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Nouvelliste, romancier et essayiste, Dragan Velikić est apparu sur la scène littéraire serbe au début des années 80. Ses premiers livres, recueils de nouvelles – Pogrešan pokret / Le Faux mouvement (1983) et Staklena bašta / La Serre (1985) – avaient révélé un prosateur cultivé au style ciselé et un érudit à la sensibilité postmoderne. Depuis, cet écrivain a publié une dizaine de romans – dont Via Pula (1988), Astrakan (1991), Severni zid / Le Mur Nord (1995), Danteov trg / La Place Dante (1997), Slučaj Bremen / Le Cas Brême (2001), Ruski prozor / La Fenêtre russe (2007), Islednik / L’Enquêteur (2015) – qui retracent, chacun à sa manière, les contours d’une poétique postmoderne qui se réfère à toute une « galaxie » littéraire dont les « planètes » principales seraient : J. Joyce, V. Nabokov, R. Musil, H. Broch, I. Svevo, V. Desnica, D. Kiš… Adepte de l’idée selon laquelle la littérature d’aujourd’hui, si elle souhaite se rénover, devrait puiser son inspiration non seulement dans la réalité mais également dans « la Bibliothèque de Babel » – Velikić s’inscrit délibérément dans le sillage d’une « galaxie » littéraire qu’il a choisie lui-même d’après ses propres affinités esthétiques. Ce faisant, il n’a nullement l’intention de copier ou d’imiter les autres, au contraire : son œuvre a pour ambition de constituer elle-même un nouveau corps de cette immense « galaxie », ne serait-ce qu’un « planétoïde », qui tisserait, à travers les jeux intertextuels et les citations, les correspondances secrètes entre les autres « planètes ». Ajoutons que ce « planétoïde » de Velikić – évidemment la métaphore d’un univers littéraire qui n’est pas dépourvu d’authenticité – est précisément défini sur le plan géographique : chez lui, l’espace de l’aventure romanesque est presque régulièrement situé dans le rectangle que constituent les Alpes et les Carpates, la mer Adriatique et la mer Baltique. Réalisations plus ou moins réussies de l’idée de l’œuvre ouverte (« Ce livre aura autant de versions que de lecteurs », note, par exemple, le narrateur du Cas Brême), les romans de Velikić se présentent comme des mosaïques narratives où alternent sans cesse fragments de différentes histoires, micro-essais, documents, citations, commentaires métanarratifs, etc. Ces mosaïques – qui mêlent de surcroît des styles très divers : lyrique, mélancolique, ironique ou parodique – se transforment parfois en une sorte d’album de photos de famille à l’aide duquel l’écrivain tente de reconstruire la biographie du héros ou, encore, de percer son secret. Car, souligne le romancier dans La Place Dante, « chaque vie, même la plus banale, cache un secret ». Enfant de son époque, Velikić s’intéresse en particulier à l’homme contemporain, à sa situation existentielle et ontologique, à sa recherche illusoire du bonheur et du sens de la vie, à ses efforts pour affronter le chaos de la réalité et de l’Histoire ; efforts d’ailleurs dérisoires puisque, comme il le souligne dans Astrakan, « toute réalité apparente cache une autre » tandis que l’Histoire apparait, au bout du compte, comme un apocryphe, « un catalogue de falsifications ». Dans ses livres deux thèmes cependant reviennent de façon récurrente, la quête de l’identité et l’exil, des thèmes qui sont d’ailleurs souvent mis en relation étroite. L’exil, grand et douloureux sujet de la littérature du XXe siècle, est vu avant tout comme une expérience traumatisante, produit de la folie de l’Histoire, mais, dans la vision romanesque de Velikić, il n’a pas forcément des connotations exclusivement négatives. L’exil, imposé ou choisi, peut être pour ses héros le chemin de la découverte de soi, de sa véritable identité ; il peut aussi se transformer en une recherche d’une « patrie plus large », pour reprendre l’expression de Milo Dor, un écrivain exilé dont le romancier serbe se sentait proche ; ou, encore, il peut prendre la forme d’une fuite ou d’une quête d’un ailleurs où il serait possible de se forger une identité autre, nouvelle : dans ce dernier cas, l’exil est vécu comme une sorte d’échappatoire, comme une tentative, évidemment illusoire, pour changer la vie et éviter le sort de la mouche « recluse dans l’espace vide d’un double vitrage » (Le mur Nord). Le cas Brême traite le sujet de l’exil d’une façon peu commune : son héros, issu d’une famille d’exilés russes, choisi délibérément une sorte d’exil intérieur, « mental », comme modus vivendi. Concrètement, il tente de se forger une identité propre en cherchant « refuge » dans la vie des autres, en s’appropriant leur passé et leurs souvenirs ! Enfin, le protagoniste de La Fenêtre russe est également un exilé, un picaro moderne qui fuit la Serbie sous les bombes de l’OTAN en 1999 et erre d’une ville à l’autre (Budapest, Munich, Hambourg…), d’une aventure à l’autre… Tout en suivant les pérégrinations de « cet homme qui changeait de vie comme on change d'hôtel », le roman prend finalement la forme d’un puzzle narratif dans lequel se reflète le sens d’un destin plus conditionné par le lieu de naissance et le « code génétique » que délibérément choisi. Encensé par la critique qui l’a comparé au chef-d’œuvre de Vladan Desnica – Les Printemps d’Ivan Galeb, La Fenêtre russe fut couronnée en 2008 par le prix NIN, une prestigieuse récompense qui sera – le fait rare ! – décernée une seconde fois à Velikić quelques années plus tard, en 2016. Cette fois, c’est L’Enquêteur qui sera encensé par la critique impressionnée par une parfaite maîtrise d’un sujet intime, toujours délicat à aborder. Dans cette autofiction, l’auteur-narrateur s’applique à percer les secrets de son propre passé et, sans ambages ni de jeux de cache-cache avec le lecteur, « vide » courageusement « la boite noire » familiale qu’il se décide à ouvrir à l’annonce du décès de sa mère. Dragan Velikić vit aujourd’hui à Belgrade où il se consacre entièrement à l’écriture. Durant les années 90, il a exercé la fonction de rédacteur dans une maison d’édition indépendante, et publié de nombreux articles dans la presse serbe et étrangère, articles qui avaient souvent pour cible le régime de Slobodan Milošević. Entre 1999 et 2002, Velikić a séjourné successivement à Budapest, Vienne, Munich, Brême et Berlin avant d’être nommé ambassadeur de Serbie en Autriche (2005-2009). Ses livres, traduits en plusieurs langues, suscitent un vif intérêt en particulier dans les pays germanophones. ♦ Etudes et articles en serbe. Mihailo Pantić, « U žrvnju istorije » [Dans le moulin de l’Histoire], Aleksandrijski sindrom 2 [Le syndrome de l’Alexandrie 2], Belgrade, 1994, p. 189-192 ; Nenad Šaponja, « Kaleidoskop krivotvoritelja i kartografa » [Caléidoscope des falsificateurs et des cartographes], Autobiografija čitanja [Autobiographie de la lecture], Belgrade, 1999, p. 109-118 ; Teofil Pančić, « U traganju za ulogom » [La recherche d’un rôle »], Vreme, n° 889, 17 janvier 2008 ; Aleksandar Dundjerin, « Pogled na slepi kolosek » [Regard sur une voie sans issue], Demoni odlaze I [Les démons s’en vont, I], Belgrade, 2014, p. 111-117 ; Teofil Pančić, « Knjiga straha i zaborava » [Le livre de la peur et de l’oubli], Vreme, n° 1275, 11 juin 2015. Milivoj Srebro |