le monde des marginaux humiliés par la misère, habités par les vices et condamnés à une existence vide, sans issue. Le roman Ljubavi Andrije Kurandića / Les Amours de Andrija Kurandić (1972) et le recueil de nouvelles Mladići iz Raške / Les Jeunes hommes de la Raška (1977) laissent le même goût âpre, même si l’auteur tente d’« adoucir» son style trop direct par le biais de l’humour et des effets comiques : ces livres brossent le portrait d’une génération de jeunes provinciaux condamnés eux aussi à une vie sans promesses dont la réalité brute se moque bien des rêves. Plus tard, Savić élargira son champ thématique, optera pour un style plus travaillé et plus attrayant, et introduira de nouveaux procédés et modèles narratifs ; sa perception de la réalité elle aussi se complexifie. Attiré de plus en plus par les questions d’ordre éthique, idéologique et existentiel qui se posent au fil de temps face à sa génération, il décide de régler définitivement ses comptes avec ses illusions de jeunesse en se posant dans le même temps en juge impitoyable de l’époque titiste. Ainsi dans Topola na terasi / Le Peuplier sur la terrasse (1985) – roman consacré aux manifestations estudiantines de 1968 à Belgrade – il s’attaque sans pitié ni nostalgie à son passé de soixante-huitard avant de faire, dans Hleb i strah / Le Pain et la peur (1991) – roman récompensé par le prestigieux prix NIN – un bilan noir de sa génération, la « génération de Tito », sacrifiée, abusée et désabusée. Le Pain et la peur ainsi que les deux romans suivants – Ožiljci tišine / Les Cicatrices du silence (1996) et Princ i serbski spisatelj / Le Prince et l’écrivain serbe (2008) – montrent que l’écriture de Savić s’empreint toujours davantage de l’esprit postmoderne. On y trouve, par exemple, un mélange de différents genres et de types de discours, des commentaires métanarratifs, des jeux intertextuels ou encore des procédés de mystification à la Borgès. Dans ces deux derniers romans, tout en mettant en œuvre les différentes stratégies narratives postmodernes, Savić utilise le même procédé romanesque : la fictionnalisation de la biographie de personnages réels qui ont marqué leur époque. Ainsi, dans Les Cicatrices du silence, à côté du narrateur, soixante-huitard égaré dans la réalité balkanique oppressante de la fin du XXe siècle, apparaissent Ivo Andrić et Miloš Crnjanski, deux figures phares de la littérature serbe moderne. Le Prince et l’écrivain serbe croise les destins de deux personnalités exceptionnelles du XVIIIe siècle mais aux antipodes l’une de l’autre : Dositej Obradović, grand écrivain de l’époque des Lumières, auteur du célèbre ouvrage La vie et les aventures, et Stefan Zanović, écrivain, aventurier et mystificateur originaire du Monténégro, personnage fascinant qui est aussi l’un des protagonistes du roman Alle meine Brüder de Milo Dor, romancier autrichien d’origine serbe. Milisav Savić est également l’auteur d’une étude consacré aux récits qui traitent de la Première insurrection serbe du début du XIXe siècle, Ustanička proza / La Prose de l’insurrection (1985), ainsi que d’ouvrages qui relèvent de genres divers, difficilement classables, où se mêlent des thèmes et des styles différents, des éléments fictionnels et non-fictionnels : on y retrouve, entre autres, des essais et jeux littéraires, des anecdotes et réflexions sur l’écriture et sur un certain nombre d’écrivains contemporains (Fusnota / Note de bas de page, 1994, et Ljubavna pisma i druge lekcije / Lettres d’amours et autres leçons, 2013) ; des détails autobiographiques, souvenirs et récits fictionnels (Rimski dnevnik, priče i jedan roman / Journal de Rome, récits et un roman, 2008, dans lequel est inclus également Le Prince et l’écrivain serbe) ; ou encore des récits de voyage, histoire et fiction (Dolina srpskih kraljeva / La Valée des rois serbe, 2014, ouvrage consacré aux monastères et fresques du Moyen Age serbe). Il a en outre publié des choix des textes contemporains de différentes littératures étrangères, notamment des anthologies de nouvelles américaines, australiennes et italiennes. Tout au long de sa carrière d’écrivain, Savić a exercé d’autres activités. ll aura ainsi été successivement rédacteur dans les revues « Student », « Mladost », « Književna reč » et "Književne novine" », ainsi que dans la prestigieuse maison d’édition "Prosveta", enseignant de serbo-croate dans différentes universités étrangères – aux Etats-Unis, en Angleterre, en Italie et en Pologne, ministre-conseiller à l’Ambassade de Serbie à Rome entre 2005 et 2008. Depuis 2010, il exerce la fonction de professeur à l’université d’Etat à Novi Pazar. Ses livres, qui ont reçu plusieurs récompenses importantes en Serbie, sont traduits, entre autres, en anglais, grec, bulgare, roumain mais ils n’ont pas encore réussi à attirer l’attention des éditeurs français.
♦ Etudes et articles en serbe : Ljubiša Jeremić, „Venac pripovedaka Milisava Savića“ [Le cycle des nouvelles de Milisav Savić], in Proza novog sdtila, Belgrade, Prosveta, 1976, p. 199-210 ; Marko Nedić, „Pripovedanje kao prerušavanje u prozi Milisava Savića“ [La narration en tant que camouflage dans la prose de Milisav Savić], in Osnova i priča, Belgrade, Filip Višnjić, 2002, p. 200-219 ; Miroljub Joković, „Epifanijski momenti srpske književnosti“ [Les moments d’épiphanie dans la littérature serbe], in Ontološki pejzaž postmodernog romana, Belgrade, Prosveta, 2002, p. 359-382 ; Književno delo Milisava Savića [L’œuvre littéraire de Milisav Savić ], zbornik radova, Novi Pazar, Raška, 2011, p. 409. Milivoj Srebro |