JOVAN DUČIĆ DANS
L’HISTOIRE ABRÉGÉE DE LA LITTÉRATURE SERBE
DE JOVAN DERETIĆ

 

Deretic Kratka istorija srpske knjizevnosti

Jovan Deretić : Kratka istorija srpske književnosti



[…] Tout au long de ses cinquante ans de carrière, Jovan Dučić, qui a commencé à écrire très tôt (il publie son premier poème en 1896 et son premier recueil en 1901), n’a cessé d’évoluer et de se perfectionner d’un point de vue artistique.

Au sein de son œuvre, on peut identifier trois grandes périodes : la première, « vojislavienne »[1], jusqu’à son départ pour Genève, la deuxième, parnasso-symboliste, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale et la dernière, post-symboliste. Les principes moteurs du développement de son art furent son aspiration vers la perfection, sa rigueur créatrice et son désir de se surpasser. Cela est valable aussi bien pour les poèmes déjà publiés sur lesquels il revient sans cesse, qu’il amende, corrige ou supprime, que pour les nouvelles pièces dans lesquelles il s’évertue à être toujours irréprochable du point de vue de son art, mais également profondément réflexif, à l’expression la plus concise possible afin d’élargir encore davantage les horizons et explorer de nouveaux symboles.

Son meilleur ouvrage a été publié non pas au début, mais à la fin de sa carrière, contrairement à bon nombre de poètes serbes. Reconnu à l’époque moderniste comme un maître de la forme, un excellent versificateur et un adepte des idées occidentales, c’est dans son dernier recueil Lyrique, publié en 1943, qu’il a atteint son apogée d’un point de vue artistique et spirituel.

Tous les grands thèmes traditionnels se retrouvent dans l’œuvre poétique de Dučić. D’après lui, le poète lyrique « ne peut devenir un grand poète tant qu’il n’a pas traité les grandes vérités sur Dieu, l’amour et la mort, qui constituent les trois raisons essentielles de vivre et de créer ». Ce programme littéraire marque toute son œuvre. On ressent en permanence, chez Dučić, son aspiration à atteindre l’excellence dans la tâche qu’il s’est fixée, à toujours aborder les grands sujets à la manière d’un grand poète. De là découle toute la lourdeur de son style ampoulé, qui se manifeste aussi bien dans son étalage prétentieux des grands thèmes de la vie, présents dans les titres de ses cycles et poèmes, que dans sa symbolique hypertrophiée, son acharnement à voir dans chaque détail, même le plus anodin, quelque chose de fatal ou de « terrible ».

De cette posture fondamentale découlent toutes les autres caractéristiques de la poétique de Dučić : son artificialité, son manque de spontanéité, l’apparition récurrente de généralités abstraites et sentencieuses, sa quête effrénée du style recherché et son discours pathétique et solennel. Ces inclinations sont très peu appropriées au poème d’amour qu’il cultive plus particulièrement dans ses deux premières périodes. Dučić ne parle jamais d’aventures amoureuses précises, mais toujours de la femme ou de l’amour en général. Avec lui s’efface l’une des grandes figures de la poésie de son époque et d’antan, l’image de l’amante idéale. A la place, apparaît une femme sous les traits d’une « déesse hautaine et sévère » qui porte en elle « la loi du monde plutôt que la loi du cœur ». Plus que des sentiments, elle suscite avant tout chez lui des réflexions sur l’amour, la vie, la mort. Chez Dučić, l’amour est abstrait, imaginaire, mondain, c’est un sentiment plus littéraire que réel, plus un grand thème de réflexion qu’un vécu personnel.

Sa quête d’idéal et de beau se déverse jusque dans la rhétorique pompeuse de ses chants patriotiques (les cycles : « Ma patrie » et « Sonnets impériaux »). […] La gloire, la victoire, les étendards, l’empereur et son empire sont les motifs obsessionnels de sa lyre patriotique. « L’hymne au vainqueur » est son grand chant patriotique et son héros principal le Tsar Douchan, triomphant, impérial, conquérant et législateur. Cependant, dans les poésies qui lui sont consacrées, il est manifeste que l’époque médiévale serbe lui est étrangère. Il ne parvient qu’à de rares moments à établir le contact avec elle. Le Dubrovnik de la Renaissance et du Baroque lui est bien plus familier. Dans son cycle des « Poèmes ragusains », nous lui découvrons des qualités certaines, que l’on retrouve très peu dans ses autres poèmes : l’aptitude à faire ressentir les ambiances et à dépeindre les personnages, la légèreté de ton, l’ironie, l’humour.

Plus qu’un poète de l’amour ou de la patrie, Dučić est un chantre de la nature. Dans ce domaine, son développement va de la description à la méditation et au recours au symbole. C’est dans ses poésies de jeunesse que l’on retrouve le plus de descriptions, surtout dans le cycle des « Sonnets adriatiques » qui sont très certainement, avec les « Poèmes ragusains » les plus aboutis de sa période intermédiaire et parnassienne. Il y règne une atmosphère de quiétude et de douce mélancolie : la mer est toujours calme, endormie, le ciel est le plus souvent nocturne mais clair et étoilé, la lune illumine les contrées lointaines et inhabitées, la lumière et l’espace qui s’offrent à nos yeux nous donnent une image d’infini et d’éternité. Dans ses poèmes ultérieurs, les descriptions de la nature se dématérialisent, les espaces intérieurs se referment, les éléments descriptifs et émotionnels diminuent en partie, au profit du renforcement de l’idée et du symbole. Cette orientation domine sa troisième période, essentiellement dans les cycles des « Poèmes matinaux », des « Poèmes vespéraux » et des « Poèmes solaires », qui représentent avec le recueil Lyrique l’aboutissement de toute l’œuvre poétique de Dučić.

La prose de Dučić, plus abondante que sa poésie, est cependant restée dans l’ombre. Son œuvre la plus réussie Villes et chimères (1940), est un recueil de récits de voyages dans différents pays dans lequel on trouve des impressions poétiques, des réflexions sur les vérités universelles, des prouesses stylistiques, mais pas  de scènes de la vie contemporaine ni de personnages vivants. Dučić a également pratiqué la critique littéraire. Ses essais critiques sur les écrivains serbes de son temps (Mes compagnons de route), merveilleusement bien écrits, contiennent des portraits très réussis desdits écrivains avec des remarques percutantes et des appréciations mesurées et pertinentes, si bien que l’on peut le ranger parmi les critiques serbes de grand renom. Elégante, sentencieuse et philosophique, son œuvre en prose Le Trésor du Tsar Radovan (1932) est l’une de ses œuvres les plus lues aujourd’hui encore.



[1] Ce terme, utilisé fréquemment par la critique serbe, se réfère au poète Vojislav Ilić (1860-1894), grand prédécesseur de Dučić [Note du rédacteur.].


Traduit du serbe par Raphaël Baudrimont

In Jovan Deretić, Kratka istorija srpske književnosti, Novi Sad, Svetovi, 2001, p. 205-207.


Date de publication : juin 2015

> DOSSIER SPÉCIAL : JOVAN DUČIĆ

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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