Draško Ređep
Les confessions d’un artiste de premier rang
Tous mes amours – périscopes aveugles d’Aleksandar Petrović
Aleksandar Petrović © http://aleksandarpetrovic.org
Les mémoires sont indubitablement le genre littéraire qui fait preuve de la plus grande vitalité dans la littérature serbe. Depuis la Première insurrection serbe menée par Karageorges contre le pouvoir ottoman jusqu’à nos jours, de Matija Nenadović jusqu’à Miloš Crnjanski, il existe toute une continuité de mémoires de haute qualité. Et comme dans l’œuvre de Leopold von Ranke, historien et ancêtre de Marguerite Yourcenar, qui a nommé cette insurrection la Révolution serbe, l’alliage de légende et de vérité, de personnel et de général, de national et d’européen, présent dans ces mémoires peut être considéré comme une compréhension véritable de la conscience historique et non-historique des deux siècles derniers.
Le livre d’Aleksandar Petrović (14.01.1929, Paris – 20. 08.1994, Paris) Tous mes amours - périscopes aveugles [Sve moje ljubavi - slepi periskopi] s’inscrit dans la lignée de ces témoignages puissants, marqués d’une empreinte personnelle sur la seconde moitié du siècle dernier.
Qui est Aleksandar Petrović ? On peut répondre à cette question tout d’abord par des éléments de sa biographie. Il a grandi à Belgrade, a terminé des études d’histoire de l’art dans cette ville, et a fait des études cinématographiques à Prague. Particulièrement antidogmatique, marqué par le syndrome du soliste exceptionnellement doué, Petrović a écrit de la poésie et de la prose, des scénarios et des essais, très remarqués pour leur nouvelle approche du cinéma européen, a fait de la mise en scène au cinéma et au théâtre. Comme venu de la Renaissance dans l’univers grisâtre et rigide du régime communiste, il est parvenu très tôt à acquérir, au prix de grands sacrifices et de violentes attaques, une indépendance tout à fait particulière. Aventure et avant-garde étaient les premières composantes de sa puissante créativité. Symboliquement, l’un de ses premiers documentaires, Entre ciel et marais (Let nad močvarom, 1957), inspiré dans un certain sens par André Gide, prédisait sa constante préoccupation de la rapsodie du néant. Persécuté et méprisé par le régime de Tito, il a réalisé, grâce à sa singularité et sa nature créative pharaonique, outre de nombreux documentaires, une dizaine de films artistiques, parmi lesquels les plus célèbres sont J’ai même rencontré des Tziganes heureux (Skuplači perja, 1967), Il pleut dans mon village (Biće skoro propast sveta, nek propadne nije šteta, 1968), Elle et lui (Dvoje, 1961), Portait de groupe avec dame (Grupni portret sa damom, 1977), Le maître et Marguerite (Majstor i Margarita, 1972), Migrations (Seobe, 1994). Dans la cinématographie yougoslave de l’époque, il a fixé des critères très élevés, a rendu au scénario l’auréole de création littéraire. Ce n’est pas un hasard si certains de ses films, peut-être les meilleurs, ont été créés d’après des œuvres d’Isaac Babel, Heinrich Böll, Miloš Crnjanski. Cela concerne aussi les projets qu’il n’est pas parvenu à réaliser (Benya le roi ou Le cavalier rouge). Petrović a introduit le film d’auteur dans la cinématographie serbe et yougoslave, et dans l’art en général. C’est pourquoi il est tout à fait logique que le prestigieux prix du Festival du film d’auteur de Belgrade porte le nom de cet artiste dont la carrure hors du commun est le témoignage dramatique d’un succès acquis contre vents et marées.
Tous mes amours... Première édition, 1995
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Tous mes amours... Seconde édition, 2010
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Doué d’une grande curiosité et d’une érudition bien structurée, grand connaisseur de la peinture, la littérature et l’histoire, Petrović témoigne dans ses mémoires, de façon suggestive et souveraine, des horreurs de la guerre, qui était là, toute proche, des habitudes de son quartier belgradois et de ses expériences de jeunesse comme s’il récitait le chapelet de la connaissance et de la conscience. Européen de par son éducation et sa culture, il s’est penché dans ses mémoires, ainsi que dans ses films, sur les destinées tragiques des hommes et des nations avec un esprit protecteur, un engagement instinctif et une grande préoccupation pour le malheur des gens, accusant ses contemporains d’indifférence. C’est ce qui explique l’intérêt dont il fit preuve toute sa vie pour les Tziganes, enfants du vent, comme il les appelait. Et il manifesta cet intérêt non seulement en leur consacrant J’ai même rencontré des Tziganes heureux, film hautement récompensé au Festival de Cannes en 1967 (Grand Prix spécial du jury), mais aussi en d'autres occasions, et en particulier dans d'autres œuvres cinématographiques récompensées à de nombreux festivals de cinéma partout dans le monde. D’ailleurs, l’hymne tzigane Djelem, djelem… est une chanson qui fut découverte dans une taverne de Sombor, au nord de la Serbie, par ce réalisateur plein de tempérament, d’intelligence et de sensualité. On sait qu’elle deviendra ultérieurement l’hymne des Tziganes, sur toute la planète.
Petrović savait souligner la singularité du Bronx et reproduire ce quartier un peu partout, comme sa ville de Belgrade, avec ses bombardements désastreux de 1941 et 1944, quand les nouveau-nés étaient restés suspendus aux branches des arbres devant la maternité comme des fruits exotiques. Autant dans ses films il travaillait avec les meilleurs, les meilleurs opérateurs, costumiers, scénographes ainsi que les meilleurs acteurs, de Romy Schneider et Bekim Fehmiu à Isabelle Huppert et Jean-Marc Barr, autant dans ses écrits suggestifs et imagés, il a montré de la meilleure façon qu’aucune mort ne peut être considérée comme un dommage collatéral, mais qu’elle est tragique, car c’est souvent l’inachèvement qui la rend la plus injuste.
Ce Parisien qui, aux côtés de son fils Dragan, comme Luis Bunuel sur son lit de mort, est en proie à un rêve agité sur le néant, doit être considéré, à de nombreux points de vue, dans le cadre restreint des Balkans, comme un citoyen du monde. La couleur locale de ses cadres, souvent typique de Voïvodine, cette province de plaines dont il avait fait son grand studio ouvert, possède une valeur universelle.
Cet artiste d’une époque de transition, dans un pays où les périodes de développement et de culture alternent toujours avec des guerres, locales ou mondiales, est ici un chroniqueur des mœurs, unique, influent, imaginatif.
Les ténèbres européennes et le mal du siècle de la fin du siècle passé, seraient moins compréhensibles sans les confessions d’un artiste de premier rang tel que l’est Aleksandar Petrović.
Traduit du serbe par Brigitte Mladenović
Date de publication : décembre 2015
Date de publication : juin 2016
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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