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II 

SOUS LE SIGNE DU « NOUVEL ESPRIT YOUGOSLAVE » 
ET DU PRIX NOBEL  

(1945-1975)
1. Dans l’ombre des images trompeuses

Durant les trois premières décennies qui suivirent la guerre, la littérature serbe évolue dans un nouveau contexte historico-politique et socio-culturel marqué par l’omniprésence du pouvoir communiste et de l’idéologie titiste. Sa réception en France sera, elle aussi marquée, comme nous l’avons déjà annoncé, par ce nouveau contexte et, en particulier, par l’image que Tito et la Yougoslavie socialiste se sont faite en Occident en général. De quoi s’agit-il au juste ?  

Profitant de sa réputation d’anti-staliniste et de son rôle dans le Mouvement des non-alignés, Tito a réussi à imposer une image embellie de sa personne, de son régime et de son pays à cet Occident qui était par ailleurs engagé dans la guerre froide contre l’URSS. Cette fausse image a, par la suite, détourné le regard des occidentaux, y compris des Français, des vrais problèmes de la société yougoslave ainsi que de ceux que les écrivains rencontraient avec le régime et avec sa censure sournoise, même s’ils n’entraient pas ouvertement en dissidence. Autrement dit, cette image a diminué plus encore l’intérêt pour les auteurs d’ex-Yougoslavie déjà handicapés par leur appartenance à une langue « non-universelle ». Faut-il rappeler qu’à cette époque, un écrivain originaire de « l’Europe de l’Est » devait, pour attirer l’attention de l’Occident, être avant tout un dissident.  

A cette image à fort accent politique, il faut en ajouter une autre qui a exercé sans doute davantage une influence négative sur l’intérêt des Français en instaurant de nouvelles barrières. C’est l’image d’une Yougoslavie multiethnique, image d’un pays compliqué, sorte d’inextricable écheveau balkanique où s’entrecroisent des peuples aux cultures, langues et religions différentes. Bref, une région qui, pour un observateur étranger, surtout s’il est originaire d’un pays constitué comme état-nation, représente un véritable casse-tête(1)Toutefois, malgré une image trompeuse et une autre repoussante, la littérature serbe ne sera pas complètement absente, durant cette période, de la scène culturelle française. Même si elle était présentée dans le cadre de la « littérature yougoslave », elle attirera au fil des années de plus en plus l’attention des éditeurs, des critiques et des lecteurs. Certes, sa présence en Hexagone restera encore très discrète, mais, au moins, elle ne sera plus considérée comme l’une de ces raretés exotiques qui ne sont accessibles qu’à quelques spécialistes.  

La décennie qui a suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la naissance de la nouvelle Yougoslavie, celle fondée par Tito, n’a pas été, disons-le clairement, très fructueuse : les traductions des textes courts dans les périodiques, poèmes et nouvelles de préférence, se font au compte-gouttes ; quant à celles des livres, on ne peut même pas en parler. En fait, dans cette première décennie d’après-guerre, une seule œuvre a été publiée, ou plus exactement rééditée !(2) C’est un bilan fort modeste pour une littérature en plein essor créatif qui était, de surcroît, en train de régler ses comptes avec le jdanovisme imposé.  

Ce statu quo inquiétant persistera jusqu’au milieu des années 50, époque où plusieurs livres des auteurs ex-yougoslaves sont publiés chez des grands éditeurs français : notamment, ceux d’Ivo Andrić, dont les romans Il est un pont sur la Drina et La Chronique de Travnik, parus en 1956, ont été chaleureusement accueillis par la critique. Une fois éveillé, cet intérêt sera par la suite entretenu par la sortie, en 1959, de deux anthologies dont la parution a été en quelque sorte un événement littéraire. Il s’agit de deux gros recueils aux titres analogues : Anthologie de la poésie yougoslave contemporaine et Anthologie de la prose yougoslave contemporaine. Conçues dans l’idée de présenter les meilleurs plumes de la Yougoslavie socialiste et, en même temps, de promouvoir le « nouvel esprit yougoslave » au travers de la littérature, ces anthologies sont restées pendant des années les références principales non seulement pour le public mais aussi pour les critiques ouverts aux « petites » littératures.  

En ce qui concerne les années 60, elles commencent plutôt sous un signe heureux : à savoir, l’attribution du Prix Nobel en 1961 à Ivo Andrić. La décision de l’Académie suédoise de décerner cette haute distinction à un écrivain appartenant à une littérature mal connue à l’étranger, a également eu un écho positif en France où l’on commence alors à regarder d’un autre œil non seulement l’écrivain récompensé mais aussi d’autres prosateurs contemporains d’ex-Yougoslavie. Ainsi, à côté des nouvelles traductions d’Ivo Andrić, plusieurs romans d’auteurs serbes (ceux de Grozdana Olujić, Branko V. Radičević, Mladen Oljača et Mihailo Lalić(3) ont été publiés en français durant cette décennie. A cette liste il faut ajouter le recueil de nouvelles L’exécution de Milovan Djilas (1966), et surtout les cinq livres de Miodrag Bulatović dont nous parlerons un peu plus tard.  

Si les prosateurs, et en particulier les romanciers, ont été privilégiés par rapport aux poètes par les éditeurs français dans les années 60, le début de la décennie suivante sera plus favorable à ces derniers. Précisément, six recueils de poésie ont été publiés seulement dans la première moitié des années 70, contre quatre romans qui n’ont d’ailleurs suscité qu’un écho très faible dans la presse littéraire.(4) Certes, Choix de poèmes (1971) de Desanka Maksimović et Temps, Feu, Jardins (1973) de Ivan V. Lalić sont, eux aussi, quasiment passés sous silence, mais Le soleil secondaire de Vasko Popa et La voix sous la pierre de Miodrag Pavlović, sortis chez Gallimard en même temps en 1970, n’ont pas laissé indifférente la critique française. En rendant hommage à une originalité que leurs traducteurs, Alain Bosquet et Robert Marteau, ont su saisir et transposer en français, les critiques ont souligné qu’il s’agissait de deux représentants majeurs de la poésie moderne « yougoslave » ; de poètes qui rejetèrent toutes les recettes jdanoviennes que les idéologues communistes avaient voulu imposer sous la forme édulcorée du «réalisme socialiste». Cependant, cet intérêt pour la poésie, modéré mais qui semblait prometteur, ne persistera pas très longtemps. Dans les années qui suivront, il cédera définitivement la place à celui pour les romanciers, dont les traductions commencent à se multiplier, d’abord modestement et puis de plus en plus fréquemment. 

S’il est évident que la présence d’une littérature à l’étranger ne peut pas être assurée sans traduction des œuvres, il est tout autant certain que sa promotion dépend en grande partie des textes et des ouvrages critiques. Avec le développement des périodiques dans la deuxième moitié du XXe siècle, le nombre de textes consacrés aux écrivains et à la littérature serbes augmentera lui aussi considérablement. A ce propos il faut signaler le rôle prépondérant des numéros spéciaux ou thématiques : entre autres, ceux des revues Synthèse, Les Temps modernes, Théâtre dans le monde, Opus international, et surtout celui de la revue Europe qui réalisa en 1965 le projet le plus complet et le plus ambitieux au niveau des périodiques, concernant la « littérature yougoslave ».(5) Dans ce numéro spécial qui fut longtemps une référence incontournable pour tous les intéressés, on mit l’accent sur les textes littéraires proprement dits mais en accordant également une place importante aux textes critiques traitant des différentes littératures nationales. 

Mais si l’on peut constater que les revues littéraires se montrent, à la fin des années 50 et surtout pendant la décennie suivante, de plus en plus ouvertes aux « lettres yougoslaves », on doit souligner que la plupart des collaborateurs sont des critiques issus d’ex-Yougoslavie tels Miodrag Ibrovac, Mithad Begić, Sreten Marić, Zoran Mišić, Petar Džadžić, Predrag Palavestra et Predrag Matvejević. Tout en restant à l’ombre de leurs confrères yougoslaves, les critiques français, quant à eux, ont plutôt adopté l’attitude d’observateurs curieux se manifestant seulement si un livre les touche particulièrement, comme c’était le cas, nous allons le voir, avec certaines des œuvres d’Andrić et de Bulatović. Certes, quelques-uns parmi eux – comme les slavistes André Vaillant et Michel Aubin, ou encore Alain Bosquet et René Lacôte – ont aussi contribué à une meilleure, bien que toujours insuffisante, connaissance de la littérature serbe contemporaine en France.

2. Entre admiration et ignorance : Ivo Andrić

Après une visite en ex-Yougoslavie où il fut surpris par l’enthousiasme qu’y suscitait «Ivo le Terrible», Pierre Ajame, critique français, avait écrit avec exaltation : « Ce n’est pas une fondation, c’est une église. Ce n’est pas une vénération, c’est un culte. La Yougoslavie tout entière célèbre Ivo Andrić ! »(6). Cette resplendissante image de l’écrivain, quelque peu édulcorée, diffère, hélas, ostensiblement de l’accueil qui lui a été fait en France, ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que ce pays se soit montré indifférent à son égard. D’ailleurs, de tous les écrivains serbes, Ivo Andrić est, d’une part, le plus traduit et le plus connu en Hexagone et, d’autre part, celui qui resta le plus longtemps sur la scène littéraire française : concrètement, si l’on prend comme point de départ les traductions de ses premiers livres, en 1956, on peut constater que l’aventure littéraire, dans ce pays,  de l’nique Prix Nobel de l’ex-Yougoslavie dure plus de cinq décennies !  

La longue présence d’Andrić en Hexagone est un fait cependant ambigu. En effet, durant ces cinquante ans, cet écrivain a connu des traitements différents et souvent opposés : la gloire et l’oubli, l’admiration et l’ignorance, en restant paradoxalement pour chaque nouvelle génération de critiques un écrivain à découvrir. Pour parler plus précisément, on pourrait distinguer clairement trois phases dans la présentation des œuvres andrićiennes en France. La première commence avec la publication de ses deux grandes chroniques romancées en 1956 et s’achève avec la parution de la Cour maudite (1963, 1965). La deuxième se situe entre 1977 et 1987, tandis que la troisième phase débute à peu près avec le déclenchement de la guerre civile en Bosnie.  

Nous sommes en 1956, année où les Français découvrent pour la première fois un romancier contemporain d’ex-Yougoslavie. En effet, cette année-là, deux romans d’Ivo Andrić ont vu le jour en France : Il est un pont sur la Drina et La Chronique de Travnik(7). Curieux de faire la connaissance de livres venant d’un univers littéraire si différent du leur, et à travers eux d’une jeune littérature sur laquelle ils n’avaient à l’époque, faute de traductions, pas la moindre idée, les Français se sont aussitôt montrés à la fois accueillants et prudents, adoptant une attitude qui sied habituellement face à l’inconnu. Certains critiques vont cependant plus loin dès le début : ils reconnaissent sans hésitation qu’il s’agit d’un auteur hors du commun, comparable aux grands classiques slaves. Ainsi, Robert Escarpit publie un article sous le titre significatif – « Un Tolstoï yougoslave? Ivo Andrić »(8) – où il souligne la richesse psychologique de ses romans ainsi que leur sobriété, « marque sûre du vrai sens de l’histoire ». Georges Pérec n’a pas non plus caché son admiration pour la chronique de Višegrad : « ... cet ouvrage ne ressemble à rien de ce que nous avons l’habitude de connaître (…) parce que l’esprit qui a présidé à son élaboration n’a pas d’équivalent en France », écrit-il avant de conclure : « Il faut admirer Ivo Andric pour l’intelligence et la sensibilité dont il a fait preuve dans la construction de son récit »(9)

Malgré cet accueil cordial, ce n’est pourtant que quelques années plus tard, en 1961, quand l’Académie suédoise lui décerna le Prix Nobel, qu’Andrić fut véritablement révélé aux Français. L’attribution de cette récompense prestigieuse à l’auteur d’un petit pays a été chaleureusement saluée à Paris, comme le montre la presse de l’époque. Citons en particulier Alain Bosquet(10) qui salue chaleureusement « ce grand érudit, ce bel historien, ce parfait diplomate » qui a écrit « une œuvre en accord avec ses goûts » très proches – d’après lui – des goûts français tels qu’ils se manifestent chez Stendhal ou Roger Martin du Gard. Ajoutons encore que, grâce au Prix Nobel, les éditeurs français ont pu publier une deuxième édition des romans Il est un pont sur la Drina et La Chronique de Travnik qui ont suscité de nouveau les réactions de la critique. Citons ici deux d’entre elles qui se distinguent par leur lucidité. Tout d’abord, celle de Robert Bréchon, exprimée sous la forme d’un essai approfondi et éloquent(11) : après l’analyse des thèmes obsessionnels dans les récits d’Andrić – les problèmes du « mal, de la misère et de la cruauté » – cet essayiste souligne surtout l’humanisme profond de l’écrivain. L’article de Marcel Brion, quant à lui, met en lumière plusieurs aspects de La Chronique de Travnik qui, selon ce critique, représente « un extraordinaire tableau d’histoire ».(12) C’est un tableau, précise-t-il, qui fait apparaître une nouvelle synthèse du roman historique et du roman psychologique « associant leurs esthétiques et leurs techniques ». 

C’est encore grâce au Prix Nobel, qu’un nouveau livre, La Cour maudite, a vu le jour l’année suivante, en 1962. Mais cette fois-ci, l’attitude de la critique a été sensiblement différente. Malgré la belle préface de son traducteur Georges Luciani - un véritable éloge à la grandeur de l’œuvre d’Andrić - la critique est restée plutôt réservée à l’égard de ce livre. Robert Kanters s’est montré le plus sévère.(13) Il a même reproché à cet ouvrage, présenté seulement quelques années plus tard dans l’Encyclopaedia universalis comme un des chefs-d’œuvre de la littérature serbe, son caractère «régionaliste», se demandant s’il était bien nécessaire de le traduire en français !  

Evidemment, c’était un grand malentendu, diraient les connaisseurs de l’œuvre andrićienne. Malentendu ou pas, de toute façon après la parution de La Cour maudite, Andrić a dû attendre quinze ans avant que ne soit publiée une traduction en français d’un de ses livres inédits ! Enfin, cette longue « pose » sera interrompue avec la parution de L’Éléphant du vizir en 1977. Ce retour de l’écrivain sur la scène littéraire française est, d’ailleurs, d’une double importance : c’est, d’abord, une sorte d’appel contre l’oubli et le silence qui ont entouré ses livres déjà traduits, et c’est surtout une façon de révéler au public français un autre visage de l’écrivain jusqu’alors connu exclusivement en tant que romancier passionné par les grandes sagas historiques : le visage du conteur. D’ailleurs, cette tendance à donner l’avantage à Andrić-conteur sera vite confirmée : dans les années suivantes, encore trois livres de formes courtes seront publiés successivement : Au temps d’Anika (1979), La Soif et autres nouvelles (1980), et Titanic et autres contes juifs (1987).  

De tous les recueils de nouvelles andrićiens publiés en Hexagone, Au temps d’Anika est celui qui a attiré le plus d’attention. Dans une enquête du Nouvel Observateur à l’été 1979, ce livre est déjà signalé comme une grande révélation de la saison littéraire. C’est à cette occasion que Jean d’Ormesson compare Andrić à Singer en soulignant que, dans son ouvrage « plein de force et d’émotion vraie », l’auteur « atteint l’universel en restant fidèle à ses racines ».(14) Janick Jossin va encore plus loin.(15)  Elle dénonce l’injustice à l’égard du Prix Nobel serbe et yougoslave, toujours trop méconnu en France, en soulignant qu’il s’agit d’un « grand écrivain », et non d’une de « ces gloires consacrées à Stockholm pour des raisons diplomatiques ». La preuve en est, ajoute-t-elle, ce « petit chef-d’œuvre de cruauté et de limpidité » qui «se lit à l’oreille», tant il est impossible d’oublier la voix singulière de l’écrivain.  

Quant au roman La Demoiselle, publié an 1987 et préfacé par Danilo Kiš, il n’a pas, lui, suscité d’écho important. Parmi les critiques, signalons en particulier Christian Salmon qui tente d’abord de briser un stéréotype qui fait simplement de cet écrivain une sorte de « conteur des mille et une nuits, de messager de l’Orient ».(16) C’est une simplification qui révèle un « absurde malentendu », souligne catégoriquement Salmon. Car, bien qu’il s’agisse de l’héritier d’une culture marquée par certains éléments orientaux, dans ses œuvres il n’y a « aucune trace de naïveté épique ». Au contraire, l’héritage folklorique est subverti et parodié par une ironie habilement mesurée, de façon que les légendes évoquées deviennent désenchantées tandis que le texte romanesque prend l’allure d’un palimpseste. 

Après avoir examiné les deux premières phases dans la présentation d’Andrić en France, on peut déjà faire un bilan provisoire et constater que ce conteur-magicien n’a pas réussi, autant qu’il le méritait, à se faire accepter par les Français. Malgré le regain d’intérêt qui a succédé à sa distinction par le Prix Nobel, malgré même l’écho favorable que la critique a réservé à plusieurs de ses livres, Andrić est toujours resté en Hexagone un écrivain à découvrir. Rappelons à ce propos le constat amer, fait en 1987, par Pierre Ajame qui dénonça ouvertement le comportement des hommes de lettres français à l’égard du Prix Nobel : « C’est navrant mais c’est ainsi. Les intellectuels français ignorent Ivo Andric, la plupart ne savent même pas l’existence d’un génie (...) qui est à la Yougoslavie ce que Thomas Mann fut à l’Allemagne : le romancier absolu, la référence, la création littéraire faite homme »(17). Mais cet adorateur assidu du « romancier absolu » d’ex-Yougoslavie, malgré cette déception, n’a pourtant pas complètement perdu l’espoir que son écrivain préféré trouve un jour en France la place qui lui appartient ; espoir exprimé dans un autre article par des paroles très fortes : « Demain le soleil se lèvera donc sur Ivo Andritch, et il sera éblouissant ».(18) Sa prévision fort enthousiaste s’est-elle réalisée plus tard ? Nous le verrons après l’évocation de la troisième phase de présentation de cet écrivain en France.

3. Génie ou simple provocateur : Miodrag Bulatović

Si l’esprit classique et la discrétion légendaire d’Ivo Andrić inspiraient le respect de la critique mais aussi, parfois, mettaient les barrières entre elle et l’écrivain, Miodrag Bulatović, « l’enfant terrible » de la littérature serbe, suscitait plutôt, avec ses livres « originaux » et « délirants », des réactions certes contradictoires mais toujours très animées. 

Son ascension sur la scène littéraire française commence précisément en 1963, avec la parution du Coq rouge. Annoncé déjà par l’éditeur comme un « grand roman sensuel et fantastique », ce livre fut une véritable révélation pour la critique. Voici, comme illustration, l’opinion d’André Marissel. Bulatović est « beaucoup plus que romancier : un peintre, un visionnaire comme Breughel et Chagall, un poète comme Gorki ou Panait Istrati », dit-il enchanté avant d’ajouter que cet écrivain représente le « génie populaire de son pays ; une force poétique vraiment prodigieuse dévastant ‘la littérature’ ; un cataclysme qui provoque l’enthousiasme ».(19) Le recueil de nouvelles Le loup et la cloche (1964) fut lui aussi accueilli avec louanges : c’est « un chant de révolté », s’exclame Jean Gaugeard en mettant l’accent en particulier sur « la force prodigieuse qui anime Bulatovic le conteur(20). Mais le roman Le héros à dos d’âne (1965) provoqua déjà des réactions opposées. Certains, comme Lia Lacombe, lui ont reproché « des débordements pornographiques et des délires monténégrins »(21), tandis que d’autres, comme Claude Ernault, l’ont comparé à « un tableau de Breughel » y voyant une « Iliade burlesque et rabelaisienne ». (22) Quant à ses deux autres livres traduits durant cette période, l’œuvre dramatique Il est arrivé (1967) et le recueil de nouvelles Arrête-toi, Danube (1968), ils n’ont pas, en revanche, trouvé un écho important dans la presse.  

Enfin, notons qu’une quinzaine d’années plus tard, en 1985, un nouveau livre de Bulatović – Gullo Gullo – a été publié en France, mais les réactions des critiques étaient loin des louanges des années 60. Traitant un thème d’actualité – le terrorisme international – sur le mode de l’allégorie bouffonne, ce livre a plutôt agacé les chroniqueurs. Selon André Clavel, par exemple, cet ouvrage « vertigineux, sadien, délirant » a été écrit avec un but précis : « pour scandaliser »(23) ! Antoine Spire, lui, s’est montré encore plus agacé. Presque dégoûté par la « délectation perverse » de l’écrivain, à l’époque président de l’Union des écrivains de Serbie, il n’a pas mâché ses mots : « Miodrag Bulatovic fait dans le manichéen », a-t-il martelé. « Confortablement installé dans les hautes sphères du pouvoir serbe, il exalte tout simplement le terrorisme anticapitaliste. Presque insupportable. Fermez le ban. »(24)   

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Notes

(1) Cette image complexe du pays se reflète, d’ailleurs, parfaitement dans un livre de J.-M. Domenach et A. Pontault. Voici comment ils présentent, en jouant sur les mots et jonglant avec les chiffres, la patrie de Tito : "Un État, deux alphabets, trois religions, quatre langues, cinq nations, six républiques". Voir : Yougoslavie, Seuil, Paris, 1965. 

(2) Il s’agit de la réédition, en 1949, de Sang impur de Bora Stanković. 

(3) Respectivement : Une excursion dans le ciel (1960), Le trou de la serrure, Prière pour mes frères (1965) et Diable noir, mon frère (1969). 

(4) Notamment, Le Journal de Tcharnoïevitch (1970) de Miloš Crnjanski, Les voleurs du feu (1970) de Vuk Vučo, Jardin, cendre (1971) de Danilo Kiš et Quand les courges étaient en fleurs (1972) de Dragoslav Mihailović.

(5)  Europe. N°435-436, juillet-août 1965. – Littérature yougoslave. 

(6) « Ivo le Terrible », Le Matin, avril 1987.

(7)  Pour les références bibliographiques complètes concernant les livres évoqués dans cette étude, se rapporter à la rubrique Bibliographie : « Ecrivains et Œuvres».

(8) Le Monde, 16-17 décembre 1956, p.7.  

(9) Georges PEREC : « Il est un pont sur la Drina », Les Lettres Nouvelles, jan.-juin 1957, p. 139-140.

(10) « Prix Nobel de littérature - Ivo Andritch, romancier yougoslave », Le Monde, 28 octobre 1961, p. 8. 

(11) « L’enracinement et l’exil », Critique, n° 180, 1962, p. 387-404. 

(12) Marcel BRION : « Bosnie, Hongrie, Suède », Les Nouvelles littéraires, n° 1802, 15 mars 1962, p. 4-5.  

(13) Robert KANTERS : « L’imprimerie et la guillotine », Le Figaro littéraire, 29 septembre 1962, p. 2.  

(14) Jean D’ORMESSON : « Au temps d’Anika par Ivo Andritch », Le Nouvel Observateur, 23 juillet 1979.

(15) Janick JOSSIN : « Au temps d’Anika par Ivo Andritch », Le Nouvel Observateur, 23 juillet 1979, p. 54.

(16)  « L’épique époque d’Andric », Libération, 18 juin 1987.  

(17) P. AJAME : « Le fils serbe d’Honoré de Balzac », Le Matin, 1er juin 1987.  

(18) P. AJAME : « Les prémices de l’aurore », Le Nouvel observateur, 24 mars 1980, p. 81. 

(19) Les Nouvelles Littéraires, 21 février 1963.  

(20) Les Lettres Françaises, 17 décembre 1964.  

(21) Les Lettres Françaises, 3 mars 1966.  

(22) « Un certain été au Monténégro », Les Lettres nouvelles, mars-avril 1966.  

(23) « Où l’homme est un loup pour l’homme », Journal de Genève, 7 décembre 1985.  

(24) « La délectation perverse de Miodrag Bulatovic », Le Matin, 12 novembre 1985.


 M. S.

> Les années d'ouverture (1975-1991)

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