Présentation des œuvres traduites

de Petar Kočić



Molitva / Prière
  (1907)

Un crédo littéraire

Dans le poème en prose « Molitva », Kočić s’adresse à Dieu : « Ô mon Dieu, grand et puissant et impénétrable, donne-moi cette langue, donne-moi ces mots larges et lourds que l’ennemi ne saisit pas mais que saisit le peuple, pour que je puisse pleurer et me lamenter du sort terrible de mon Peuple et de ma Terre ». Mais il ne se satisfait pas que de mots, il ajoute : « Donne-moi ces mots et donne, ô mon Seigneur, ce don qui est Tien par Ta miséricorde incommensurable […][1]. La nature de ce don qu’il implore de Dieu s’éclaircit quand on se remémore les premières phrases de l’Évangile selon saint Jean : « Au commencement était le verbe et le verbe était avec Dieu. […] Tout fut par Lui et sans Lui rien ne fut ». Kočić, donc, prie Dieu de lui conférer le don de créer une œuvre au moyen de mots et dans un esprit conforme au Sien. Afin que cette œuvre accomplisse sa mission, il prie donc le Seigneur de lui donner des mots larges et lourds, compréhensibles de son peuple mais pas de l’ennemi, des mots qui, expressifs, permettront une narration allégorique qui cachera les larmes du peuple quand l’ennemi jubilerait de le voir pleurer.

Quoique la conception de l’art chez Kočić, exprimée dans « Molitva », puisse se ranger sous la formule de Vassili Kandinsky « la création d’une œuvre est la création du monde », des différences essentielles existent entre Kočić et les expressionnistes européens. Après que le dément de Nietzsche eut déjà annoncé la mort du Dieu chrétien, les expressionnistes occidentaux voulurent installer l’artiste sur le trône vacant ; Kočić, quant à lui, s’attribua à lui-même et à ceux qui partageaient ses idéaux le rôle de disciple du Créateur dans la réalisation de sa vision de la vie idéale. […]


Predrag Lazarević,
extrait de : « Kočićev hriščanski ekpresionizam » [L’expressionisme chrétien de Kočić], Svetigora, Cetinje, n° 54-55, 1997.


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Tuba

(1901)

 « Le registre et l’inventaire de toute l’œuvre à venir »

La première nouvelle publiée de Kočić, Tuba, celle d’un écrivain encore débutant, contient les éléments majeurs de la plupart de celles qui suivront. Dès la deuxième page, il est question de la souffrance des paysans, puis de la révolte de la Krajina, de David Štrbac et de son blaireau ; on y évoque la dime et le tiers[2], on se raille même de la langue officielle. Bref, le registre complet, tout l’inventaire de l’œuvre littéraire ultérieure y est déroulé. Sur la scène étroite de l’œuvre de Kočić, les personnages se heurtent nécessairement et réapparaissent, des comparaisons et des expressions entières se répètent…


Ivo Andrić,
extrait de : « Zemlja, ljudi i jezik kod Petra Kočića » [La terre, les hommes, et la langue chez Petar Kočić].

[…] Dès sa première histoire, Tuba, Petar Kočić introduit par la grande porte le thème du jeu [le concept ludique de l’art], d’abord comme forme d’expression des rapports et des situations humaines, puis comme moyen narratif pour réaliser de la meilleure des façons le dessein conçu à travers l’histoire. Si nous disons qu’un chapitre entier de cette nouvelle est consacré aux histoires que David Štrbac raconte aux paysans devant la demeure du knez pour expliquer de quelle manière et pour quelle raison il a porté plainte contre le blaireau, alors il ne sera pas difficile de conclure que, dès le départ, Kočić avait une idée en tous points formée du sens, de l’objectif et des possibilités d’une histoire reposant sur le jeu, ce qu’il allait développer et parfaire par la suite.


Staniša Tutnjević, extrait de : Dva vrha srpske pripovijetke [Deux sommets de la nouvelle serbe] – Borisav Stanković et Petar Kočić, in Tačka oslonca [Point d’appui], Srpsko Sarajevo, 2004, p. 16.


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Jablan

(1902)

 « Dans le domaine de la communication muette »

La courte nouvelle Jablan publiée pour la première fois en 1902 dans le magazine Bosanksa vila [La Nymphe bosniaque] a révélé aux lecteurs un jeune écrivain au potentiel narratif exceptionnel. À travers l’histoire symbolique d’un combat de taureaux, Kočić réussit à créer une puissante parabole artistique qui raconte l’opiniâtre résistance du peuple à l’occupant austro-hongrois. La nouvelle dans laquelle l’accent est mis sur le drame intérieur du jeune héros Lujo à qui appartient le taureau Jablan, se signale en particulier par son style concis, condensé, et par les fortes images narratives qui se succèdent comme sur un écran de cinéma.

« La crédibilité de cette histoire et son action imaginative reposent avant tout sur les images introductives qui montrent l’amour que Lujo éprouve pour Jablan. Lujo « lui porte attention comme à la prunelle de ses yeux », il « partage sa collation avec lui », il « pourrait même passer la nuit au cimetière avec Jablan à ses côtés »[3]. Et c’est précisément ce qui nous entraîne nous aussi irrésistiblement à partager ces sentiments, à entrer dans le domaine de la communication muette entre un enfant et son taureau, à ajouter foi à la joie de Lujo et au beuglement de victoire poussé par Jablan au terme du combat, et sans nous dire que Rudonja, son adversaire, n’est quand même pas la monarchie austro-hongroise. »


Nikola Koljević
, extrait de : « Kočićevi jurodivi junaci [Les héros extravagants de Kočić], in Putevi reči [Chemins des mots], Sarajevo, 1978, p. 91.

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Mračajski proto / Le pope de Mračaj

(1903)

« L’un des personnages les plus insolites de la prose serbe »

Le caractère véritable du réalisme de Kočić se découvre d’abord chez les personnages de ses nouvelles. Saisis en mouvement, sculptés d’une main sûre, ils captivent par leur vitalité. Le pope de Mračaj peut illustrer la manière dont Kočić compose, façonne un caractère, et aussi apporter la preuve de la maîtrise personnelle qu’il avait de la réalité. Renfrogné, irascible, solitaire et insoumis, après avoir éprouvé de multiples désillusions, peines et malheurs dans la vie, il est amer, isolé, revêche, inaccessible, séparé du monde dans son étrangeté, un monde sombre fait de solitude, de silence et de méfiance, plein du stoïcisme de l’anachorète, de bravade, de dépit et de résistance. À bien des égards le pope de Mračaj est la projection de Kočić lui-même, le symbole de sa tension psychologique et éthique dans son combat contre un monde qu’il fallait mettre en mouvement et transformer. Le motif de base de sa vie en solitaire est une forme de défi insolent plus ou moins présent chez tous les héros de Kočić. Le pope n’a que dépit pour tout ce qui l’entoure, pour l’homme et pour son chien, il ne reçoit personne, n’a de confiance en personne, il est tout entier modelé, asséché par la colère, il est fou mais d’un seul bloc, massif, pareil à une apparition dans un cauchemar.


Predrag Palavestra
, extrait de : Istorija moderne srpske književnosti [Histoire de la littérature serbe moderne], Belgrade, 1986, p. 364-365.

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Iz starostavne knjige Simeuna Ðaka /
Tiré du livre
Ancien de Simeun le diacre
(1905)

Une « prophétie » satirico-allégorique
sur la chute de Ićinđi et Birinđi

Le fragment en prose « Tiré du livre ancien de Simeun le diacre » appartient à un cycle composé de cinq nouvelles réunis autour de l’un des personnages les plus authentiques de Kočić, Simeun Pejić, « le diacre du monastère de Gomjenica ».

Dans ce cycle « la satire se présente sous une forme assez différente de celle du Blaireau devant le tribunal : elle est plus joyeuse, plus sereine, plus spirituelle. Chez Simeun Pejić, le vieux diacre du monastère, un fripon ivrogne et hâbleur, il y a davantage d’espièglerie et de bouffonnerie, et moins de souffrances et d’amertume. Sa parole spirituelle divertit, son humour populaire, simple, élève, rassérène ; il réconforte. Sa fantaisie sereine, ses mensonges pleins d’humour sont la dernière trace de lumière dans l’œuvre de Kočić ». (Predrag Palavestra, op. cit.). « Tous l’écoutent volontiers, avec une curiosité avide sédimentée depuis la nuit des temps se pénètrent de ses histoires sous les murs sombres du monastère et le soir près du chaudron où bout la rakija redonnent vie à leur représentation des images de l’épopée et de la tragédie du Kosovo, se créent des visions de l’avenir et de la liberté, laissent les ailes de leur imagination se déployer au-dessus des siècles passés et à venir, et, de cette manière, fût-ce un instant, s’échappent du cruel présent. » (Vitomir R. Vuletić, in Petar Koćić, Jazavac pred sudom [Le Blaireau devant le tribunal], 1973, préface.)

Dans le fragment « Tiré du livre ancien… » qui, en plus de la dimension satirique, possède une dimension allégorique, Simeun apparaît en sage lucide, en prophète, afin d’énoncer la fin apocalyptique des Ićinđi (des Turcs) et des Birinđi (des Autrichiens) et la libération finale de son peuple.

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Kroz mećavu / Dans la tempête de neige
(1907)

Le Job de Zmijanje

Les personnages principaux des nouvelles de Kočić sont des héros tragiques ou, plus exactement, les victimes d’un combat inégal pour la préservation de leur dignité humaine. Au centre de ces textes, il y a un homme qui souffre et meurt écrasé, soit par l’injustice, soit par un pouvoir impitoyable, soit par la cruauté de la nature. À l’image des héros des tragédies antiques ou du biblique Job, ces personnages sont engagés dans une lutte qui n’offre aucune perspective… Leur caractère exceptionnel, leur grandeur réside dans le tragique de leur destin, et Kočić personnifie ce côté exceptionnel dans une histoire qui les raconte. « Dans la tempête de neige » en offre peut-être la réalisation la plus expressive. […]

Le personnage principal, Relja Knežević, est l’un des hommes les plus éminents de Zmijanje, le descendant des héros de la poésie épique populaire, dont la colossale fortune et la nombreuse zadruga familiale s’effondrent brusquement par un caprice du destin ; sans plus d’argent ne serait-ce que pour fleurir les tombes de ses chers défunts, il mène sa dernière vache au marché à bestiaux pour la vendre et, sur le chemin du retour, malgré un combat titanesque contre une tourmente de neige, mourra sur le corps gelé de son petit-fils. […]

La mauvaise fortune frappe donc le plus grand et le plus puissant des montagnards, et la bataille contre le destin malveillant prend au final, avec la tourmente de neige, des proportions surhumaines et s’élève au niveau de l’affrontement originel de la vie et de la mort, grand, héroïque, tragique.       


Stojan Ðorđić
, extrait de : « O umetničkim vrednostima Kočićevih pripovedaka » [Des valeurs artistiques des nouvelles de Kočić], préface à Petar Kočić, Kroz mećavu, Belgrade, 1999.


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Jazavac pred sudom / Le Blaireau devant le tribunal
(1904)

David Štrbac – « l’un des personnages
les plus marquants de la littérature serbe »

Le Blaireau devant le tribunal est l’œuvre la plus connue et la plus populaire de Petar Kočić. Écrite en l’espace d’une seule nuit en 1903 à Vienne, sa première version avait la forme d’une nouvelle. En 1904, dramatisée, elle fut publiée dans le recueil De la montagne et au pied de la montagne [S planine i ispod planine]. Sitôt son écriture terminée, une lecture du Blaireau fut donnée devant la société académique Zora [L’Aube] puis, en 1904, dans la salle de la fondation Kolarac à Belgrade par Kočić en personne. Des lectures furent organisées également aux rassemblements paysans en Bosnie occupée, aux réunions de la jeunesse progressiste, aux soirées littéraires. On joua Le Blaireau sur presque toutes les scènes des contrées serbes. Un contemporain de Kočić affirma qu’une seule représentation avait un retentissement plus grand que des centaines de meetings politiques. […]

Le Blaireau devant le tribunal se présente comme une pièce en un acte, son ton est celui d’une satire acerbe et assassine. […] Son héros, David Štrbac, est une personnalité très complexe. S’incarnent en lui les traits de caractère du paysan bosniaque qui, dans le combat séculaire pour le pain et la survie, sont sculptés en signes caractéristiques. David est astucieux et matois, imaginatif et vif d’esprit, persévérant et opiniâtre, finaud et prompt à la révolte. Il couvre un large spectre de caractéristiques mais se distingue aussi, par le côté massif de son personnage. […] La vie lui a appris à se sortir de toutes les situations, à battre en retraite quand il flaire le danger, à piquer de nouveau de son aiguillon quand la situation s’apaise, à berner les juges de ses « curieuses » histoires. La sagesse acquise dans la vie et ses dons de beau parleur font que ses paroles sont toujours à double sens – « curieuses ». Sa parole est sereine et triste, naïve et un peu sotte, mais par-dessus tout aiguisée et assassine… Ce déferlement de révolte ne recèle toutefois pas les seules sévérité et condamnation mais aussi la douleur de l’opprimé et du sans-droits. Derrière cette révolte transparaît le drame que vit le héros du Blaireau devant le tribunal et de son peuple. […]

David Štrbac est à la fois un plaisantin et un martyr. Tel qu’il est, il impressionne : il nous fait rire aux larmes, émeut jusqu’à faire mal. Par le rire il stimule et insuffle la confiance en ses propres forces, par la douleur il pousse les enhardis à l’action. En des temps difficiles, Le Blaireau faisait l’effet de vouloir éveiller et pousser à l’action, et David Štrbac est resté l’un des personnages les plus complets et les plus impressionnants de la littérature serbe.


Staniša Veličković
, extrait de l’ouvrage : Interpretacije iz književnosti 3 [Interpétations de la littérature 3], Niš, 2003.




[1] Traduction de Boris Lazić. (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2] Impôt sur les récoltes que le chef de village devait verser à l’aga.

[3] Traduction de Boris Lazić.

 Traduit par Alain Cappon

Date de publication : décembre 2015

Date de publication : septembre 2016

> DOSSIER SPÉCIAL : PETAR KOČIĆ

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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