Ivan Negrišorac
KUSTURICA EST UN MIRACLE
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Si je tentais d’élucider pour moi-même le secret de l’enchantement artistique qu’opère Emir Kusturica, je pointerais deux détails poétiques significatifs. En tout premier lieu, le fait que son cinéma toujours repose sur la substance profonde, de l’expérience humaine. Dans ses films survient toujours quelque chose de majestueux par essence ou d’intrinsèquement dément, mais quelque part aussi se fait toujours entendre la voix inaudible, invisible, de l’inexorabilité de l’existence ! Autre détail de poids qui explique le charme cinématographique de Kusturica, le fait qu’en tant qu’artiste, il éprouve le besoin moderniste de changements. Ses films ne sont jamais les mêmes, ce sont toujours les changements apportés qui les rendent assez différents les uns des autres. Kusturica ouvre sans discontinuer sa sensibilité artistique à des défis thématiques nouveaux. De ce fait, nous regardons son cinéma avec le sentiment d’assister à la matérialisation d’une biographie créatrice riche, puissante, dont il nous faut, comme chez toute âme artistique authentique, respecter les sautes d’humeur.
Artiste, Emir Kusturica n’est pas du genre à accepter que son droit et l’obligation qui sont les siens de rendre compte de l’authenticité et de l’assise de l’existence soient sacrifiés au profit d’une aimable reconnaissance de son art et d’éloges décernés par la société. C’est pourquoi, tant dans ses films que dans sa prose narrative et dans le rock de son groupe Zabranjeno pušenje, tant dans sa sensibilité artistique que dans le quotidien de l’existence, il a toujours personnellement eu à cœur d’observer les vérités de la vie les plus profondes dans l’infantilisme sciemment cultivé et dans le primitivisme de l’homme moderne, urbain. Ce faisant, il défend pareillement le droit et à la pureté élémentaire de l’âme de l’enfant et à la complexité de l’homme non civilisé en qui se blottit toujours le bon sauvage de Rousseau. Du même coup, Kusturica cultive un système éprouvé de vérification de fond en comble de l’expérience humaine, un système que nous pourrions étudier dans le cadre d’une formule toute simple : si certaines idées et créations humaines ne peuvent s’exposer de sorte à être intelligibles aux enfants et aux esprits primitifs, c’est qu’elles ne valent pas un pet de lapin. L’infantilisme et le néoprimitivisme de Kusturica ne reflètent donc nullement un parfait manque de sérieux, un pur badinage, mais la forme sous laquelle se manifeste une image du monde d’intonation humaniste, artistique et profonde.
Artiste en perpétuel développement, Kusturica s’est quasi naturellement tourné vers l’écriture de recueils de nouvelles : Smrt je neprovjerna glasina [La mort est une rumeur non vérifiée ; titre français « Où suis-je dans cette histoire ? », éditons Jean-Claude Lattès, Paris, 2011] et Sto jada [Cent malheurs ; titre français « Étranger dans le mariage », même éditeur, Paris, 2015]. De ce point de vue, la ligne de développement a suivi un cours des plus spontanés, celui d’une maturation par paliers : après le travail sur les scénarios de Sjećaš li se Dolly Bell [Te souviens-tu de Dolly Bell] et Otac na službenom putu [Papa est en voyage d’affaires] d’Abdulah Sidran, il est devenu co-scénariste avec Gordan Mihić pour Dom za vešanje [La maison pour la pendaison ; titre français « Le temps des Gitans »], Crna mačka, beli mačor [Chat noir, chat blanc], puis avec Dušan Kovačević pour Underground, et avec Ranko Božić pour Život je čudo [La vie est un miracle], Zavet [Testament ; titre français « Promets-moi »], son chemin l’a ensuite conduit à écrire ses propres nouvelles. Il nous est facile d’imaginer ces deux recueils comme servant de modèles à de futurs films.
Du point de vue de la vocation double, cinématographique et littéraire, Kusturica n’est nullement un cas isolé, outre chez les cinéastes de renommée mondiale (Ingmar Bergman, Luccino Visconti, Bernardo Bertolucci), mais aussi serbes (Živojon Pavlović, Puriša Ðorđević, Aleksandar Petrović, Goran Marković). En ce sens, il se révèle un artiste d’un éclectisme hors du commun dont l’inventivité créatrice tend en permanence à faire reculer les frontières de son monde personnel. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des efforts qu’il déploie pour donner corps à sa vision spirituelle et architecturale incarnée dans les projets de Drvengrad ou de Kamengrad : au cœur de la première idée s’incarne la vision de l’atmosphère de la vie traditionnelle, ethnoculturelle serbe, et dans la seconde le culte qu’Ivo Andrić vouait à l’art et à la symbolique du pont entre les hommes et les peuples. Dans ces projets mis en œuvre par Emir Kusturica, il faut donc reconnaître, outre la trace de la poétique spécifique néo-avant-gardiste du land-art, une tentative résolue visant à défendre la structure spirituelle de la réalité livrée aux assauts de la logique matérialiste, utilitariste et commerciale et, partant, de l’image correspondante du monde.
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Drvengrad
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Kamengrad / Andrićgrad
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Dans les créations littéraires de Kusturica, toute une série de personnages et d’histoires magnifiques, de détails d’emblée pittoresques, d’atmosphères qui ont du corps sont dépeints avec une telle force de conviction qu’il apparaît à l’évidence que le langage du cinéma a profondément marqué de son empreinte ces unités narratives. Les personnages du père et de la mère, qui nous sont familiers par les films de Kusturica, apparaissent désormais de manière probante dans la langue de sa prose et à travers les personnages que sont Senka et Murat Kusturica, et Azra et Braco Kalem. Les nouvelles « Que du malheur », « Dans l’étreinte du serpent » ou « Étranger dans le mariage », par la plausibilité de leurs personnages, de leurs sujets et des chroniques qu’elles relatent, s’imposent d’elles-mêmes comme des scénarios de films. Toutes sont écrites de sorte à pouvoir se métamorphoser médiatiquement, à se traduire dans le langage du cinéma, des citations intermédiatiques apparaissant parfois. Ainsi dans la scène qui clôt « Que du malheur » et relate les retrouvailles longtemps après des amoureux de longue date que sont Dragan Teofilović et Mirjana Gačić, nous voyons une voiture d’enfant dévaler la pente abrupte de la rue Pariska, une image dans laquelle nous visualisons – bien évidemment – Le cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Apparaît parfois aussi une autocitation telle, par exemple dans « Que du malheur », la tentative de suicide de Zeko dans une baignoire qui rappelle celle, analogue, dans Papa est en voyage d’affaires. Chez Emir Kusturica légion sont les exemples de consolidation intertextuelle du sens d’une image ou d’une situation.
Les nouvelles de Kusturica se déroulent dans un espace décrit de la perspective d’un grand œil focalisé en premier lieu sur l’observation de la réalité de la vie, mais aussi sur la perception d’un monde magique dont nous n’avons que l’intuition. Ainsi dans la nouvelle intitulée ironiquement « Le champion olympique », Kusturica nous parle de Milen Kalem Rođo, un drôle de mendiant de Sarajevo, ivrogne et bienfaiteur ; et il achève son récit sur une anecdote qui – j’en garde un parfait souvenir – fit les conversations lors des Jeux olympiques d’hiver à Sarajevo : assis sur un simple sac plastique, quelqu’un avait dévalé la piste de bobsleigh et s’était gravement amoché. C’est là une histoire qui relate un fait de vie avec une forte dose d’humour, qui force le rire, mais qui est vue aussi d’un point de vue tragique, effrayant ; c’est un récit dans lequel la plus grande normalité veut que Rođo, le blessé à demi mort, lors d’une visite que lui font ses proches parents se fende d’un paradoxal, d’un complètement fou : « Mes séris, z’avez b’zoin de que’que soze ? » Et tout cela, ces rires et ces larmes, cette bonté et cette horreur, sont verbalisés avec la même singulière aisance dans la peinture et la narration que dans le cinéma de Fellini et de Mihailkov ou dans l’art du récit d’un Jerome Salinger, Milan Kundera, Branko Ćopić, Momo Kapor, et d’autres grands maîtres.
Emir Kusturica est un artiste qu’aiment et respectent les poètes, les artistes, tous ceux doués d’une sensibilité artistique véritable ; parce qu’ils ont dans leur culture visuelle et dans leur riche imagination quelque chose de substantiellement poétique et de profondément artistique. Le langage cinématographique de Kusturica, qui ignore depuis longtemps les frontières, permet aujourd’hui de reconnaître les possibilités d’expression du cinéma serbe, et dans l’art en général. Je n’ai donc conçu aucune surprise quand, à divers endroits de par le monde, j’ai été amené à évoquer ses films : avec un slaviste américain à l’université Ann Arbor (Michigan, USA), un voyageur de rencontre dans le métro parisien, un poète polonais au fond fin des montagnes valaques en Roumanie, un écrivain libanais quelque part en Chine, non loin du Tibet, un professeur russe à Petrograd…
Kusturica est « une rumeur non vérifiée », absolument romantique.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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