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IV

 LES ANNÉES DE CONTESTATION ET D’AFFIRMATION

(1991-2000)
1. Entre les feux croisés

La fin du XXe siècle a été marquée, en Serbie, par des événements bouleversants et souvent tragiques qui ont non seulement influé sur l’évolution interne de la littérature serbe mais aussi sur sa réception en France. C’est, bien évidemment, la longue guerre civile yougoslave, aussi médiatique que tragique, qui a marqué le plus profondément l’accueil réservé aux écrivains serbes en Hexagone dans les années 90. Essayons d’esquisser brièvement les particularités essentielles de cet accueil durant ce temps trouble de la guerre.

I - L’identification de la littérature serbe. S’il ne faisait aucun doute que, malgré le succès de plusieurs écrivains serbes auprès de la critique française dans les deux décennies précédentes, un certain nombre de critiques ne semblait pas avoir pris conscience de l’existence de la littérature serbe en tant que littérature nationale à part entière, l’arrivée de la guerre a finalement écarté tous risques de confusion. Or, dans le contexte d’une guerre civile et interethnique, il s’est avéré important de savoir et d’identifier clairement qui est qui dans l’inextricable écheveau yougoslave, et qui et quoi se « cachent » derrière les notions de « Yougoslavie », de « littérature yougoslave » ou encore de « langue serbo-croate ».

II - L’intérêt accru pour les auteurs serbes. L’intérêt médiatique et la curiosité de l’opinion publique, bouleversée par la cruauté du drame yougoslave, ont créé chez les lecteurs un besoin d’informations supplémentaires, et ils sont allés les chercher dans les livres spécialisés et, en particulier, dans les œuvres littéraires. Cette conclusion n’est pas fondée seulement sur une simple logique qui paraît évidente mais aussi sur les données statistiques ou, plus exactement, sur le nombre de livres traduits au cours de cette période. Les chiffres en sont révélateurs : sans compter les rééditions, ce sont plus de quarante nouveaux titres qui ont vu le jour en France durant la période 1991-1995. Si l’on compare ce chiffre au nombre de livres publiés dans la période précédente, on arrive à un résultat étonnant : durant les quatre années de guerre, les éditeurs français ont publié autant d’œuvres d’écrivains serbes que pendant les quinze années précédentes ! 

III - La nouvelle attitude de la critique. En quittant la position de neutralité relative qui était restée sa caractéristique dominante dans les périodes précédentes, la critique a, avec l’arrivée de la guerre, changé considérablement d’attitude à l’égard de la littérature serbe. Ce changement est, en effet, visible à tous les niveaux et, en particulier, au niveau de la sélection, de l’interprétation et du jugement critique des œuvres présentées au public français. Le facteur principal – celui qui a eu un impact considérable sur le comportement de la critique – est, bien évidemment, le contexte très politisé dans lequel ont été accueillis en France les auteurs serbes durant toutes ces années de guerre. De quoi s’agit-il au juste ? Le drame yougoslave a suscité dès le début une forte attention des médias, en France comme partout dans le monde. C’était naturel et compréhensible. Ce qui n’était pas, en revanche, très naturel, c’est le manichéisme avec lequel la plupart des médias ont présenté les protagonistes de ce drame, en réalité très complexe. Sans trop de nuances, et avec une approche souvent sensationnaliste, comme le constate à juste titre Frédéric Dutourd, « toute la presse et les télévisions se mirent curieusement à plaquer les mêmes accords. D’un côté, il y avait les Serbes, qui étaient les bourreaux, et les autres qui étaient les victimes » !(1) Cette prise de position des médias ainsi que les images à la limite du supportable qui parvenaient quotidiennement de l’ex-Yougoslavie, ont fini par créer en France une ambiance particulière, tendue et surchauffée.(2) 

Comment et dans quelle mesure ce contexte très politisé a-t-il influencé l’attitude de la critique à l’égard des écrivains serbes ? Disons-le clairement : la médiatisation, parfois à outrance, de la guerre civile yougoslave n’a pas seulement ouvert un nouvel « horizon d’attente » auprès du public mais aussi conditionné, voire imposé une autre lecture de la littérature serbe contemporaine auprès de la critique – lecture fondée sur des critères qui ne sont pas toujours d’ordre esthétique et littéraire. Pour nuancer ce constat, il faut tout de même préciser que, compte tenu de l’ensemble des textes publiés sur les écrivains serbes durant les années de guerre civile, on peut, en fait, classer les critiques en trois groupes, selon les critères qu’ils ont privilégiés dans leur lecture.   

Commençons par ceux, d’ailleurs les moins nombreux, qui ont réussi le mieux à résister aux influences de la guerre, sans se laisser piéger par le brouhaha médiatique. Parmi eux, trois se sont particulièrement distingués : Alain Bosquet, Laurand Kovacs et Paul-Louis Thomas, tous fins connaisseurs de la littérature serbe et de la complexe réalité yougoslave. Certes, le premier, lecteur passionné de Pavić, Kiš et Stevanović, ne s’est pas contenté de garder, coûte que coûte, sa neutralité. En estimant à un moment donné que la partialité des intellectuels et des médias français avait franchi le seuil du tolérable en se transformant de plus en plus en hostilité, voire en xénophobie, à l’égard de tout ce qui venait de Serbie, y compris la littérature, Alain Bosquet n’a pas hésité à lancer un ferme avertissement à ses confrères.(3)  

Dans le deuxième groupe, on peut classer la majorité des critiques. Moins résistants aux pressions médiatiques, ceux-ci ont essayé de trouver un compromis sans se soucier toujours des conséquences qu’une telle démarche risquait d’avoir sur leur jugement critique. Plus précisément, ils ont essayé de concilier deux sensibilités et deux vocations qui ne sont pas toujours compatibles : celles du journaliste porté par l’actualité et ses aléas, et celles du critique littéraire dont le champ de manœuvre est défini et conditionné par l’œuvre, par ce que l’on appelle la « littérarité ». Enfin, un certain nombre d’intervenants, et en particulier les journalistes devenus occasionnellement critiques, ont choisi une troisième voie. Attirés surtout par l’actualité, ils ont trouvé, dans l’activité critique, un moyen indirect d’exprimer leur propre engagement politique. Persuadés qu’ils luttent pour une « juste cause », certains de ces intervenants – tels Louise Lambert, J.-P. Franceschini et Joseph Limagne – sont allés au-delà de l’admissible. Sans hésiter à prendre parti dans la guerre médiatique, ils sont allés chercher dans les œuvres littéraires des illustrations destinées à argumenter leurs théories douteuses. 

Comment ces différentes approches ont-elles fonctionné dans la pratique – dans la rencontre d’un critique et d’une œuvre – nous allons le voir un peu plus tard. Pour l’instant, arrêtons-nous brièvement sur le choix de livres opéré par la critique. En fait, malgré un intérêt accru pour la littérature serbe, on peut constater qu’un nombre assez restreint d’œuvres a trouvé un écho important dans les médias français : avant tout, celles de Dobrica Ćosić, Mirko Kovač, Vidosav Stevanović et I.vo Andrić. Quelques livres d’autres écrivains serbes – notamment Le Couteau de Vuk Drašković, Le Théâtre ambulant Chopalovitch de LJubomir Simović et  Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale de Bora Ćosić – ont également, mais dans une moindre mesure, attiré l’attention des critiques. Vu ce choix, on s’aperçoit facilement que la critique a privilégié les livres et les auteurs en rapport avec l’actualité en prenant le risque de passer à côté des œuvres jugées probablement « inactuelles », sans tenir compte de leurs qualités littéraires. La liste de ces œuvres ignorées est assez longue, mais on se contentera en l’occurrence de citer seulement les romans de Slobodan Selenić, Borislav Pekić, Voja Čolanović et Milovan Danojlić. A cette liste il faut ajouter, bien entendu, plusieurs livres de Miloš Crnjanski et d’Aleksandar Tišma dont nous avons déjà parlé.  

Revenons à présent aux quatre écrivains qui se sont trouvé au centre d’un intérêt médiatique suscitant pléthore de réactions : enthousiasme et éloges mais aussi doutes, méfiance et même  attaques virulentes. Il s’agit donc de Dobrica Ćosić, Mirko Kovač, Vidosav Stevanović et Ivo Andrić dont les livres ont été forcement lus et interprétés sous la loupe de la guerre.

2. Temps et tempêtes de Dobrica Ćosić

C’est, bien évidemment, Dobrica Ćosić qui s’est trouvé en « première ligne », exposé aux « tirs » croisés de la presse française. C’est d’ailleurs facile à expliquer. Écrivain, intellectuel, politique, ces trois facettes de Ćosić montrent bien qu’il s’agit d’une personnalité complexe qui n’a certes pas reculé devant les problèmes et les défis de son époque, mais qui a été, en revanche, contrainte – sans pouvoir toujours concilier ses trois activités publiques – à changer ses positions et, parfois, à se contredire. Quoi qu’il en soit, l’écrivain a fait son choix, tout en étant fort conscient qu’il courait un risque, et qu’il devrait payer le prix de son engagement. Un choix qui lui a coûté cher : d’abord dans son pays mais aussi à l’étranger, voire plus particulièrement en France où il a été, depuis 1992, l’objet de plusieurs attaques, parfois très virulentes.  

Pourtant, dans un premier temps, après la publication de ses grands romans – Le Temps du mal (1990) et Le Temps de la mort (1991) – l’image que la critique française donne de lui est très positive : Ćosić est accueilli avec l’intérêt et le respect que l’on réserve habituellement aux grandes figures des littératures étrangères. D’ailleurs, la plupart des journaux qui ont rendu compte de ses livres s’accordent à dire qu’il s’agit d’un écrivain de premier rang qui fait penser aux grands maîtres russes – Tolstoï, Dostoëvski, Grossman et Soljenitsyne. Ainsi, pour Valérie Marchand, très généreuse à l’égard du romancier serbe, Ćosić est « à la fois Tolstoï, pour la maîtrise du temps, et Dostoïevski, pour la profondeur du regard »(4). George Nivat, quant à lui, n’exclut pas non plus une certaine influence des grands maîtres russes, mais il considère qu’avec Le Temps du mal cet écrivain entre, tout d’abord, dans « la famille des renégats de la religion politique absolue » ; famille de la littérature de résistance aux totalitarismes que, selon Nivat, représentent Malaparte, Abellio, Huxley, Gheorghiu, Grossman et, bien entendu, Soljenitsyne.(5) 

Mais, cette image positive commence à se détériorer rapidement avec la nomination de l’écrivain au poste de président de la République fédérale de Yougoslavie, en 1992, au moment même où la guerre civile battait son plein. Sans attendre, les journalistes ont commencé aussitôt à le traiter en termes durs. Ainsi, il est désigné dans la presse comme « l’ex-communiste reconverti au nationalisme », comme « le père spirituel » de Slobodan Milošević devenu « la bête noire des Croates et des Slovènes »(6), ou encore comme « l’homme de lettres à qui l’on doit quand même quelques pages d’anthologie sur la Grande Serbie »(7). Devenu « la bête noire » des journalistes, Ćosić et son œuvre ont commencé à attirer davantage l’attention mais aussi les foudres des intellectuels et critiques engagés dans les débats publics sur la tragédie yougoslave. Ainsi, le philosophe André Glucksmann et la chroniqueuse de La Croix, Louise Lambert, ont tenté de montrer que l’écrivain s’est justement servi de son œuvre pour élaborer, développer et répandre des idées nationalistes et « grand-serbes ».(8)   

Si l’on met de côté l’engagement de Ćosić-homme politique – sujet qui sort d’ailleurs du cadre thématique de cet essai – on peut conclure que Ćosić-écrivain a subi, par une sorte d’amalgame, des préjudices graves. Car, il est évident que ses détracteurs se sont lancés dans des attaques virulentes contre l’écrivain sans jamais entreprendre une analyse approfondie de ses livres. Au contraire, ils se sont contentés d’une lecture rapide et, par conséquent, réductrice ; une lecture effectuée sous la pression d’une actualité dramatique et des images terrifiantes de la guerre civile yougoslave. Comme si, dans ce climat surchauffé, ils n’avaient eu ni le temps ni la volonté « de plonger dans les quatre mille pages » qui, d’ailleurs, parlent d’un autre temps, d’une autre guerre et d’une autre Serbie : pas « exactement », comme l’a bien dit un critique, « celle que la télévision nous présentait à 20 heures tous les soirs ».(9) 

3. Texte et prétexte : Mirko Kovač et Vidosav Stevanović

Les cas de Mirko Kovač et de Vidosav Stevanović – romanciers qui ont été, contrairement à Ćosić, unanimement salués par la presse française – se ressemblent sur bien des points. L’un comme l’autre, ils ont été, avec quelques autres écrivains, les principaux promoteurs des nouvelles tendances de la littérature serbe contemporaine. L’un comme l’autre se sont déclarés, dès le début de la guerre, de farouches opposants au régime serbe, quittant leur pays en guise de protestation pour s’installer ailleurs : Kovač en Croatie et Stevanović dans un premier temps en Grèce puis en France.(10) Enfin, l’un comme l’autre ont dû attendre longtemps avant de se voir acceptés, dans des conditions quasi semblables, par les éditeurs et les critiques français.

Disons d’abord quelques mots du cas de Kovač. Malgré ses qualités littéraires indiscutables, cet écrivain est resté longtemps en dehors de l’intérêt des éditeurs français. Et l’on peut supposer à bon droit qu’il serait ignoré aujourd’hui encore dans l’Hexagone, comme d'ailleurs le sont quelques autres écrivains de qualité, si son engagement politique n’avait pas sorti de l'ombre ses livres, devenus soudainement, aux yeux de la critique, non seulement actuels mais aussi « prophétiques » ! Quoi qu'il en soit, il est clair que son choix politique, qui a trouvé un écho dans la presse française, a profondément marqué l'accueil de ses œuvres, en particulier celui fait à son roman La vie de Malvina Trifkovic.  

Nous sommes au début de l’année 1992, en pleine guerre serbo-croate. C’est précisément à ce moment qu’une « petite bombe d'horreur froide (éclate) en librairie(11) ; une « bombe » sous la forme d'un roman court mais « bien vénéneux, bien terrible ».(12) En même temps, Mirko Kovač, sollicité par la presse, s'explique avec ardeur et conviction.(13) Mais au lieu d’évoquer davantage Malvina pour faciliter la compréhension de sa structure complexe, il s'exprime exclusivement sur la guerre et sur la politique. Il se présente comme un pacifiste convaincu et, en tant que tel, victime des nationalistes. « Sur la scène politique serbe, tout le monde est extrémiste », martèle Kovač renvoyant dos à dos le régime en Serbie et les opposants à ce régime. Les cibles de ses attaques sont également l’église orthodoxe, l'Union des écrivains et surtout, le romancier Dobrica Ćosić. 

Attentifs aux paroles de l'écrivain, la plupart des critiques ont repris, dans leurs articles, le ton et le point de vue de Kovač, sans y mettre aucune réserve, sans cacher, non plus, leurs sympathies pour sa « rébellion » et son « courage d'opposant ».(14) L’intérêt accru pour la personnalité et les positions politiques de ce romancier n’est – du fait du contexte politique – nullement surprenant. Ce que l’on pourrait reprocher aux critiques, en revanche, est le manque d'un raisonnement plus nuancé : en fait, l’intérêt qu’ils ont porté à l’engagement de Kovač leur a certes inspiré quelques réflexions lucides sur ses livres mais il les a aussi souvent menés à des conclusions rapides et réductrices. Précisément, en partant des positions politiques de l'écrivain, certains sont allés chercher ses résonances directes dans La vie de Malvina Trifkovic, bien que ce roman ait été écrit vingt ans auparavant.(15)   

Quant à Stevanović, on doit préciser qu’il a été présenté en France beaucoup plus tôt que Kovač : son recueil de nouvelles Les Loulous de banlieue est traduit déjà en 1981, mais ce livre a laissé la critique française complètement indifférente. On pourrait donc considérer que sa vraie entrée sur la scène littéraire française a eu lieu en 1993, avec la publication de sa trilogie romanesque, une œuvre fortement inspirée par la guerre civile en Bosnie. Comme c’était le cas pour La vie de Malvina Trifkovic, toutes les conditions, malheureusement peu liées aux raisons esthétiques, ont été réunies pour que ce triptyque romanesque, composé de Neige à Athènes, L’Île des Balkans et Christos et les chiens (1993), devienne l’objet d’une attention particulière. Annoncée par l’éditeur comme l’œuvre d’« un adversaire déclaré » du « régime serbe actuel », cette trilogie a été, dès le début, placée dans un contexte très politisé. Indignés devant les horreurs de la guerre et saisis par les images fortes d’une œuvre écr ite dans l’urgence, par son « écriture déchiquetée, bombardée »(16), les critiques ont réagi aussitôt avec de vives émotions, parfois trop exaltées.(17)  

Bien sûr, la critique a également profité de la sortie de cette trilogie, comme elle l’a déjà fait après la publication de Malvina, pour s’intéresser davantage à la personnalité de son auteur et à ses idées politiques. D’ailleurs, cette curiosité a été provoquée, en partie, par l’écrivain lui-même: dès son arrivée en France, Stevanović n’a pas hésité non seulement à confirmer sa détermination d’opposant mais aussi à focaliser l’intérêt des journalistes sur son cas personnel. Dans plusieurs interviews accordées à la presse, il a ainsi laissé entendre que ses idées pacifistes étaient très mal vues en Serbie, et que c’était la raison pour laquelle ses livres et lui-même étaient souvent l’objet d’attaques infondées.(18)  

Très sensibles à chaque menace à l’encontre de la liberté d’une personnalité publique, les critiques se sont tout de suite emparés de ce sujet. Tout en exprimant, à la fois, leurs protestations contre le régime serbe et leur solidarité avec Stevanović, ils ont procédé comme pour Mirko Kovač. Ils se sont faits défenseurs d’une « cause juste » et avocats d’un écrivain proscrit et dépourvu du droit à la liberté d’expression. En partant de déclarations parfois très émotives de l’écrivain, ils ont souvent recours au stéréotype de l’intellectuel dissident d’Europe de l’Est, né dans les années de la guerre froide.(19) Ce faisant, ils se sont peu souciés du fait que cette image stéréotypée de l’écrivain censuré et persécuté, contraint à demander l’asile politique en Occident, ne correspondait complètement ni au cas de Stevanović ni à la situation en Serbie. Mais, si on peut reprocher à ce groupe de critiques d’être plus intéressés par les aspects politiques que par les aspects littéraires de la trilogie de Stevanović, on ne peut pas, pour la plupart d’entre eux, mettre en cause leur bonne foi ni leur volonté d’attirer l’attention du public sur un «beau livre» qu’il faut lire « pour comprendre l’inexplicable ». Cette bonne foi est, en revanche, plus suspecte chez certains de leurs confrères qui se sont servi de la sortie de cette trilogie pour illustrer des théories fort douteuses.(20)  

Une dernière remarque à propos de Kovač et Stevanović. Même si certains commentateurs ont réussi à échapper au manichéisme dans l’interprétation des romans de ces deux écrivains, il est indéniable que ces romans troublants ont provoqué plus de bruit et d’émotions à l’égard de la tragédie yougoslave qu’un réel intérêt d’ordre esthétique, que l’on réserve habituellement à une œuvre d’art. Contraints d’agir dans un climat surexcité, la majorité des critiques a abordé aussi bien Malvina que la trilogie de Stevanović, non seulement comme un texte littéraire mais aussi, et d’avantage, comme un prétexte, c’est-à-dire comme une occasion offerte pour exprimer leur solidarité ou leur désarroi devant une tragédie trop médiatisée.(21) 

4. Troisième découverte d’Andrić

Si l’on peut constater que la guerre civile a conditionné et influencé en grande partie la publication et la réception des œuvres de Ćosić, Kovač et Stevanović, on peut affirmer avec la même certitude qu’elle a également provoqué le nouveau retour d’Ivo Andrić qui se révèle, en fait, comme sa troisième découverte en France.(22) Pour être précis, on peut même dire que la tragédie bosniaque a rendu ce retour inéluctable, d’autant plus qu’Andrić est originaire de Bosnie et qu’il s’est fortement inspiré de ses  traditions et de son histoire.  

Quant aux critiques, ils n’ont pas été très nombreux, au début, à apercevoir ce nouveau retour d’Andrić. Mais, après la publication de la nouvelle traduction du Pont sur la Drina, les articles consacrés au Prix Nobel se sont multipliés considérablement montrant ainsi que l’œuvre andrićienne n’a rien perdu de son éclat, même vingt ans après la disparition de son auteur. Bien sûr, compte tenu de sa disparition, Andrić n’a pas pu être traité de la même manière que, par exemple, Ćosić, Kovač, et Stevanović. Mais il n’a pas non plus complètement échappé à une lecture influencée par le nouveau contexte, par « les temps qui saignent », pour reprendre l’expression d’un critique. Cela dit, il faut tout de même nuancer cette dernière constatation. Évidemment, il aurait été très difficile, voire impossible, de lire Andrić sans faire des allusions à l’actualité, d’autant plus que les lieux où se déroulent ses histoires ont été présents, durant les années de conflit, à la une des journaux ainsi qu’à l’esprit de tout un chacun. Pourtant, sauf dans les cas extrêmes, les critiques se sont gardés de faire des commentaires politiques trop tranchés(23)

Ce nouveau retour d’Andrić a été annoncé par la parution d’Omer pacha Latas en 1992 et d’Inquiétudes en 1993. Mais c’est la nouvelle traduction du Pont sur la Drina qui a suscité, enfin, un intérêt véritablement enthousiaste, à la mesure du talent de l’unique Prix Nobel de l’ex-Yougoslavie.(24) Quelles sont les raisons d’un tel succès du livre qui a été, sinon complètement oublié au moins négligé par les éditeurs depuis 1961 ? Le Pont sur la Drina a attiré l’attention, en partie, grâce à sa parfaite « reconstruction » d’un monde, certes, disparu, mais dont les démons ne cessent de hanter notre monde d’aujourd’hui. Mais ce sont surtout ses qualités littéraires qui ont incité les critiques à faire des commentaires élogieux. A titre d’exemple citons seulement trois d’entre eux. C’est « un chef-d’œuvre d’une puissance littéraire incroyable et d’une résonance politique singulière », écrit François Wagner.(25) Nicole Zand, de son côté, précise qu’il s’agit sûrement de « l’un des plus grands romans de notre siècle »(26), tandis que Béatrice Toulon affirme que ce livre peut être considéré comme « l’un des chefs-d’œuvre de la littérature européenne ».(27) Le même enthousiasme est d’ailleurs perceptible également dans les articles qui ont accompagné la publication, en 1997, de la nouvelle traduction de La Chronique de Travnik. Il suffit à ce propos de citer Marion Van Renterghem : selon elle, il s’agit d’un roman « éblouissant, incroyablement captivant sous ses aires de récit ethnographique » qui narre avec une subtilité flaubertienne « la rencontre de la modernité et de la tradition, de l’Occident et de l’Orient ».(28)

Après cette « troisième découverte » d’Andrić en Hexagone, nous pouvons enfin faire un bilan qui reste, cependant, toujours provisoire. Entre la première et la deuxième traduction du Pont sur la Drina et de La Chronique de Travnik, des décennies se sont écoulées. Entre temps, toutes ou presque toutes les œuvres importantes du Prix Nobel ont vu le jour en France. C’est un fait qui n’est pas négligeable, bien au contraire. Mais, comme nous l’avons déjà remarqué, cette longue présence d’Andrić sur la scène littéraire française est quelque peu ambiguë : féconde, à en juger sur les apparences, mais au fond toujours placée à l’arrière-plan, loin des grands événements littéraires, elle est due avant tout à un incessant combat contre l’oubli et l’ignorance. Ce combat pour la pleine affirmation d’Ivo Andrić en France, combat souvent inégal, n’est pas encore gagné. Loin de là ! La preuve : l’accueil plutôt modeste réservé à ses recueils de nouvelles publiés après la fin de la guerre civile bosniaque, à savoir : Mara, la courtisane (1999), Contes de la solitude (2001), Innocence et châtiment (2002) et Visages (2006). C’est pourquoi on n’aurait pas tort de conclure, même après sa troisième découverte en France, que le vrai Andrić reste toujours à découvrir dans ce pays.

5. Grands exploits de « petits éditeurs »

Pour compléter la vision d’ensemble de cette période agitée, jetons pour terminer un regard rapide sur les années postérieures à la guerre civile. Soulignons d’emblée un fait important : l’engouement des éditeurs, suscité par la forte médiatisation des conflits en ex-Yougoslavie, ne s’est pas heureusement estompé avec la fin des hostilités auxquelles allaient d’ailleurs succéder d’autres événements alarmants dans la « poudrière de Balkans ». Sans perdre de vue ces événements ni ignorer la curiosité d’un lectorat fraîchement conquis, les éditeurs ont continué, avec le même dynamisme, de publier des auteurs serbes, ceux déjà présentés au public français mais aussi d’autres, jusqu’alors complètement inconnus. Citons, entre autres, Ivo Andrić, Vidosav Stevanović, Slobodan Selenić, Vladimir Arsenijević, Svetlana Velmar-Janković, David Albahari, Goran Petrović. À ce propos il convient de citer deux jeunes maisons d’éditions : Gaïa Editions qui a fait paraître, à elle seule, une dizaine de livres signés, notamment, par Radoslav Petković, Svetislav Basara, Dragan Velikić et Miroslav Popović ; et Agone qui a relevé un défi – aux yeux des marchands de livres – insensé, voire suicidaire : la publication des sept volumes de la saga fantasmagorique de Borislav Pekić – La Toison d’or

Cet engouement des éditeurs – qui nourrit l'espoir que la littérature serbe est en bonne voie pour conquérir finalement la place qu'elle mérite sur la scène littéraire française – n'a pas été, nous semble-t-il, entièrement partagé par la critique. À vrai dire, de tous les écrivains découverts en France durant la deuxième moité des années quatre-vingt-dix, et dont le talent n'est plus à prouver, seule Svetlana Velmar-Janković a réussi à attirer l’attention et même à émouvoir. Parmi les trois romans de la romancière belgradoise, c’est surtout Dans le noir (1997) qui a eu un large écho dans la presse française avant de manquer le prix Femina étranger… d’une seule voix et d’être sélectionné parmi les 20 meilleurs livres de l’année dans la revue Lire. Pour l’illustration, il suffit de citer le constat de Jean-Christophe Buisson d’après lequel il s’agit d’un livre « puissant, désespéré et torturé, comme chaque nation en produit une fois par demi-siècle ».(29)  

Certes, il faut le remarquer, ce « ralentissement » de l’intérêt de la critique française ne peut pas avoir un impact décisif sur le bilan global que nous essayons de tirer sur la réception de la littérature serbe dans l’Hexagone. D’autant plus que la première décennie du XXIe siècle qui vient de s’écouler – décennie qui a commencé par la restauration de la démocratie en Serbie en l’an 2 000 – démontre déjà un léger regain d’intérêt pour les écrivains serbes et donne plusieurs signes encourageants quant à l’avenir de cette littérature en France. En effet, l’apparition d’un jeune éditeur francophone – les Allusifs – et l’attention qu’il accorde aux écrivains de Serbie (cet éditeur canadien a déjà publié une dizaine de livres traduits du serbe !) ainsi que l’enthousiasme avec lequel ont été accueillis les livres de David Albahari et Goran Petrović ou encore les représentations théâtrales de pièces de Biljana Srbljanović et Dušan Kovačević – sont autant des gages témoignant des nouvelles perspectives qui sont en train de s’ouvrir pour la littérature serbe en France.


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Notes

(1) Frédéric DUTOURD : « Serbie : un lynchage médiatique », Le Figaro, 22 novembre 1995. Plus critique encore à l’égard du manichéisme des journalistes est Michel COLLON. Dans son livre Attention médias !, EPO, Bruxelles 1994, il va, lui, jusqu’à dénoncer « la démonisation » des Serbes et « l’amalgame raciste » fait à leur encontre dans les médias occidentaux ! Voir le chapitre : «Yougoslavie : à nouveau la démonisation. Pour cacher quoi ?», p. 293-296.

(2) Le ton a été donné par un groupe d’intellectuels engagés, au sein duquel se sont distingués en particulier Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, André Glucksmann, Paul Garde, Jacques Julliard et quelques autres. Persuadés que les Croates et les musulmans bosniaques défendaient une « juste cause » et « les valeurs européennes » devant « l’agression » serbe, et considérant que leur rôle d’intellectuel consistait à combattre le mal, ces intellectuels se sont mis à dénoncer « le fascisme », « la barbarie » et « le nettoyage ethnique » pratiqués, selon eux, par les Serbes, tout en militant pour l’intervention militaire internationale en Bosnie.

(3) Dans un texte consacré à M. Pavić, Bosquet écrit : « Nous sommes ignorants, injustes, malveillants, peu cultivés et alourdis par des préjugés honteux. Sous prétexte que dans la guerre civile de Bosnie nous avons pris parti – avec lâcheté, tous le reconnaissent – nous finissons par nous persuader que ce qui vient de Serbie est par définition suspect et nocif. C’est jeter aux orties notre humanisme, dont on peut se demander ce qui en reste. » In : « Milorad Pavic, de Serbie et de partout », Le Quotidien de Paris, 16 juin 1994.

(4) V. MARCHAND : « L’envers de la foi, Les Lettres françaises, janvier 1992.

(5) Georges NIVAT : « Une grande confession communiste », Le Monde, 1er février 1991.

(6) Cité d’après Libération, 18 juin 1992.

(7) Cité d’après Le Monde, 2 juin 1993.

(8) Dans leurs pamphlets qui ressemblent à des actes d’accusation, A. Glucksmann et L. Lambert recourent à une démarche douteuse qui consiste à sortir les citations de leur contexte pour leur donner un tout autre sens. Voir : « La guerre des intellectuels », Le Figaro, 3 juin 1993, et « Quand la littérature veut faire l’histoire », La Croix, 22 mars 1993.

(9) « C’est l’Europe qui meurt », interview, propos recueillis par Yves Harté, Sud-Ouest, 8 décembre 1991.

(10) Certes, contrairement à Kovač qui a choisi démonstrativement son camp dans le conflit serbo-croate, Stevanović est resté plus nuancé sur ce sujet. Tout en critiquant vigoureusement le régime serbe, ce dernier a également dénoncé le régime dictatorial en Croatie.

(11) Laurence LIBAN : « Jours tranquilles en Istrie », Télérama, 31 mai 1995.

(12)  Daniel WALTHER : « Malvina, la Serbe », Dernières nouvelles d’Alsace, 4 avril 1992.

(13) Voir : « Une guerre d’incendiaires et de vauriens », entretien, Vjesnik (Zagreb), repris par Courrier international, 21 novembre 1991 ; Mirko KOVAC : « Les champs de la mort », Libération, 28 février 1992 ; « L’ONU reste le seul espoir », entretien, propos recueillis par Laurent Lemire, La Croix, 4 mars 1992.

(14) Ainsi, sur un ton qui frôle le sensationnalisme, Nicole Zand affirme que cet « opposant, dissident, ennemi de tout nationalisme comme de toute idéologie », a dû prendre la route de l'exil «pour ne pas être assassiné comme traître à sa tribu serbe» (!). Voir : « Être ou ne pas être serbo-croate », Le Monde, 28 février 1992.

(15) Signalons la démarche du critique de Télérama qui, tout en oubliant que ce livre a été écrit bien avant la décomposition de l’ex-Yougoslavie, établit le parallèle entre le « pays déchiré » et la structure « écartelée » du roman de Kovač ! Voir :  « Mirko Kovac / La vie de Malvina Trifkovic », Télérama, 4 avril 1992.

(16) Nicole ZAND : « Où sont les chiens », Le Monde, 23 avril 1993, p. 24.

(17) C’est le cas de Marie-Françoise ALLAIN, par ailleurs le membre du « Comité de Kosovo ». Bouleversée par la lecture de la trilogie, « rattrapé(e) et fauché(e) par l’enfer, dès le premier chapitre », elle s’adresse directement aux lecteurs : « Vous serez contraints de lire son livre, ce chef-d’œuvre insupportable, comme vous avez été contraints de regarder Guernica, ou les tableaux de Goya, de lire le journal d’Anne Frank, ou les récits de Kolyma ! » Voir : « Vidosav Stevanovic : La neige et les chiens », Esprit, juillet 1993.

(18) « Je suis probablement l’écrivain le plus calomnié à Belgrade. Tous mes livres ont été retirés de la circulation et je suis régulièrement traîné dans la boue. De l’horreur que mon livre reflète, on se borne à dire que c’est une fantasmagorie personnelle. » (In : Jean Luis KUFFER : « Évangile de la haine ».) Dans une autre interview il ajoute : « Mes derniers romans ont été imprimés et vendus sous le manteau grâce à l’aide d’amis. Les premiers sont introuvables en librairie. Après avoir été épuisés, ils n’ont pas été réédités. » (In : « Une guerre incroyable, sauf pour ses instigateurs », entretien, propos recueillis par Michel Guilloux, L’Humanité, 28 avril 1993).

(19) Ainsi, on peut lire que Stevanović a dû « s’exiler en Grèce, pour conserver la liberté d’écrire » ; qu’après être « rentré en Serbie, mais se sentant menacé à Belgrade, il a trouvé refuge dans son village natal » où il vivait « isolé, surveillé » ; que son esprit rebelle « lui vaut d’être interdit de publication » et que, pour cela, son « triptyque n’a pas trouvé d’éditeur à Belgrade ». Voir : Claude FLEURY : « Yougoslavie, avant et après », Le Républicain Lorrain, 2 janvier 1994 ; Jean-Baptiste MICHEL : « Deux grandes figures de l’opposition serbe / Requiem pour les Balkans », Le Nouvel observateur, 13 mai 1993.

(20) Nous pensons ici en particulier à Paul-Jean Franceschini et à Joseph Limagne dont les articles appartiennent plutôt au genre du pamphlet politique. En partant d’une thèse manichéenne répandue dans les médias et fondée sur « l’opprobre visant ‘les Serbes’, assimilés en bloc au seul méchant de la tragédie yougoslave, voir diabolisés » (J-L. Kuffer), ces chroniqueurs finissent par dresser un véritable réquisitoire contre le peuple serbe entier ! Voir : « La honte et la pitié », L’Express, 15 avril 1993, et : « Les Serbes : une âme d’assiégés », Ouest-France, 15 avril 1993.

(21) Après la publication de la trilogie, trois nouveaux livres de fiction de Stevanović ont été traduits en français : les romans Prélude à la guerre (1996), La même chose (1999) et Abel et Lise (2003). Leur accueil en France, beaucoup plus discret que celui réservé à sa trilogie romanesque, fut également conditionné par la conjoncture politique et par les prises de position de leur auteur. 

(22) Quelle ironie du sort ! remarque un critique à propos de la réception d’Andrić en France: « Son Prix Nobel de la littérature, en 1961, n’a pas suffi à le faire connaître à la mesure de son talent, et l’ironie veut encore qu’il ait fallu la tragédie du récent conflit pour relire un peu mieux cet humaniste sceptique et visionnaire ». Marion Van Renterghem : « L’Europe s’arrête à Travnik », Le Monde, 3 janvier 1997.

(23) Le cas extrême représente la démarche du quotidien La Croix. A côté d’une critique consacrée au roman Le Pont sur la Drina, ce journal a publié un dessin du pont avec ce commentaire: « C’était en juin 1992. Le pont de Visegrad était de nouveau le terrain d’atrocités, commises par les milices serbes contre la population musulmane. Plusieurs dizaines d’hommes étaient égorgés et jetés dans la Drina. Une reconstruction par le peintre et dessinateur Fadil Ekmedzic à partir des témoignages. » La Croix, 17-18 avril 1994, p. 17.

(24) Cet enthousiasme de la critique a été, d’ailleurs, entièrement partagé par le public : d’après une enquête, Le Pont sur la Drina  a été vendu, seulement en un an et demi, à plus de 10 000 exemplaires ! Voir : « Enquête : L’édition française fleurit sur le champ de bataille de l’ex-Yougoslavie », InfoMatin, 25 septembre 1995.

(25) « Un Pont sur la Drina : la chronique des deux mondes », La Tribune, 26 mars 1994.

(26) « Le pont aux onze arches », Le Monde, 8 avril 1994.

(27) « Ivo Andric le passeur », La Croix événement, 17-18 avril 1994.

(28) « L’Europe s’arrête à Travnik », Le Monde, 3 janvier 1997.

(29) Le Figaro magazine, 11 octobre 1997.

 M. S.

Le destin d'une "petite littérature"

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