David A. Norris Université de Nottingham, Royaume-Uni
RACONTER LE PASSÉ : LES PROBLÈMES DANS LA FICTION HISTORIQUE SERBE DES ANNÉES 1980
Résumé
L’auteur prend comme prémisses l’existence de certaines similitudes que présentent la fiction historique moderne publiée en Europe de l’Ouest et celle publiée en Serbie au cours des années 80 du XXe siècle : ces deux littératures ont des choses intéressantes à dire sur la nature et la connaissance de l’histoire tout en étant, à la fois, assez respectueuses des conventions en matière de narration et appréciées des lecteurs. Dans la fiction historique serbe, qui traite principalement de la Seconde Guerre mondiale, les esprits du passé s’immiscent dans le présent, symbolisant la douleur inhérente à l’histoire. L’atrocité de ce qui s’est passé échappe à notre faculté normale d’entendement. La découvrir pleinement est chose impossible, l’oublier totalement l’est tout autant, de sorte qu’elle persiste dans les limbes de la mémoire. Les esprits qui peuplent ces mondes fictionnels ne sont pas des spectres reflétant des effrois personnels, les manifestations gothiques d’un esprit torturé, mais les symboles notoires du temps perdu, de la discontinuité et de l’histoire usurpée, à jamais impossible à redécouvrir comme il se doit.
Mots-clés
Au cours des dernières années du XXe siècle, le roman historique en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord a doublement éveillé l’intérêt, tant des lecteurs que du monde universitaire. Des écrivains tels, entre autres, Umberto Eco (Le Nom de la rose, 1980), Salman Rushdie (Les Enfants de minuit, 1981), Graham Swift (Le Pays des eaux, 1983) et John Fowles (Sarah et le lieutenant français, 1969) ont écrit des best-sellers, ces romans devenant même des sujets de recherche. Dans son livre A Poetics of Postmodernism : History, Theory, Fiction, Linda Hutcheon développe sa théorie de la fiction historique moderne qu’elle nomme métafiction historiographique ; plus de dix ans plus tard, dans Sublime Desire, Amy J. Elias devait contribuer au débat sur la nature de la fiction historique moderne et focaliser son attention sur ces mêmes auteurs ainsi que sur quelques autres, par exemple Julian Barnes (Le Perroquet de Flaubert, 1984), Charles Freizer (Montagne, 1997), Toni Morrison (Aimé, 1987) et Jeanette Winterson (Le Sexe de la cerise, 1989), les créateurs – selon son expression – de la romance métahistorique. Linda Hutcheon et Amy Elias, toutes deux, se penchent sur cette forme de fiction historique qui plaît à un large public parce que constituée de récits longs et complexes ayant, en arrière-plan, un monde historique convaincant. Linda Hutcheon définit ce trait de la métafiction historique comme « le retour de l’intrigue et de la question des références. »[1] De manière similaire, Amy Elias souligne que la romance métahistorique ne se pose pas en critique de l’histoire en ce sens qu’elle « en fait le récit de manière singulière, avant-gardiste. »[2] S’ils possèdent une grande qualité narrative, ces romans ruinent néanmoins, et de diverses manières, les attentes légitimes qui sont les nôtres en tant que lecteurs de récits historiques. Amy Elias déclare que ces romans « d’apparence très conventionnelle en surface sont en réalité susceptibles de dire sur l’histoire des choses plutôt radicales. »[3]
La littérature serbe d’approximativement cette période se caractérise elle aussi par l’écriture d’une fiction historique dont la popularité, à en juger par ses chiffres de vente, est à l’avenant de celle qui se manifeste en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. Sa réception fut toutefois très différente en dépit des choses intéressantes et parfois radicales qu’elle avait à dire sur ce que nous supposons être la nature et la connaissance de l’histoire. Je ne parle pas d’auteurs comme Dobrica Ćosić qui se consacre à la reconstruction d’événements historiques sous une forme romanesque et vise à contribuer à la grande histoire nationale et non à la remettre en question. Par ailleurs, je n’envisage pas non plus des écrivains tel Milorad Pavić dont le style est marqué en premier lieu par le développement de stratégies narratives intéressantes plutôt que leur orchestration dans le but de créer des mondes historiquement convaincants. Ces deux approches de l’écriture romanesque ne s’inscrivent pas dans le cadre de la fiction historique moderne telle que la définissent Linda Hutcheon et Amy Elias. Présentent à mes yeux davantage d’intérêt les œuvres d’écrivains comme Slobodan Selenić (Prijatelji [Les Amis*], 1980 ; Pismo / Glava [Lettre / Tête], 1982 ; Timor mortis, 1980), Svetlana Velmar-Janković (Dorćol, 1981 ; Lagum [Dans le noir], 1990), Antonije Isaković (Tren 2 [L’Instant 2], 1982), Jovan Radulović (Golubnjača [Le Trou de pigeon], 1980), Radoslav Bratić (Slika bez oca [Portrait sans père], 1985) et d’autres encore chez qui se décèlent des éléments de rupture avec la tradition de la fiction historique. Ces œuvres contiennent des caractéristiques qui sont plus proches de la catégorie définie par Amy Elias que de celle de Linda Hutcheon, surtout parce que leur fait défaut la composante ironique dont l’importance est vitale pour la métafiction historiographique et sa stratégie d’enquête sur les rapports et jeux réciproques des mondes fictionnel et historique. Je n’entends pas faire quelque affirmation que ce soit sur les rapports de ces œuvres à la littérature postmoderne. Ce serait une posture inutile, vaine, si l’on garde présent à l’esprit que ce concept peut se définir d’une multitude de manières différentes. Je soutiens néanmoins que certains aspects de la structure textuelle et des intérêts thématiques de ces œuvres coïncident avec certaines propriétés fondamentales de la romance métahistorique, forme déterminée de la prose historique moderne telle qu’Amy Elias l’a décrite dans son livre.
La tendance générale dans l’approche critique des œuvres de la prose historique serbe des années 1980 était d’affirmer qu’elle se lisait comme la reconstruction mimétique d’événements tirés du passé. On la tenait pour une réinterprétation de la version communiste officielle de l’histoire, et ce, de deux manières différentes. La première, en jugeant ces œuvres comme une correction apportée aux points de vue étriqués de l’élite politique qui s’escrimait pour maintenir son contrôle sur la production de toutes les images du passé, comme une forme de « littérature critique ».[4] Ces récits offraient une vision nouvelle, plus authentique des événements passés et jouissaient d’une autorité plus grande dans la manifestation de la vérité refoulée. Par la suite, ces œuvres furent vues comme l’expression de sentiments nationalistes à une époque où survenaient des changements critiques dans la structure politique et sociale de la Yougoslavie. Cette vision plus tardive est typique de nombreux commentateurs occidentaux qui estimèrent que ces œuvres littéraires constituaient un témoignage documenté sur les optiques périlleuses qui contribuèrent au déclenchement des conflits armés au début des années 1990. La chose est manifeste dans les livres de Sabrina Petra Ramet (Balkan Babel, 1996, 2ème édition), Jasna Dragović-Soso (Saviours of the Nation, 2002), et Andrew Wachtel (Making A Nation, Breaking A Nation, 1998). Sabrina Ramet commence le chapitre qui s’intitule « La Serbie et la Croatie à nouveau en guerre » d’une manière qui souligne sans ambiguïté cette opinion : « Cela a commencé avec les écrivains. D’emblée, naturellement, saute aux yeux la diversité des thèmes choisis par les écrivains serbes. Mais la Seconde Guerre mondiale, la psychologie des victimes, les souffrances sont des thèmes récurrents qui reviennent tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. »[5] Sabrina Ramet tente de rattacher les œuvres littéraires des années 80 à la popularité de Slobodan Milošević et à l’atmosphère politique qui conduisit à la guerre au cours des années 1990. Cette vision, en l’occurrence extrême, participe néanmoins de l’esprit général ; outre Sabrina Ramet, d’autres ont examiné ces œuvres dans le contexte d’événements postérieurs à leur parution.
Je pense que de nombreux textes littéraires des années 1980 ont des choses nettement plus intéressantes et radicales à dire sur la possibilité de la connaissance historique et la capacité du récit à transmettre la signification de cette connaissance. Comme le dit Amy Elias à propos de la romance métahistorique, ces romans révèlent que « la mémoire, le désir et l’histoire ne sont pas dissociables les uns des autres. »[6] Les narrateurs qui, le plus fréquemment, s’expriment à la première personne, aspirent à connaître le passé qu’ils conservent dans leur mémoire et, de manière obsessive, inlassablement, y reviennent. Il en résulte un certain paradoxe, le monde historique est fortement présent mais demeure un endroit éloigné. Il est inhumé dans les souvenirs individuels, dans la mémoire collective d’une communauté locale, dans des documents, lettres, journaux et histoires orales qui circulent conjointement avec les mythes anciens et les légendes populaires. Lors de toute tentative pour établir un fait dans ces archives, aussitôt il en surgit un autre, contradictoire, qui le réfute ou remet son exactitude et son authenticité en question. Le passé n’admet pas de vérité unique, multiples sont les revendications du droit à la vérité, elles rivalisent les unes avec les autres, rendent difficile l’émergence d’une image concrète, cohérente du monde historique. Tandis qu’ils sondent des bribes d’information historique, les narrateurs se voient attribuer une existence, acquérir une identité davantage à travers leur récit que par leurs actes dans le monde resté dans leur mémoire. Ils récusent tant le grand récit de l’histoire que le mythe relativiste de la production textuelle infinie. L’histoire dont ils nous entretiennent est celle qui fait mal, l’histoire qui, blessure ouverte, persiste dans le présent. C’est une présence traumatisante qu’ils ne s’évertuent pas à reconstruire en tant qu’événement, mais à laquelle ils tâchent de trouver un sens dans le présent.
L’action de la plupart des romans se situe pendant la Seconde Guerre mondiale ou à peu près à cette époque, et de fréquentes références sont faites à l’histoire plus ancienne et parfois au chaos du monde de l’après-guerre. En arrière-plan du récit se profile souvent un événement particulier sur lequel il revient sans cesse : l’arrestation et l’exécution du mari de Milica (Lagum [Dans le noir]), le massacre de paysans (Golubnjača [Le Trou de pigeon]). Amy Elias tient cette constante pour symptomatique de la romance métahistorique. L’extrême violence du XXe siècle, affirme-t-elle, a stimulé une imagination post-traumatique qui repose sur les expériences des deux guerres mondiales, les camps de concentration de l’Allemagne nazie et le goulag de Staline, la menace de guerre nucléaire ˗˗ tout ce qui a détruit l’héritage de la civilisation moderne. Le XXe siècle n’est pas le simple témoin de telles périodes d’effondrement mais, de manière détaillée, il les documente. Il a constitué ses propres archives d’horreurs qui, sans trêve, rappellent ses échecs. Amy Elias dit qu’à la fin du XXe siècle existe un esprit d’autoréflexion lié à ces événements, un esprit qui « se combine au besoin impérieux de consigner les témoignages de générations en voie de disparition mais qui, ayant vécu les horreurs de ce siècle, peuvent, quelque temps encore, les évoquer et les attester. »[7] Dans la plupart des fictions historiques serbes des années 1980, un narrateur fait fonction de témoin, il raconte sa propre histoire et celles entendues de la bouche d’autres. Il rend compte des événements du passé afin que son témoignage soit remis en cause et les preuves avancées tenues pour discutables. Certains romans proclament également l’incapacité du narrateur à la première personne de garder de toute chose un souvenir distinct, sa propension à oublier certains détails ou à en introduire d’autres dans sa relation des événements, voire d’affirmer ouvertement l’existence de plusieurs sources qui proposent des informations conflictuelles.
Dans le roman de Slobodan Selenić Timor mortis, le narrateur est un jeune étudiant en médecine, Dragan Radosavljević, qui retrace l’existence de Stojan Blagojević : âgé de 104 ans, le vieil homme se meurt pendant la libération de Belgrade en 1944. Au cours de la guerre, tous deux partageaient un petit logement exigu et Dragan consignait sur le papier leurs entretiens ainsi que les conversations que Stojan avait avec d’autres personnes. Il collectait des documents historiques sur l’existence de son vieil ami qui avait intensément participé aux tentatives visant à la création d’une union politique serbo-croate dans la seconde moitié du XIXe siècle. Petit à petit Dragan renonce à la tâche qu’il s’est fixée : les sources se révèlent contradictoires, le mettent dans l’impossibilité de composer une biographie qui se tienne, de donner une image historiquement cohérente de la place qu’occupait Stojan dans un processus historique plus vaste. C’est dans ces moments-là qu’il intitule son manuscrit Timor mortis. Au cours de la guerre les a rejoints la nièce de Stojan arrivée de Croatie. Elle a assisté à l’épouvantable massacre de sa famille par les oustachis, ce dont elle rend compte en témoin de première main et avec force détails. Selon Andrew Wachtel, ces meurtres sont présentés comme « participant d’une pérenne et alogique animosité historique des Croates en général ». D’après son analyse, « Selenić, habilement, conduit le lecteur à tirer cette conclusion par la juxtaposition de l’expérience historique de Stojan avec les descriptions du temps de la guerre. »[8] Toutefois, dans le contexte du roman, dessert cette conclusion le fait qu’à deux reprises Stojan bat cette analogie en brèche. Son expérience historique, telle que Dragan tente de la transposer dans ses écrits, est un tissu de contradictions qui montrent l’inanité de tout retour au passé aux fins de trouver un sens ou un but dans le présent. En outre, Stojan n’a pas recours à sa propre expérience historique pour confirmer l’histoire de sa nièce. Tout rappel de ces événements le fait bien au contraire réagir et déclarer, en allemand : « Je ne peux pas le croire. » (« Das glaube ich doch nicht. »)[9] Sa réaction à l’histoire de sa nièce révèle son incrédulité face à l’existence d’un tel degré de sauvagerie, de barbarie. À la fin du roman, la nièce, cette femme qui a survécu afin de faire le récit complet de ces horreurs, devient elle-même l’instrument d’une nouvelle horreur lorsqu’elle dénonce, pour fait de prostitution pendant la guerre, une jeune femme qui lui avait témoigné de la gentillesse. Cette scène se déroule sitôt après la libération, dans la rue et en présence d’une foule en colère qui, chose prévisible, rendue furieuse par cette révélation, se précipite sur la jeune femme et la met à mort avec la pire des brutalités. Le statut de la nièce victime de l’agression croate au cours de la guerre est ainsi remis en question par cet acte de délation.
Dans d’autres romans la véracité des récits sur ces horreurs dont s’est accompagnée la guerre est pareillement sujette à caution ou remise en question. Les événements rapportés à Stojan par sa nièce sont l’exemple de ce que Felman et Laub décrivent comme « des actes qui ne sauraient se reconstruire comme savoir ni s’assimiler en pleine connaissance, des événements qui dépassent le cadre de nos références. »[10] Le doute qui semble habiter les récits fictionnels ne porte pas sur la réalité ou l’irréalité des faits. Il met au jour le problème qui se pose lorsqu’on s’interroge sur leur signification éventuelle et le secours qu’ils pourraient prêter dans la compréhension du passé ou dans celle du présent. Les témoignages n’ont pas pour but la reproduction de l’histoire mais la recherche de la signification du passé, sa mémorisation ou sa commémoration pour laquelle sont inutiles des événements qui dépassent le cadre de nos références. On ne saurait se rappeler en totalité pareils événements. Les témoins et les témoignages rapportés révèlent le caractère clos du passé, son inaccessibilité. L’histoire ne se prête pas à la recréation. Tenter d’évoquer le passé par l’écriture, voilà notre seul pouvoir. Mais sa signification demeurera à jamais hors de notre portée et hors d’atteinte de l’imagination.
Le recueil de nouvelles Golubnjača [Le Trou de pigeon] de Jovan Radulović dévoile le souvenir d’événements traumatisants, survenus au cours de la Seconde Guerre mondiale dans un petit village serbe de l’arrière-pays dalmate en Croatie. À la sortie même du village se trouve une fosse connue dans le pays sous le nom de « Trou de pigeon », une fracture géologique naturelle qui servait autrefois aux gens du coin paysans pour se défaire des cadavres de leurs bêtes mortes, mais où pendant la guerre, les oustachis jetaient les corps des victimes serbes après leur exécution. Le narrateur, un petit paysan, a entendu parler de ce massacre dans les histoires racontées dans sa famille et par le maître d’école. Le pope du village a été emmené, tué, son corps « vraisemblablement » jeté dans la fosse, les oustachis s’en sont pris aux autres habitants du village.[11] La nouvelle précise clairement que ces événements n’ont pas eu de témoins, que l’on a entendu ni détonations ni cris des victimes, et que la seule chose que l’on ait vue était le scintillement de lampes de poche alors que les camions s’éloignaient du village. L’enfant termine l’histoire par cet ajout de son cru : « Le trou de pigeon becquetait et becquetait encore. »[12] Il finit par assimiler ce qu’il sait des conventions des contes où les monstres et autres sorcières dévorent leurs victimes et les histoires racontées dans sa région sur des événements du temps de la guerre. Il n’y a plus de contact avec le passé si ce n’est la préservation d’un souvenir diffus et de la fosse, signe extérieur d’une horreur par ailleurs invisible et inaudible. Dans le texte, l’événement acquiert une dimension mythique. La terre a becqueté les victimes et demeure obsédée par leur spectrale présence qui, éternelle, jamais ne s’estompera ni ne laissera les vivants en paix.
Différemment, mais avec une semblable introduction de la composante mythique, le roman d’Antonije Isaković Tren 2 [Instant 2] combine l’historique, le testimonial et les autres registres narratifs dans un récit sur le camp d’internement de l’île de Goli otok et le régime brutal qui y sévissait. Après la rencontre fortuite d’un homme qui y fut reclus autrefois, le narrateur anonyme se lance dans une quête de la vérité sur ce qui se passait à Goli otok et interviewe des anciens détenus. Ses différentes conversations l’amènent à cette conclusion : jamais il ne découvrira ce qui, effectivement, s’y passait. Des hommes différents conservent un souvenir différent des événements, les ex-prisonniers reconstruisent la personnalité de ceux dont ils ont partagé l’existence carcérale, le narrateur se dit parfois qu’ils parlent de la même personne mais découvre de possibles homonymies ou coïncidences de dates, mais aussi l’existence d’éléments qui se contredisent et laissent à penser qu’il ne peut aucunement s’agir des mêmes personnes. L’identité des détenus s’établit, s’établit à nouveau mais de manière différente, et au bout du compte ceux-ci finissent par perdre toute consistance historique concrète pour n’être plus que des silhouettes d’hommes peut-être encore en vie, peut-être pas. Cette amnésie créatrice est connue pour être une composante du trauma psychologique. Dans le texte, néanmoins, cet élément se combine à des images qui lorgnent vers les thèmes de la mythologie classique, l’île devenant un héritage d’horreurs qui déborde le cadre habituel de nos références. Le passé se mue en quelque chose dont il est impossible de parler si ce n’est comme d’un discours situé quelque part entre les savoirs collectif et individuel. Dans cet espace, il n’est pas de place de choix pour la vérité historique, l’histoire ne constituant plus le matériau concret du passé. L’introduction du mythe dans la structure narrative qui met sur le même plan des niveaux du discours normalement différents ne neutralise pas mais revitalise le rapport entre histoire et mémoire tandis que les témoins se débattent pour trouver les moyens adéquats qui permettront d’exprimer les blessures du passé.
L’histoire est inintelligible, son incompréhensibilité devient effrayante, ce que Amy Elias présente comme l’une des caractéristiques fondamentales de ce genre de fiction : « En dépeignant le passé comme sublimement autre et divers, la romance métahistorique établit fréquemment la frontière entre passé et présent non comme un fait d’archives, mais comme un lieu mystérieux, revisité. »[13] Dans ce contexte, « mystérieux » recouvre le concept freudien « unheimlich » (« l’inquiétante étrangeté » en français, « the uncanny » en anglais), qui englobe différentes approches littéraires tels le grotesque, le fantastique, voire les histoires sur les esprits. Dans ce cheminement réel et symbolique dans le passé, le retour de ce qui a été refoulé est une représentation directe du « mystérieux » de Freud ; on y reconnaît son chez-soi, mais transformé en espace étrange et inquiétant.[14] Le « mystérieux » est un endroit revisité, l’exhumation de souvenirs dans le but d’en révéler la signification en combinant des sphères de l’imagination différentes dans le temps et l’espace dont seule résulte une incompréhension déroutante qui se mue en sensation mal définie de peur, d’inquiétude ou de pur effroi. Le passé rejette tout enfouissement, il refuse d’assurer la cohérence et la continuité du passé et du présent. L’espace qui les sépare ne peut se voir que comme une absence que viendra palier, par exemple, un spectre. À l’instar de la langue et aussi du récit, les esprits sont en soi incorporels mais se rattachent à un héritage de significations qui, inlassablement, reviennent, qui exigent d’être écoutées, mais qui sont dépourvues de leur sens et but premiers. Les esprits, figures semblables à des ombres sans nom ni visage, à l’image des personnages des mythes et légendes, vont et viennent dans ces histoires où entrent également rêves et épisodes grotesques. Dans les ouvrages de Wolfgang Kayzer, Rosemary Jackson et d’autres, on fait observer que ce genre de thèmes domine la littérature quand s’accomplissent de grands bouleversements politiques et sociaux, pendant les périodes de transition où les anciennes certitudes s’étiolent pour que s’ensuive une mutation culturelle et intellectuelle.[15]
Nombre d’œuvres de la fiction historique serbe des années 80 comportent, à un degré plus ou moins élevé, cet élément « mystérieux ». Le recueil de nouvelles de Radoslav Bratić Slika bez oca [Portrait sans père] contient une évocation particulièrement forte de la vie dans un petit village au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le village est borné de tous les côtés par les tombes de ses défunts, et en dehors de cet espace s’étend le monde extérieur porteur de catastrophes naturelles et historiques. Diverses armées sont venues et s’en sont allées, les occupations et guerres ont prélevé leur tribut, et le village a conservé ses souvenirs dans les histoires qui chantent les héros locaux et nationaux du passé. Après 1945, les habitants évoquent les images de Staline, leur sauveur pendant la guerre, qui s’est transformé ensuite en figure démoniaque, en menace pour leur existence comme d’autres forces inexplicables avant lui. Les paysans partagent leur espace avec les esprits et les vampires qui les assiègent dans leurs souvenirs des guerres et des massacres. Dans le roman de Svetlana Velmar-Janković, Lagum [Dans le noir], l’héroïne raconte le bouleversement total que causa dans son existence l’arrivée des Partisans à Belgrade en 1944, lorsque son mari fut exécuté et leur appartement confisqué pour être attribué à celle qui, la veille encore, était leur servante. L’héroïne survit avec les souvenirs de son existence, y compris de l’autre côté de la tombe quand, à la fin du roman, elle assiste à ses propres funérailles, ce qu’elle met à profit pour rectifier les réminiscences des personnes réunies là pour lui dire un dernier au revoir. À la fin du roman de Slobodan Selenić, Prijatelji [Ces deux hommes], l’un des personnages, Istref Veri, parcourt Belgrade pour retrouver la maison que Vladan Hadžislavković et lui partagèrent à la fin de la guerre. Arrivant à l’adresse où elle se dressait, il découvre qu’elle a disparu. Entre les bâtiments jadis situés de chaque côté, il n’y a rien, pas même un espace vide susceptible d’indiquer où elle pouvait être. La ville et tout le reste sont toujours là dans le présent, mais la maison s’est mystérieusement volatilisée et, avec elle, le dernier témoin, les dernières traces de l’expérience de la guerre, et, par-là même, Vladan et tout ce qui dénotait sa famille et sa classe. Dans son roman Pismo / Glava [Lettre/Tête], Selenić traite les thèmes de la révolution et de Goli otok. Les narrateurs sont plusieurs membres d’une même famille de la bourgeoisie de Belgrade emportés dans le tourbillon de la guerre, de l’occupation et de la révolution. La guerre terminée, certains soutiennent Staline tandis que d’autres restent du côté de Tito. Ils se trahissent mutuellement, souvent dans le but de sauver un troisième membre de la famille. L’un d’eux, le fils, Maksimilijan, décède lors d’un interrogatoire : diabétique, il s’est vu refuser le médicament qui lui était indispensable. Il revient dans le roman en esprit et relate ses souvenirs de ces années.
Ces esprits ne sont pas l’amplification d’états psychologiques intérieurs ainsi qu’il en va d’ordinaire dans la littérature grotesque du XIXe siècle. Ce sont des esprits politiques, des revenants qui livrent leur témoignage sur un meurtre, un traitement inhumain, un acte de violence exercé sur une personne ou sur des biens. Les souvenirs dans lesquels ils s’insinuent de manière dérangeante ne sont pas des réminiscences personnelles mais des faits notoires. En cela, ils rappellent davantage Shakespeare : le père d’Hamlet revient d’entre les morts afin de témoigner sur son propre assassinat, le vol de son royaume et celui de sa femme. Les esprits shakespeariens de Hamlet, Macbeth et Jules César figurent la transgression des lois divine et humaine.[16] Les esprits qui apparaissent, le grotesque, le monde onirique, le fantastique dans la fiction historique des années 80 ne sont pas uniquement la résultante de la force destructrice de l’histoire, mais aussi la preuve du rapport durable qu’entretiennent le passé et le présent. Dans la romance métahistorique, les esprits sont le signe de l’historiquement sublime, une zone qui se situe à la lisière de l’histoire. À l’époque de la publication de ces œuvres, on pensait communément qu’elles s’opposaient à la conception idéologique dominante du passé et qu’elles en offraient une lecture alternative. Dans un certain sens, cette fiction s’oppose de fait à l’historiographie marxiste par l’image non téléologique qu’elle propose du processus historique. Toutefois, plutôt que préconiser une pensée revitalisée de l’histoire nationale dans un cadre narratif alternatif, elle s’est fixé pour objectif de compliquer le rapport entre fiction et histoire. Elle se penche sur le problème de la connaissance du passé. Dans ces livres, les narrateurs s’efforcent de créer un ordre narratif basé sur les souvenirs et les sources contradictoires et explorent l’espace situé entre les sphères de la connaissance et de l’ignorance. En possession des traces de ce qui fut autrefois, ils sont incités à mener des investigations archéologiques dans les strates de l’histoire, non pas afin de reconstruire les événements mais de comprendre leur signification pour le monde contemporain.
La prose historique serbe des années 1980 ne présente pas l’histoire comme la recréation pure et simple d’événements passés, ni comme une discipline qui aspirerait à les raconter. L’histoire est tel un héritage qui revient continuellement et que les narrateurs revisitent de manière obsessionnelle. Le désir de rendre compte du passé est commun aux revenants qui assiègent le présent et aux personnages qui s’efforcent de percer les secrets du passé. La fiction historique n’est pas le miroir de la crise des années 80 par ce qui la relie directement à l’anticommunisme ou à la propagande nationaliste, elle en est le reflet par l’articulation de l’agitation sociale dont s’accompagnent la chute des mythes officiels, l’achèvement d’une histoire et la quête d’une autre. Cette fiction ne suggère pas de vérités alternatives mais met en doute la capacité de la mémoire à restituer le passé de manière cohérente. Le retour obsessionnel dans le passé fait naître d’étranges échos spectraux qui marquent le retour d’histoires refoulées et le changement des structures sociales et culturelles. Le souvenir des violences du XXe siècle qui échappent à l’entendement rationnel dépasse les frontières de la connaissance historique. Toute possible signification du passé, à l’instar de la maison de Vladan à Kosančićev venac, est tout bonnement en voie d’extinction.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Резиме
Приповедање прошлости : проблеми у српској историјској фикцији осамдесетих година
Аутор почиње од премисе да постоје извесне сличности између модерне историјске прозе каква се пише у Западној Европи и у Србији током осамдесетих година XX века: обе литературе имају нешто занимљиво да кажу о природи историје и историјског сазнања, док су истовремено изражене у релативно конвенционалним приповедачким формама и уживају популарност код читалаца. У српским причама, углавном о Другом светском рату, духови из прошлости мешају се у садашњост као знамења бола који садржи историја. Окрутност онога што се десило лежи изван нашег нормалног опсега разумевања. То се никада не може у потпуности сазнати, али се не може ни потпуно заборавити, тако да остаје у сенкама памћења. Духови који насељавају ове фикционалне светове нису авети које одражавају личне страхове, готске манифестације измученог духа, већ јавни симболи изгубљеног времена, дисконти-нуитета и историје која је узурпирана и која се никад не може на прави начин поново открити.
Кључне речи
Српски историјски роман осамдесетих година 20. века, репрезентација историје, метаисторијска романса, фантастика у књижевности, аветињска прича, Слободан Селенић, Светлана Велмар-Јанковић, Антоније Исаковић, Јован Радуловић, Радослав Братић.
Summary telling the past: problems in serbian historical fiction of the 1980s
The author begins from the premise that there are certain points of similarity between modern historical fiction written in western Europe and in Serbia during the 1980s: both literatures have interesting things to say about the nature of history and historical knowledge, while being popular and expressed in relatively conventional forms of story-telling. In the Serbian stories, mainly about the Second World War, ghosts from the past keep intruding on the present as signs of the pain of history. The cruelty of what happened lies beyond our normal range of understanding. It can never be fully known, neither is it wholly forgotten, remaining in the shadows of memory. The ghosts which inhabit these fictional worlds are not spectres reflecting personal anxieties, gothic manifestations of a troubled mind, but public symbols of lost time, of discontinuity and of a history which has been usurped and can never be properly recovered.
Key words
Serbian historical novel from the 1980s to the 20th century, representation of history, metahistorical romance, the fantastic in literature, ghost stories, Slobodan Selenić, Svetlana Velmar-Janković, Antonije Isaković, Jovan Radulović, Radoslav Bratić.
NOTES
[1]Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, New York and London, Rourtledge, 1988, p. XII.
[2] Amy J. Elias, Sublime Desire: History and Post-1960s Fiction, 2001, Baltimore and London, John Hopkins University Press, 2001, p. 71.
* Publié en français sous le titre Ces deux hommes. [Note du traducteur.]
[4] Voir Predrag Palavestra, Kritička književnost: alternativa postmodernizma [La Littérature critique : l’alternative du postmodernisme], Belgrade, Vuk Karadžić, 1983 ; Predrag Palavestra, Književnost – kritika ideologije [La Littérature en tant que critique de l’idéologie], Belgrade, Srpska književna zadruga, 1991.
[5] Sabrina Petra Ramet, Balkan Babel : The Disintegration of Yugoslavia from the Death of Tito to Ethnic War, deuxième edition, Boulder Colorado, Westview Press, 1996, p. 197.
[6] Amy Elias, ibid., p. 96.
[8] Andrew Baruch Wachtel, Making A Nation, Breaking A Nation: Literature and Cultural Politics in Yugoslavia, Stanford California, Stanford University Press, 1998, p. 223.
[9] Slobodan Selenić, Timor mortis, Sarajevo, Svjetlost, 1990, p. 172.
[10] Shoshana Felman and Dori Laub, Testimony: Crises od Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History, New York and London, Routledge, 1992, p. 5.
[11] Jovan Radulović, Golubnjača, Belgrade, Srpska književna zadruga, 1980, p. 46.
[13] Amy J. Elias, op. cit., p. 64.
[14] Sigmund Freud, The Uncanny, London, Penguin Books, 2003, p. 121-162.
[15] Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, New York and Toronto, McGraw-Hill, 1966, p. 188 ; Rosemary Jackson, Fantasy: The Literature of Subversion, London and New York, Methuen, 1981, p. 3-4.
[16] Voir : Renée L. Bergland, The National Uncanny: Indian Ghosts and American Subjects, Hanover and London, University Press of New England, 2000, p. 8.
Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012
Pour citer cet article :
Norris, David A., « Raconter le passé : les problèmes dans la fiction historique serbe des années 1980 », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 295-306.
Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr
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