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 POUVOIR MORTIFÈRE DE L’ÉCRITURE

L’homme qui mangeait la mort de Borislav Pekić

par 

MARIJA DŽUNIĆ-DRINJAKOVIĆ

 

Tribunal revol

Anonyme, Les Girondins devant le tribunal révolutionnaire, octobre 1793,
dessin, Paris, musée image RMN


Dans nos temps modernes, l’écriture se présente comme l’expression graphique du langage,  procédé dont on se sert pour fixer le langage parlé[1]. Réduite, dans la plupart des cas, à l’outil servant à coder les sons du langage, elle est privée de son caractère transcendant qu’elle avait jadis dans nombre de cultures anciennes, dans lesquelles elle était considérée non pas comme le substitut de la parole humaine, mais comme la matérialisation du Verbe et le signe de l’activité divine. Cela est visible dans les hiéroglyphes égyptiens, qui symbolisaient, autant par leur forme que par leur emplacement, la présence de l'être divin. Cette référence de l'écriture â une transcendance permettait d’établir (comme c’est le cas dans la kabbale hébraïque et la gnose musulmane) un vaste réseau de correspondances, non seulement entre les lettres de l’alphabet et les attributs divins, mais encore avec les chiffres, les quatre éléments et les planètes[2].

En tant que manifestation de la transcendance de l’être divin, l’écriture est investie d’un pouvoir de création, mais aussi d’une puissance maléfique. C’est pour annihiler ou limiter l’effet de cette puissance que les scribes égyptiens morcelaient les hiéroglyphes en les coupant par interruptions de traits[3]. Chez les Celtes irlandais, qui croyaient que l’écriture, en fixant la parole et la pensée, risquait de les pétrifier et de tuer, elle reste notamment réservée à la transmission des interdits et des savoirs occultes[4]. Aussi l’alphabet ogamique servait-il aux prêtres druides quasi exclusivement pour des usages divinatoires, alors que la fonction d’archive et de moyen d’enseignement restait confiée à la tradition orale, qui laissait les savoirs libres et vivants pour qu’ils puissent continuer à évoluer.

Borislav Pekić, l’un des écrivains serbes majeurs (1930-1992), connaissait-il toutes ces croyances accumulées par le long passé de l’humanité quand il lui vint à l’idée, dans le récit L’homme qui mangeait la mort[5], de charger d'une puissance évocatrice, voire d’un pouvoir mortifère, l’écriture calligraphique d’un obscur commis vivant à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle ? Tout porte à croire que oui, car il s'agit d’un écrivain érudit, dont la curiosité s’étend à tous les domaines de la culture, qui mêlait sans difficulté la science avec l’imagination et dont l’opus fascinant de plusieurs milliers de pages présente toutes les vertus encyclopédiques, foisonnant de connaissances émanant des sphères les plus variées. Se défiant de l’inspiration « sauvage », Pekić se lançait rarement dans la rédaction de ses ouvrages sans avoir acquis des connaissances approfondies sur les sujets dont il traiterait, passant quelquefois de longues années dans de minutieuses recherches, étudiant des documents les plus divers relatifs aux domaines qu’il envisageait d’aborder[6].

C’est en effet en vertu de sa puissance symbolique, de sa capacité à faire émaner l’esprit d’une époque, que l’écriture d’un greffier anonyme, inconnu de l’Histoire officielle, se voit hissée au rang d’un des principaux ingrédients de l’économie narrative, dotée entre autres de la fonction de déclencheur de l’action de ce récit époustouflant[7]. En sus de porter l’empreinte d’une individualité, les « formes stéréométriques » des lettres calligraphiques de Jean-Louis Popier, commis affecté au Tribunal révolutionnaire, révèlent l’esprit d’une époque tumultueuse, reflètent les atrocités d’une Révolution qui se met à manger ses enfants. « Terminées en pointe », « avec des airs d’église gothique », elles rappelaient de très près « les lances des sans-culottes au bout desquelles la nuit, lors des massacres de septembre, avaient été promenées la tête de la princesse de Lamballe ou, le jour de la prise de Bastille, celle du gouverneur M. de Launay[8] »… Nous voyons que l'écriture de ce petit gratte-papier, loin d’être substitut de la parole, conventionnelle et non motivée, entretient avec les objets et les événements du monde une relation mimétique certaine.

Cette écriture, juste « comme la Révolution en requérait », car variant âpreté puritaine, clarté romaine, lisibilité patriotique et absence de toutes les digressions ornementales propres aux chartres royalistes[9] », ne resta pas inaperçue. Les grandes figures de la vie politique remarquèrent cette qualité qui distinguait Popier de ses confrères et, voyant dans son écriture l’émanation de l'essence même de la Révolution, décidèrent de le nommer greffier au Tribunal révolutionnaire… Ainsi cet « ermite qui se croyait coupé de l’Histoire », l’homme qui n’est jamais aller voir la guillotine ni les exécutions à la Place de la Révolution, se trouve malgré lui en situation de devenir une sorte de bourreau «au second degré », car dorénavant il  lui incombe un pouvoir auquel il n’avait pas aspiré : appelé à inscrire dans le Registre les sentences de mort, pour que l’on puisse dresser la liste des exécutions, Popier devient celui qui les transforme en avis mortuaires. « Chaque rubrique dans son Grand Livre signifiant inévitablement un homme de moins dans le Grand Livre de la vie[10] ».

Devenu ainsi le « second couteau[11] » de la Révolution, cet être indifférent aurait peut-être continué à exercer son métier sans jamais prendre conscience de sa participation à la mise à mort d’un nombre toujours plus grandissant de ses compatriotes inculpés de machinations contre la République », si le hasard ne s’était immiscé dans sa vie. En effet, un jour, au moment il entamait son déjeuner, quelqu’un a annoncé l’arrivée de l’Incorruptible Robespierre. Empressé de cacher les restes de son modeste repas, Popier les emballe du premier morceau de papier qu’il saisit sur son bureau, les fourre dans sa poche, puis s’attache prestement à sa besogne. Ce n’est que le soir, une fois rentré chez lui, qu’il s’aperçoit que la feuille de papier, est restée dans sa poche… avec la sentence de mort d’une citoyenne, qui aurait déclaré devant les témoins patriotes que ce qui lui manquait le plus dans la vie, c’était le roi[12] »… Au premier moment, Popier est terrifié, car il comprend que son étourderie risque de lui coûter la vie. Contraint de se débarrasser de la preuve compromettante du manque à son devoir, il ne voit pas d’autre moyen pour la faire disparaître que de la manger, après l’avoir déchiré en morceaux. Le goût de l’encre lui donne une sensation de dégoût, mais en même temps fait naître en lui un sentiment qu’il ne connaissait pas jusqu’alors : la joie d’avoir sauvé une vie humaine. Elle jaillit de la prise de conscience que le nom de Germaine Chutier, fileuse de son état qui ne put convaincre les magistrats de n’avoir pas demandé le roi, mais rien qu’un rouet[13], qui lui permette de gagner honnêtement sa vie , ne figurera pas ce jour-là sur la liste des exécutions et que par conséquent elle ne sera pas amenée sous le couperet de la guillotine. Son nouveau pouvoir de donner la vie l’enivre. Il lui paraît si facile de l’exercer il suffit de ne pas inscrire un nom dans son Registre… Mais pour que ses actes illégitimes ne soient pas découverts, les arrêts doivent disparaitre. Popier continuera donc de les avaler quotidiennement pour les annihiler, jusqu’au jour ses actes finiront par être découverts. Il est à son tour accusé de « noires machinations contre la République » et amené sous le couperet de cette impitoyable machine à tuer qui ressemble tant à un gigantesque rouet…

Jean-Louis Popier, inconnu de l’Histoire officielle, aurait-il, comme le narrateur nous le suggère en se réclamant de la tradition orale, vraiment existé ? S’agit-il d’une fantasmagorie ou du regard fantasmagorique sur l’Histoire, comme le dira Pekić dans un de ses nombreux textes autoréférentiels[14] ? Difficile à dire car il ne cesse de mêler dans son œuvre le mythe avec l’histoire, la fiction avec la réalité, l’imagination débridée avec les apocryphes et les documents authentiques. Comme c’est le cas dans ce récit, le narrateur, dont la voix se mêle sans cesse avec celle de l’auteur, se réclame non seulement des preuves « qui suffisent qu’on ne mette pas en doute » l’existence de Popier, à savoir « les Documents inédits de la Série Section judiciaire », « tous figurant aux Archives nationales[15] », mais encore prétend l’avoir reconnu sur une esquisse de David.

C’est que l’espace préféré de Pekić reste la zone frontalière entre la Littérature et l’Histoire, et notamment la croisée entre l’Histoire officielle pour laquelle il avoue avoir une profonde aversion[16] », la considérant profondément mensongère et tendancieuse et celle qu’il reste à découvrir sous les couches épaisses de ses palimpsestes. Or pour ce faire il faut avoir le courage de plonger au plus profond des abîmes, piocher, creuser, sans avoir peur de détruire nombre de monuments érigés aux grandes figures de l’Histoire… Les écrivains sont des « profanateurs de tombes[17] », n’hésite-t-il pas à lancer à son lecteur, entremêlant la description des événements de ses réflexions et commentaires. Et il est de leur devoir d’aller toujours au-delà des faits dans leur recherche de « vraies » significations des événements historiques et de vrais » mobiles de leurs acteurs…

Deux questions se posent ici. Pourquoi Pekić choisit-il pour le cadre de ce récit la Révolution française ? Et pourquoi la dépeint-il comme un tableau funeste ? Tout d’abord, il faut dire que Pekić se défie des idéologies absolues, de même qu’il a horreur des messies autoproclamés qui prétendent rendre l’homme heureux. L’époque tumultueuse de la Révolution française, dont l’aube fut marquée par l’enthousiasme, l’aspiration  vers la liberté et la conviction que le bonheur est accessible à tous les hommes ici-bas, et le crépuscule par le désespoir, le désarroi et les fosses communes dans lesquelles le sang des « ennemis du peuple » se mêlait avec celui des citoyens innocents, se prêta donc idéalement, à ce pourfendeur d’utopies, afin qu’il exprime son scepticisme à l’égard de l’éternelle aspiration de l’homme à améliorer son sort en renversant un ordre établi. Selon Pekić, la dépravation des plus nobles idées est en quelque sorte inévitable. De ce profond scepticisme témoigne le ton ironique, voire cynique, qu’il adopte au fil du récit et notamment en relatant comment un rêve caressé depuis des siècles par le peuple, se transforme, sitôt réalisé, en un terrible cauchemar.

 

Des siècles durant, le peuple opprimé aura lutté pour la reconnaissance de ses droits. Lorsque, enfin, il les obtint avec le concours quelque peu de Jean-Jacques Rousseau et des Encyclopédistes, dès lors qu’il est souverain, il lui faut endurer en deux ans de Révolution des souffrances pires que pendant plusieurs siècles d’absolutisme royal[18].

On comprend dès lors que la Révolution française, qui est indubitablement stigmatisée, dans ce récit, comme sanguinaire et féroce, se présente en premier lieu comme synonyme de grandes perturbations vouées ä l’échec. À travers ses folies et ses fureurs, Pekić vise en fait nombre d’utopies absolues et mythes mobilisateurs qui entraînent les nations entières vers des hécatombes.

Son époque et son pays en connaissent hélas ! aussi. Des exécutions nécessaires à la sûreté de l’État, un climat de suspicion généralisé… Autant de points communs entre cette Révolution dont il dresse le tableau dans son récit, et celle qu’il a vécue dans son pays. En effet, pour être initialement marquée par l’enthousiasme du peuple vainqueur dans une guerre de libération contre les occupants allemands, la révolution communiste dans son pays n’en signifiait pas moins pour autant l’impitoyable extermination des opposants politiques… Il a vu de ses propres yeux que les principes aux noms desquels on se révolte sont justement bafoués par ceux qui les avaient hissés au rang de nouvelles valeurs incontestables et que les plus « nobles » objectifs, en l’occurrence la « défense des intérêts du peuple » et de la classe opprimée, servaient plus d’une fois de prétexte à la nouvelle nomenklatura pour régler ses comptes avec la bourgeoisie, voire pour s’accaparer ses biens. Peu importe, dans cette optique, si c’est au nom de l’Être suprême ou au nom des lendemains qui chantent, dont ne cessaient de se réclamer les communistes titistes, qu’on fait des massacres, qu’on creuse des fosses communes. Le tableau sombre de la paranoïa révolutionnaire sert ainsi à Pekić pour fustiger également, sur le mode allégorique, les mensonges et les abus d’un régime haï. Mais l’intention de montrer l’unité de la condition humaine à travers les temps et les régimes n’en reste pas moins au centre de son projet narratif.

Elle se double, on l’aura vu, de sa volonté de tirer de l’oubli ces êtres marginaux et invisibles qui s’avèrent souvent d’importants acteurs de la « vraie Histoire, comme c’est le cas de Jean-Louis Popier. Or Pekić le dépeint comme un être dont les mobiles ne sauraient en aucun cas être politiques, contrairement aux « traditions légitimistes » et les chansons populaires des « homérides de la Restauration », qui, dans leur volonté de faire de lui un héros, le présentaient comme un « affilié de la conjuration royaliste[19] ». Avant la Révolution, fait savoir le narrateur, Popier n’appréhende la vie politique que par le biais des impôts à régler et des prix des vivres qui ne cessent de s’emballer, et qu’il n’arrive jamais à rattraper avec son salaire modeste de douze livres. Et comme il n’a jamais appartenu à des couches privilégiées, on peut supposer qu’il n’était probablement pas réfractaire aux changements profonds qui bouleversèrent la société française au crépuscule du XVIIIe siècle. La Révolution ne se réclamait-elle pas de l’égalité et du bonheur des hommes, sans égard pour leur origine et leur position dans la hiérarchie sociale ? Mais le narrateur/l’auteur (car leurs voix ne cessent de se mêler) tient à souligner qu’il s’agit d’une supposition, et non pas d’un fait certain, vérifiable. On voit que Pekić s’emploie ici, comme d’ailleurs dans la plupart de ses romans et récits, à inviter son lecteur à réfléchir avec lui, plutôt qu’à s’arroger une hégémonie narrative, quoique sa voix soit le seul médiateur du monde de sa fiction. Ainsi ne cesse-t-il pas, au fil de l’histoire qu’’il raconte, de poser des questions[20] ; il n’hésite pas à exprimer ses doutes, à partager ses dilemmes avec le lecteur. D’où l’abondance de formes linguistiques servant à exprimer l’hypothèse[21], la conjecture[22] et l’incertitude[23], à travers lesquelles perce toujours une ironie mordante.


Nous ignorons
quelles étaient les convictions religieuses de Popier, s'il en avait seulement. Nous ne saurions donc retenir ce biais susceptible de rendre sa démarche plus compréhensible. Nous pouvons encore moins supposer[24] qu’il avait lu Jean-Jacques Rousseau et appris de lui que les hommes sont bons par nature, incapables d'inventer la guillotine, qu’ils n’ont été conduits à pareille invention que par le mode de vie perverti qu'on les contraint d'adopter.[25]

Nous suivons avec Pekić la transformation intérieure de Jean-Louis Popier, commencée au moment son indifférence pour ses prochains se met à fondre et fait place à la miséricorde. Lui, qui pendant longtemps se considérait « ermite coupé du temps historique[26] », ne se sent plus étranger au monde. La joie, éveillée par la prise de conscience de son nouveau pouvoir, frise en lui le délire. Mais cette joie ne durera pas longtemps. Elle cèdera la place aux tourments devant l’impossibilité d’établir des critères justes pour choisir qui sauver de la guillotine. Les conflits qui le déchirent amènent Popier à chercher partout la réponse, jusque dans les rêves et les « messages » de son inconscient. Et lorsque dans un de ses rêves lui apparaît le visage furieux de la fileuse à laquelle il sauva la vie, sans aucune trace de gratitude, Popier croit entendre que son choix doit derechef recourir au Hasard. Mais comme cette solution s’avère également décevante, il décide de fonder sa sélection sur des éléments rationnels et des principes moraux. « Puisque l’occasion lui est offerte de faire le bien, n’y a-t-il pas plus de sagesse à le faire avec intelligence, à garder en vie qui est digne d’elle, qui la consacrera à la vertu plutôt qu’à en abuser ?[27] »

Pour ce faire, Popier s’emploie à assembler le plus de données possible sur les gens dont il est appelé à inscrire les noms dans son Registre mortuaire. Sachant que nombre d’actes d'accusations relèvent de la calomnie, il n’hésite pas à aller se renseigner sur les inculpés dans les quartiers ils vivent, auprès de leurs amis, parents et voisins… Mais il arrive que l’amas de renseignements qu’il a recueilli sur les inculpés ne lui soit pas d’un grand secours. Alors il passe d’interminables nuits blanches, tourmenté par les cas de conscience et les questions auxquelles il n’arrive pas à trouver de réponse. Sur quels critères fonder son choix ? Comment établir la « justesse de son principe[28] » ? Doit-il soustraire à la guillotine le cordonnier Rigout qui a, en couvrant d’injures le président de sa Section, fait une « insulte à la patrie », ou le voleur Rigout qui a « délesté le même président de sa bourse bien rebondie », vol proclamé également « atteinte à la patrie[29] » ? En appuyant son jugement sur des « préventions citoyennes » et des principes moraux, il opte pour le cordonnier, considérant que le mobile de son acte était la volonté de dire non au Mal, voire à l'aspiration vers un monde plus équitable. Mais en questionnant les amis et les parents des deux citoyens inculpés Popier constate, une fois encore, qu’il s’est trompé : à entendre ses voisins et sa famille, il s’agissait d’un homme malhonnête et sans cœur, alors que les petits truands sous les ponts de la Seine parlaient de leur compère Rigout avec beaucoup de sympathie et de compassion. Popier fait encore une fois le constat amer que les abimes de l’être humain sont insondables et que toutes les connaissances sur lui, étant imparfaites, induisent inévitablement en erreur celui qui prétend agir selon la justice. « Ce fut sidéré qu’il constata l’ampleur de sa méprise, il s’effraya à l’idée de la bévue qu’il aurait commise s’il n’avait pris aucun renseignement sur le cordonnier, s’il avait fondé son choix uniquement sur ses préventions citoyennes[30] ».

Et comme « recourir à des faits incertains et changeants ne saurait à l’évidence permettre la prise d’une décision équitable », Popier finit par conclure que le principe de justice ne pouvait être qu’en lui, dans son inspiration, dans son instinct »[31]. Hélas, le nouveau chemin qu’il emprunte n’est pas non plus sans être épineux. À chaque fois que « l’inspiration déterminante » n’est pas au rendez-vous, les affres et les tourments recommencent. S’il lui arrive de renoncer à sa maigre pitance « assaisonné d’encre amère[32]», la tristesse et la culpabilité qui s’éveillent en lui laissent un goût encore plus amer que celui de l’encre noire…. A-t-il le droit de se dessaisir de son pouvoir de donner vie ? Pekić montre non seulement à quel point tout choix est difficile pour l’homme, mais encore à quel point il est difficile de tracer la frontière entre l’innocence et la culpabilité.

C’est que tous les mobiles et tous les actes humains sont ambivalents dans l’univers de Pekić, qui refuse une vision manichéenne du monde avec ses idéologies absolues. L’homme n’est ni ange ni démon, mais les deux à la fois. Le parti pris de Popier de risquer sa vie pour sauver de la guillotine nombre de ses concitoyens innocents, est certes motivé par la miséricorde et la révolte face à l’injustice criante de certaines sentences de mort, mais aussi par  des sentiments beaucoup moins nobles. Popier éprouvait, comme tient à le souligner le narrateur, « de ce dépit, de cette rancœur que l’anonyme et le naïf ressentent face à un destin qui fait d’eux les collaborateurs de la guillotine, les co-exécuteurs d'actes décidés par d’autres ». L’image de l’ambiguïté de tous les actes humains est transposée dans ce récit à plusieurs niveaux de l’économie narrative. Elle est hypostasiée par l’endroit se trouve son bureau, « sur la ligne de partage des eaux alors située dans les lumineux halls de pierre du Tribunal révolutionnaire, à l’endroit où les chemins fourchaient, l’un suivant Le Contrat social et La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau pour s’élever ensuite vers le ciel, l’autre descendant dans les caves obscures de la Conciergerie pour arriver par la rue Saint-Honoré à la guillotine place de la Révolution et, au-delà, s’enfoncer sous terre », mais aussi par l’image de ses mains : alors que la main droite continue à inscrire, de sa belle écriture calligraphique, les arrêts de mort, la main gauche ne cesse d’annihiler son pouvoir mortifère.

Cependant, exercer le pouvoir ne saurait être anodin dans cet univers. Ainsi le pouvoir de décider des vies humaines donne-t-il à ce « terne gratte-papier », au fil du temps, une autosuffisance et une arrogance qui le rapprochent des grands pontifes de la Révolution qui, croyant paver les chemins du paradis, ouvrent en réalité les portes de l’enfer. Comme Robespierre, Popier se croit maintenant totalement infaillible ».Sa transformation intérieure devient visible autant dans son port que dans sa tenue : avant « apeuré, émacié, presque invisible », le teint bleui par des nuits sans sommeil et le corps maigre caché dans sa « veste noire râpée », nous le voyons maintenant sûr de lui, avec sa perruque blonde, ses « impeccables mi-bas blancs et sa jaquette bleue cintrée », avec son regard intérieur froid et perçant. Si ce regard affichait avant la discrétion de qui n’a rien à dissimuler que son impuissance, il traduit désormais la discrétion de qui ne souhaite pas révéler son pouvoir caché[33] ». On voit que Pekić ne se cantonne pas dans des investigations psychologiques. L’aventure à travers les méandres de l’âme humaine a pour but d’amener le lecteur au cœur de son projet narratif, qui est d’élucider la nature du pouvoir, les conditions de son exercice, ainsi que les transformations qu’il entraîne inévitablement chez ceux qui l’exercent.

Or la vraie nature du pouvoir, selon Pekić, est d’être féroce, cruel et sanguinaire. Dans un de ses nombreux textes autoréférentiels et autopoétiques, il rappelle » que la notion de vampirisme est indissociable de la notion de pouvoir. «Je tiens à attirer l’attention sur le fait qu’on a trop souvent tendance à oublier, que le premier vampire au monde ne fait pas apparition au sein d’une famille bourgeoise, mais parmi les détenteurs du pouvoir… Reste à découvrir, ajoute Pekić toujours avec un brin d’humour, si le caractère sanguinaire du Pouvoir résulte de son origine vampirique ou, inversement, si c’est le vampirisme qui présente la conséquence de la nature sanguinaire du Pouvoir et de son évolution historique. »[34]

Nombreuses sont les questions auxquelles Pekić invite son lecteur à réfléchir à travers l’histoire de Jean-Louis Popier. L’homme peut-il préserver son indépendance en se tenant à l’écart de l’Histoire ? Peut-il rester innocent dans des époques tumultueuses ? Lui est-il permis de rester enfermé dans sa tour d’ivoire lorsque le sang coule à flots, avec l’illusion de pouvoir garder les mains propres ? Quelle est la marge de manœuvre des petites gens face aux régimes qui les mettent en situation de devenir co-exécuteurs des actes meurtriers décidés par d’autres ? Serait-il possible de faire quoi que ce soit pour son prochain si l’on s’obstinait à se tenir à l’écart du pouvoir ? En l’occurrence, Jean-Louis Popier aurait-il pu sauver une seule vie humaine pendant la Terreur s’il n’avait pas accepté d’entrer aux écritures du Tribunal révolutionnaire ?

Avec un goût prononcé pour le paradoxe et l’aporie, Pekić nous montre que le combat contre les tyrans ne signifie pas nécessairement confrontation directe, refus net de participer aux structures de pouvoir d’un régime détesté. Si l’on veut faire quelque chose pour son prochain, l’on ne peut éviter d’approcher quelquefois des tyrans et des despotes, aussi répugnants soient-ils, de les côtoyer, d’adopter leur discours, de mimer leurs gestes… Pekić lui-même s’est hasardé à emprunter ce chemin a un certain moment de sa vie, à l’instar du personnage de sa fiction, en choisissant la même stratégie subversive : il s’est affilié à la Ligue des jeunesses communistes de Yougoslavie, afin de mieux saper de l’intérieur les fondements du régime titiste et contribuer ainsi à sa destruction. En 1949 il fut emprisonné pour son activité antirévolutionnaire et condamné à une peine de prison de huit ans. Il reviendra sur ces années difficiles dans un ouvrage autobiographique Les années mangées par les sauterelles, paru en 1987.

Refusant le dogmatisme, l’aveuglement idéologique ainsi que tout idéalisme, Pekić avance la thèse que la seule possibilité pour l’homme d’agir et de faire quelque chose pour son prochain serait d’adopter un mimétisme politique. Propose-t-il, conscient de la réalité implacable du Mal, une mythologie du possible ? Autrement dit, la vie ‹le Germaine Chutier aurait-elle pu être sauvée si Jean-Louis Popier n’était pas entré, même contre son gré, au Tribunal de la Révolution ? On ne peut pas ne pas penser ici à Sartre et à son illustre débat autour de l’engagement : peut-on ne pas se salir les mains si l’on veut changer quoi que ce soit dans un monde fourmillant d’injustices ?

Si les réponses à toutes ces questions ne peuvent être ni définitives ni univoques, car chaque grille de lecture proposera les siennes, une chose est certaine : indissociable du thème du pouvoir, le thème de l’engagement ne cesse de hanter l’œuvre de Pekić. Il traduit un parti pris de l’auteur de ne pas rester enfermé dans une tour d’ivoire et de réagir contre tout ce qu’il considère comme la volonté d’asservir l’homme. Réfractaire sans aucun doute au mythe de l’« homme fondamentalement innocent[35] » ne montre-t-il pas inlassablement à son lecteur la porosité de la frontière entre l’innocence ct la culpabilité, le Bien et le Mal ? Pekić est persuadé qu’il y a toujours une possibilité pour l’homme d’accomplir des actes rédempteurs dont la finalité n’est pas de s’assurer une vie éternelle au paradis, mais de redonner un sens à son existence ici-bas. Par ailleurs, que ses actes « rédempteurs » soient motivés par la bonté et la miséricorde, ou bien par le dépit et l’orgueil en vue de « laisser son empreinte sur le désert de sable de l’humanité » —, peu importe. Ce qui importe, c’est d’arracher des êtres innocents à la souffrance et à la mort. S’il fallait trouver un « message » dans ce récit, il ne serait donc pas foncièrement pessimiste, bien que l’univers de Pekić baigne dans des tonalités sombres : dans les époques les plus ténébreuses il y aurait toujours pour l’homme la possibilité de se frayer un petit sentier menant de l’effroi et de la servitude à la joie et à la liberté. À la seule condition qu’il refuse de rester étranger au monde et cesse de se complaire dans le rôle de l’« ermite coupé du temps historique ».




[1] Charles Higounet, L’écriture, PUF, éd. « Que sais-je », p. 3.

[2] Nadia Julien, Dictionnaire des symboles (de tous les temps et de tous les pays), Marabout, Alleur, 1959, p. 117 ; Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles (mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres), Paris, Robert Laffont / Jupiter, coll. Bouquins, 1982, rééd. 2005, p. 390.

[3] Nadia Julien, op. cit.

[4] JeanChevalier, Alain Glieerbrant, op. cit.

[5] Paru pour la première fois dans La Nouvelle Jérusalem (chronique gothique), Nolit, Beograd, 1958

[6] Les travaux préparatifs pour l’œuvre majeure de Pekić, le volumineux roman La Toison d’or, qu’il a exécuté en dix années, avaient duré, comme le témoigne dans une interview sa femme Ljiljana Pekić, presque vingt ans. Danas, 8 octobre 2006.

[7] Écrit à Londres, il  parut pour la première fois en 1988 dans la  « chronique gothique », La Nouvelle Jérusalem (Novi Jerusalim, Nolit, Beograd). Il a été traduit en français par Alain Cappon L’homme qui mangeait la mort » in Milivoj Srebro, Anthologie de la nouvelle serbe 1950-2000, Gaïa Editions, 2003) et par Mireille Robin (L’homme qui mangeait la mort, Agone, Marseille, 2005).

[8] Borislav Pekić, « L’homme qui mangeait la mort », Anthologie de la nouvelle serbe 1950-2000, choix de nouvelles, préface et présentation des auteurs par Milivoj Srebro, Gaïa Éditions, 2003, p. 166.

[9] Ibid., p. 166.

[10] Ibid., p. 174.

[11] Ibid., p. 180.

[12] Ibid., p. 178.

[13] Déviation phonétique dont Ferdinand de Saussure fait déjà mention dans son Cours de linguistique générale, Paris, Payot & Rivages, 1995, p 61. Poursuivant, quelques décennies plus tard, la réflexion sur les déviations phonétiques susceptibles non seulement de dénoncer mais encore de tenir lieu de condamnation à mort, Louis-Jean Calvet montre que les hommes, à l’instar des gens de la tribu d’Ephraïm (Bible, le passage des Juges) ne cessent de mourir à cause d’un phonème, et qu'une différence linguistique, aussi minime soit-elle, risque toujours et notamment dans des périodes de grandes perturbations sociales de devenir létale. Louis-Jean Calvet, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Hachette, 1999, voir p. 40-41.

[14] Borislav Pekić, « Fantastika i pseudo-fantastika Zlatnog runa sa stanovišta autora » (« Le fantastique et le pseudo-fantastique de La Toison d’or du point du vue de l’auteur), in Srpska fantastika. Natprirodno i nestvarno u srpskoj književnosti, SANU, Beograd, 1989.

[15] Borislav Pekić,  « L’homme qui mangeait la mort », op. cit.., (trad. Alain Cappon), p. 163.

[16] Ibid, p. 162.

[17] Ibid., p. 162.

[18] Ibid., p. 168.

[19] Ibid., p. 172

[20] « Y a-t-il dans sa vie des éléments qui nous permettent de faire une supposition aussi audacieuse ? » Borislav Pekić, L’homme qui mangeait la mort, traduit du serbo-croate par Mireille Robin, Agone, Marseille, 2005, p. 25.

[21] « On peut tout supposer, aucune hypothèse ne suffit pas à expliquer comment le terne petit gratte-papier… » Borislav Pekić, « L’homme qui mangeait la mort », op. cit. (trad. Alain Cappon), p. 181.

[22] « Je présume que l’un des magistrats du Tribunal () aura traversé la chancellerie () et, remarquant sa calligraphie, aura affecté Popier au greffe du Tribunal », ibid., p. 166.

[23] Ce paradoxe, (…), je ne peux l’expliquer. », ibid., p. 168.

[24] C’est nous qui soulignons.

[25] Borislav Pekić, L’homme qui mangeait la mort (trad. Mireille Robin), p. 39.

[26] « L’homme qui mangeait la mort » (trad. Alain Cappon), p. 174.

[27] Ibid., p. 187.

[28] Ibid., p. 188-189.

[29] Ibid., p. 188.

[30] Ibid., p. 190.

[31] Ibid., p. 191.

[32] Ibid., p. 191.

[33] Ibid., p. 193.

[34] Borislav Pekić, « Fantastika i pseudo-fantastika Zlatnog runa sa stanovišta autora », in Srpska fantastika. Natprirodno i nestvarno u srpskoj književnosti, SANU, Beograd, 1989, p. 622-623 (notre traduction).

[35] Jacqueline Lévi-Valensi in Dictionnaire de la littérature française du XXe siècle, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, p. 163.

 

In Le Pouvoir et ses écritures, études réunies par Denis Lopez, Eidôlon, n° 101, Bordeaux, PUB, 2012, p. 395-404.


In :Le Temps de la mémoire II. Soi et les autres, Eidôlon, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 167-176 - See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/archives/158-archives/archives/654-duni-drinjakovi-marija-#sthash.1metFDhk.dpuf

 

 

 

L  E   P O U V O I R   D E   L ’H I S TO I R E
D A N S   U N E   H I S T O I R E   S U R   L E   P O U V O I R

 

Borislav Pekić : “L’homme qui mangeait la mort”[1]

 

par

MILIVOJ SREBRO


1

 

« Tous les conquérants espèrent écrire un palimpseste, mais rares sont ceux qui, en jouant au Créateur, parviennent à commencer le monde de l’alpha et de l’oméga. Sur le parchemin gratté de la vie reçue en héritage, quelque chose subsiste toujours. Un peuple vaincu pénètre dans le futur tel un cryptogramme. Entre ce qui se voit, très en profondeur sous les traits et l’empreinte de l’histoire visible, coule l’histoire invisible et sans fin des races éteintes et des tribus disparues. »

 

Extraite de la nouvelle de Borisav Pekić « Megalos mastoras i njegovo delo » [Maître Megalos et son œuvre], cette citation se rapporte avant tout à l’histoire de Dumetrius Kir-Angelos, un ingénieux graveur de Tégée qui sut résister aux tentations faustiennes et berner le diable, mais son potentiel sémantique dépasse grandement le cadre de cette seule nouvelle. En offrant implicitement les clefs de la compréhension des principes essentiels de la poétique de l’auteur, cette citation peut servir aussi de point de repère dans la lecture des cinq récits ‒ des « chroniques gothiques », selon l’expression de Pekić ‒ qui composent La nouvelle Jérusalem[2], et, en particulier, dans l’interprétation de celui, central, « L’homme qui mangeait la mort ».

 

Dans cette nouvelle dont l’action se déroule à l’époque de la Terreur (1793-1794), la période la plus dramatique de la Révolution française, l’écrivain se lance dans une véritable aventure de création littéraire, dans rien de moins que la reconstruction du « palimpseste » né de l’imbrication de l’historiographie officielle – qui, dans son esprit, reflète nécessairement le point de vue du conquérant et du vainqueur – et de la tradition orale qui, malgré son peu de fiabilité, conserve toujours les traces de « la vie reçue en héritage ». Pareillement méfiant à l’égard de l’une et de l’autre – des « vérités » établies sur cet événement-clé de la Révolution française comme des exagérations des « homérides » du temps de la Restauration – dans sa quête créatrice de la vérité, Pekić opte pour une troisième voie. Fort du savoir de l’érudit, aiguillonné par l’instinct de l’archéologue, et versé dans l’art délicat du restaurateur, il se lance à vrai dire dans l’aventure tel un véritable explorateur et, ce, avec un objectif clair : « gratter le parchemin » avec minutie, faire disparaître les couches embrouillées du palimpseste qui ont sédimenté autour de la Révolution française, et, « sous ce qui se voit », mettre au jour l’invisible. En d’autres termes, il tente d’accéder, sous « les traits et l’empreinte de l’histoire visible », à « l’histoire invisible » longtemps oubliée, enfouie sous les couches malaisées à démêler du palimpseste. Cette tentative est digne des plus grands chercheurs, mieux encore, des orpailleurs car, « en grattant le parchemin », Pekić parvient à découvrir le filon qui va le conduire à une découverte précieuse, celle du « cryptogramme ». Appelant alors à la rescousse son imagination et son érudition, il va déchiffrer et (re)construire l’histoire singulière de Jean-Louis Popier, greffier au Tribunal révolutionnaire, histoire qui, par sa puissance artistique, apporte véritablement la preuve qu’« un peuple vaincu entre (malgré tout) dans le futur. »

 

Dans une autre nouvelle du même recueil, « Svirač iz zlatnih vremena » [Le Musicien de l’âge d’or], l’écrivain se montre plus explicite encore quant aux éventuelles significations de « L’homme qui mangeait la mort » : il affirme y avoir « tâché, sous le texte, de filer la métaphore sur la genèse du pouvoir caliguléen »[3]. Pekić entend par là, rappelons-le, le pouvoir qu’ont usurpé Maximilien de Robespierre et ses frères d’armes révolutionnaires, le mécanisme pervers de la lutte pour le pouvoir personnel, absolu, entreprise par ceux qui – convaincus de la possibilité de commencer l’histoire de « l’alpha et de l’oméga » ‒ ont au nom d’un monde nouveau, utopique, et sans égard aucun, détruit les fondations de celui existant. Disons, en bref, que sont pointés là le visage et la face cachée des idéologues de la Révolution française qui, en prônant « la Vertu », en « jouant au Créateur », ont en réalité semé la mort.

 

Toutefois, cette dénonciation, à quelque interprétation qu’elle puisse se prêter, apparaît quelque peu restrictive car le champ sémantique de la nouvelle est plus étendu que la signification d’une métaphore sur le « pouvoir caliguléen » qui transforme des « saints » en bourreaux. Sa portée est plus grande parce que Pekić, nous l’avons dit, fouille les coulisses du « visible » afin de parvenir à « l’invisible », aux vérités plus profondes non seulement de ceux qui ont fait ou cru faire l’histoire, mais aussi, et en premier lieu, des anonymes, des victimes à jamais broyées par la roue du moulin de la grande Histoire. En arrachant aux ténèbres de celle-ci l’histoire singulière de Jean-Louis Popier, l’écrivain développe par là-même le thème principal de la nouvelle : thème de portée universelle qui, entre autres, interroge le sens et la finalité d’une autre forme de pouvoir, celui qui procède du libre arbitre et conduit à la résistance et à la rébellion.

 

Il apparaît déjà que « L’homme qui mangeait la mort » déploie un large éventail de problèmes à même de servir de points de repère dans l’interprétation de certains préceptes éthiques et poïétiques fondamentaux de Borislav Pekić. Citons brièvement ceux qui seront évoqués ici. Outre l’analyse de deux aspects antagonistes déjà mentionnés de ce phénomène qu’est le pouvoir, nous nous efforcerons aussi de cerner le rapport spécifique de l’écrivain à « l’histoire visible » de la Révolution française, rapport qui le révèle en fait comme un humaniste sceptique se défiant semblablement de ceux qui écrivent et qui interprètent l’histoire, et de ceux qui en actionnent la roue. Bien évidemment, une attention particulière sera accordée à l’art de Pekić conteur, art qui, dans cette nouvelle, se perçoit comme une forme particulière du pouvoir de l’histoire et de la narration capable, d’un semblant de personnage, d’en créer un autre très convaincant, impressionnant, et de transformer un matériau documentaire sujet à caution en texte artistique authentique et puissant. Très concrètement, par l’analyse de la stratégie narrative, inventive, que l’écrivain met en œuvre, nous nous efforcerons de montrer, notamment, la manière dont il développe la logique interne de la nouvelle et lui insuffle une force de suggestivité sans cesser pour autant d’exercer sur elle sa maîtrise souveraine.

 

2

 

Fruit de l’intuition du chercheur, d’une érudition enviée et d’une imagination débridée, « L’homme qui mangeait la mort » est la symbiose entre ce que Borislav Pekić appelle « l’histoire visible » et « l’histoire invisible ». Elle se réalise par l’imbrication des deux couches structurelles dominantes ou des deux cours de la nouvelle – historique et fictionnel – que l’écrivain soumet à un processus dynamique d’interaction, permettant ainsi à l’histoire et à la fiction de se soutenir et de se parfaire mutuellement tout en se donnant réciproquement une signification finale. En d’autres termes, par la relation du destin singulier de Jean-Louis Popier, greffier du Tribunal révolutionnaire, et par l’évocation en parallèle de « l’histoire visible » de la Révolution française, l’écrivain rédige aussi la chronique en quelque sorte « gothique » de la Terreur, situe sa nouvelle dans un contexte historique précis, et la dote de la charpente indispensable à sa construction fictionnelle.

 

Intéressons-nous d’abord à cette couche ou cours de la nouvelle qui se rattache à « l’histoire visible ». Érudit versé dans l’histoire européenne, Pekić connaissait manifestement celle « visible », écrite, de la Révolution française qui a laissé derrière elle tellement d’« empreintes » que la vérité la concernant s’est depuis longtemps diluée dans des montagnes d’écrits, de documents et de livres remisés dans une multitude de bibliothèques et d’archives. Parce que les traces de la vie réelle étaient submergées, enfouies sous les « empreintes » visibles, l’écrivain s’est donc efforcé avant toute chose de déblayer le terrain puis, sitôt tournées les premières pages du palimpseste, de séparer résolument le bon grain de l’ivraie. Est particulièrement en butte à sa critique « l’historiographie officielle » qui, en se mettant au service des idéologies dominantes, s’évertue à imposer sa conception de l’histoire, sa vision partisane des grands événements qui ont façonné le destin du monde[4]. En effet, dans « L’homme qui mangeait la mort », Pekić exprime sans détour son animosité, son « idiosyncrasie » à l’encontre des historiens de métier, n’hésitant pas à leur accoler le qualificatif de « parents de sang du chien limier ». (p. 163)

 

En se fixant clairement un objectif dans cette nouvelle – « filer, sous le texte, la métaphore de la genèse du pouvoir caliguléen » – Pekić, dans l’élaboration de sa vision de la Révolution française, tente surtout de tirer profit des libertés dont s’accompagne la position hérétique des « profanateurs de tombes »[5]. Plus exactement, il s’appuie exclusivement sur son interprétation personnelle, exempte de toute entrave, de « l’histoire visible » de la Révolution, une interprétation libre mais nullement arbitraire car fondée sur la consultation de documents authentiques[6] et n’empruntant à « l’historiographie officielle » que les faits bruts, indiscutables qui s’opposent aux manipulations de l’interprétation. Ce faisant, il endosse de temps à autre le rôle de chroniqueur feint de la Révolution, de chroniqueur en vérité « gothique » s’il est possible de s’exprimer ainsi : en développant la nouvelle surtout sur le principe de la progression chronologique, il parvient ainsi à suivre simultanément la trajectoire de la « roue de la Terreur » mise en mouvement par Robespierre et ses pareils et la genèse du combat pervers qui oppose les mêmes pour asseoir leur pouvoir personnel ‒ la genèse du mal tapi sous le masque de la « Vertu ». Le résultat, bien évidemment, se découvre peu à peu, le but étant de montrer qu’une idéologie révolutionnaire, progressiste, se transforme... progressivement en son contraire, en une aspiration à la détention du pouvoir absolu, « caliguléen », qui conduit inéluctablement à la violence et au meurtre.

 

En assumant ce rôle de chroniqueur fictif, Pekić construit sa « chronique gothique » autour d’événements-clés, laissant en fait l’histoire et ceux qui la font révéler leur vrai visage – et surtout leur face cachée ! – à travers leurs actes. Par ailleurs, cette démarche lui permet de ne pas se perdre dans les détails et de s’en tenir aux interventions indispensables, aux commentaires, certes, lapidaires mais empreints de lucidité : avec la même précision, la même aridité qui caractérisent la page « faits divers » des journaux, le lecteur apprend la nouvelle de l’attentat perpétré contre la personne de Marat et l’exécution de son auteur, « la démone du Calvados », Charlotte Corday ; le vote de la loi des suspects, la création du Tribunal révolutionnaire et la suppression du droit à la défense ; l’exécution de Marie-Antoinette, de Mme Roland ou du groupe des Girondins et de leurs chefs, Vergniaud et Brissot ; l’envoi à la guillotine d’Hébert et de ses amis ; la condamnation à mort de Danton… L’effet ainsi obtenu est poussé à son paroxysme : le lecteur se voit épargner les scènes cruelles d’exécution, mais aussi offrir la possibilité – par le défilé des dates et des chiffres grâce auquel l’auteur-conteur établit sèchement le bilan chronologique et sanglant de la Révolution – de sentir avec consternation l’accélération du rythme infernal du fonctionnement de la guillotine, du tempo de la marche en avant de la mort et de la danse macabre de la Terreur.

 

Néanmoins, parfaitement conscient  que la crédibilité du personnage principal et son impensable métamorphose dépendent en grande partie de la manière, convaincante ou non, dont sont présentées, outre les faits, l’image et l’atmosphère du Paris révolutionnaire, Pekić se livre tout aussi scrupuleusement à la reconstruction de son décor historique. Il introduit le lecteur dans le « triangle magique » où vont se jouer le drame de la Révolution et le destin de Jean-Louis Popier ‒ Tribunal révolutionnaire / prison de la Conciergerie / guillotine dressée place de la Révolution (p. 174) ‒, il lui fait à chaque instant deviner les menaçantes mâchoires du « pouvoir caliguléen », entendre le grondement de la roue de la Terreur, sentir la pestilence de la peur et de la mort. Au lecteur est ainsi donné, par exemple, d’entendre « les braillements du grand Danton » et le tapage des « frénétiques Jacobines », « Les Folles de la guillotine » (p. 198) qui, de la galerie de la Convention, demandaient la tête des ennemis de la Révolution ; il lui sera donné encore d’assister aux disputes surréalistes, à donner froid dans le dos, qui opposent Fouquier-Tinville et Couthon, d’être, aussi, et en présence de Robespierre, à la fête de l’Ȇtre Suprême, d’écouter à distance le « grincement des charrettes de condamnés », les roulements des « tambours de la Garde nationale » puis l’inévitable « sifflement du couperet de fer » (p. 189) ! Toutefois, l’écrivain révèle au lecteur également – l’espace d’un bref instant, certes –, l’autre visage de la ville, le Paris extérieur au « triangle magique », qui échappe à l’étau du « pouvoir caliguléen », la banlieue des petits artisans et des marchands de légumes : Paris qui « était en vie ! », qui « s’amusait ! », qui « laissait entendre ses rires ! » (p.189) Pour frappant, le contraste est bien sûr voulu : il peut s’interpréter comme une preuve supplémentaire que la vie ne s’arrête pas dans les périodes où sévit la mort, mais aussi comme une illustration que l’écrivain, dans son approche critique, a su éviter les chausse-trappes du manichéisme.

 

De manière similaire, avec concision et efficacité, d’un unique trait de plume digne d’un portraitiste de grand talent, Pekić évoque les pères de la Révolution dans tout ce qu’ils avaient de contrasté et de paradoxal, dans l’esprit même de l’idéologie et des principes dans lesquels ils vécurent mais aussi moururent. Comme s’il rédigeait leurs épitaphes, mais aussi avec l’ironie des « profanateurs de tombes », il brosse en quelques lignes une série de portraits en effaçant toutes les retouches et dorures dont les a depuis longtemps agrémentés « l’historiographie officielle ». Le catalogue, impressionnant, tient d’un acte d’accusation : comme s’il cherchait à les représenter devant le miroir de la Justice et à peindre enfin et leur visage et leur face cachée, Pekić les présente ainsi, l’un après l’autre, au lecteur :

 

« Louis-Antoine de Saint-Just, l’Egérie du Comité de Salut public au temps où il n’y avait de salut que dans la fuite ; Couthon, l’estropié, et sa chaise mécanique, sœur d’élection industrielle de la guillotine ; Fouché, qui massacra au nom de la Révolution, de la contre-révolution, de l’Empire, de la Restauration, et mourut dans son lit (…) Chaumette, qui caressait le dessein d’unifier Raison et Guillotine, la raison pour la mécaniser, et la guillotine pour la raisonner, alors que de l’union du brouillard et du fer ne devait subsister qu’une déraisonnable hache ; Danton, qui sut mettre la terreur en marche, mais nullement l’arrêter ; Fouquier-Tinville, l’accusateur public, le maître de céans, qui incriminait sans discrimination et les amis et les ennemis du peuple… » (p.169-170)

 

Naturellement, une « épitaphe » spéciale, entonnée tel un oxymore, est réservée à Maximilien de Robespierre, « l’Incorruptible », le  « Saint et le Bourreau »  de la Révolution : le « Saint » qui professait la « Vertu », et le « Bourreau » qui, sur elle, bâtissait son « pouvoir caliguléen », qui, toujours au nom de cette même « Vertu », livrait ses adversaires à l’insatiable veuve, la guillotine. L’Incorruptible, que Pekić nomme « le grand prêtre de la nouvelle foi » (p.196) – allusion à la nature utopique et dogmatique de sa doctrine révolutionnaire mais aussi au culte de l’Ȇtre Suprême, la nouvelle religion révolutionnaire qu’il avait fondée afin de se forger un alibi moral justifiant la chasse aux sorcières, aux dits « ennemis du peuple » – se verra réserver, et à juste titre, la place de premier plan dans la structuration de la nouvelle. N’est nullement dû au hasard le fait que l’auteur de « L’homme qui mangeait la mort » ait situé son histoire dans un cadre temporel précis, l’époque de la Terreur, ni, en particulier, que la nouvelle s’achève avec la fin de celui avec qui elle avait débuté. Car la mort de Maximilien de Robespierre « clôt [de manière symbolique] le règne de l’utopie et de la recherche de l’absolu » en mettant un point final au « grand rêve de 1789 d’un changement total, d’une renaissance absolue, de l’avènement d’un nouvel âge d’or ».[7] En faisant le choix de ce cadre temporel, Pekić n’a pas uniquement créé la possibilité d’intensifier la charge dramatique de la nouvelle, il a aussi désigné tacitement les paradoxes tragiques des projets idéologiques messianiques : le fait que la révolution dévore inexorablement ses enfants, que le rêve utopique d’un nouvel « âge d’or » ouvre inéluctablement sur un cauchemar faits de bain de sang.

 

3

 

Pour sa « chronique gothique » de la Terreur, pour cette couche structurelle de la nouvelle qui, donc, représente la trame historique et se rattache à « l’histoire visible », Pekić disposait, nous l’avons vu, de suffisamment de preuves matérielles et d’arguments convaincants. La seconde couche, principale, de « L’homme qui mangeait la mort », son développement narratif ‒ qui touche au destin du greffier du Tribunal révolutionnaire, qui était à reconstruire à partir de « l’histoire invisible » et à déchiffrer dans le mystérieux « cryptogramme » ‒ demandait toutefois un effort de création bien plus conséquent. L’intelligence de l’érudit ne suffisait pas, la tâche exigeait nettement plus : un authentique talent de créateur.

 

L’investissement devait être de taille, voire déterminant, pour assurer la crédibilité ou non de la nouvelle. Nécessité était aussi pour l’écrivain d’apporter des réponses à des questions cruciales : comment rendre plausible l’histoire singulière, invraisemblable de Jean-Louis Popier, comment décoder le « cryptogramme » de manière acceptable, comment transformer une « vague silhouette » en personnage littéraire convaincant – en un mot, comment amener le lecteur à ajouter foi à ce qui paraît quasiment incroyable ?

 

Sachant que les « préjugés » du lecteur se révèlent parfois aussi arbitraires que ceux du Tribunal révolutionnaire (mais, Dieu merci, sans que s’ensuivent les mêmes conséquences !), Pekić ne se réfugie toutefois pas derrière l’autorité confortable du conteur omniscient d’une littérature mimétique mais prend le risque de jouer crânement cartes sur table. À l’entame même de la nouvelle, dans une longue partie métafictionnelle où foisonnent les références et commentaires poïétiques, il ouvre grand les portes de son laboratoire et engage avec le lecteur un curieux dialogue ludique, une sorte de jeu de la persuasion et de la séduction. Conscient que son « cryptogramme » est aussi hermétique que l’énigme du sphinx et que la tradition orale apocryphe héritée des « homérides » est une source aussi fiable que les taches d’encre de Rorschach, il se résout à mettre en œuvre une stratégie narrative à haut risque mais d’une grande efficacité qu’il nomme « la démonstration par la preuve ». Quelle est-elle ?

 

Par un usage habile de la liberté qu’offrent les lois de la fiction et en prenant la posture, tantôt d’un savant pédant dont les hypothèses se fondent sur un travail de recherche, tantôt d’un avocat enflammé qui, en panne d’arguments véritables et face à un jury dubitatif, recourt aux artifices de la rhétorique, Pekić parvient d’entrée à réaliser un véritable exploit : devant les yeux du lecteur en proie à la surprise, il extrait des ténèbres de « l’histoire invisible » le personnage déjà reconnaissable d’un anonyme greffier et le fait même « tenir debout ». Quelque peu statique et anémique au début, silhouette plutôt floue et encore assez peu convaincante pour dissiper tous les doutes du lecteur, il possède déjà le potentiel pour s’animer et « mettre en marche » l’histoire et le destin auquel il est voué.

 

Dans cette phase initiale du déchiffrage du « cryptogramme », l’exposition des arguments indispensables qui sous-tendent l’histoire de Jean-Louis Popier, Pekić se comporte en danseur de corde, progresse de deux pas, puis recule d’un. Le premier argument, des plus polémiques, est en réalité avancé sous la forme d’un contre-argument qui repose toutefois sur une certaine logique : quoi de plus normal, suggère l’écrivain, que le greffier du Tribunal révolutionnaire ne figure dans aucun « compendium de la Révolution française » ni dans les autres écrits et documents de « l’historiographie officielle » qui, n’étant pas une source fiable, ne saurait constituer une preuve digne de foi. Le second argument, qui touche à la tradition orale, a cependant une tonalité autre et indique clairement que les « sources » de l’auteur doivent être acceptées avec une certaine réserve, ce que, du reste, lui-même ne manque pas de souligner : « On parle de [Popier] dans les traditions orales de l’époque. À dire vrai, on parle de lui sans parler de lui [les italiques sont de M. S.] car si certains faits peuvent se rapporter à lui, d’autres en aussi grand nombre ne le concernent pas forcément. » (p. 163) Quelques pages plus loin, Borislav Pekić enfonce le clou et relativise encore davantage la portée de ses arguments, remettant pratiquement en question la crédibilité de sa « démonstration par la preuve ». « On parle de lui sans parler de lui », répète-t-il comme un mantra, et à croire qu’il est lui aussi en proie aux doutes, il observe ironiquement : « Cette formule ambiguë s’applique à la majeure partie des renseignements que nous possédons sur Jean-Louis Popier. » (p.172.) Et tandis que le lecteur, incrédule, s’interroge sur les raisons qui conduisent l’auteur à scier la branche sur laquelle il est assis et à vouloir à toutes fins prouver ce pour quoi aucune preuve n’existe, Pekić lui lance un nouveau défi, une quasi provocation, et met en avant un argument auquel il sera bien malaisé d’opposer un contre-argument, ce qui en rhétorique est connu sous le nom d’argument ad ignorantiam :

 

« Maintenant, si vous me demandez pourquoi j’écris sur Jean-Louis Popier comme s’il avait existé alors que je ne possède pas de preuves de son existence, ou alors tellement floues, contradictoires, en un mot, insatisfaisantes, je vous répondrai que je m’intéresse à lui parce que les preuves de son inexistence sont tout aussi floues, vagues, contradictoires, en un mot insatisfaisantes. » (p.163)

 

Au sortir de cette pirouette rhétorique à désarçonner, ne fût-ce qu’un instant, le plus endurci des sceptiques, Pekić recourt à un nouvel argument, plus ravageur encore : à l’instar de l’avocat qui, voyant tirer à sa fin un procès très vraisemblablement perdu, sort astucieusement de sa manche un fait nouveau, l’écrivain expose dans le détail trois « documents inédits » et conclut avec conviction :

 

« L’histoire débute avec la découverte que l’homme que j’ai nommé Jean-Louis Popier a bel et bien existé. C’était en 1982. (…) Les preuves n’ont rien de dramatique – sa vie non plus – mais elles suffisent toutefois pour que l’on ne mette pas son existence en doute. Toutes figurent aux Archives nationales, parmi les documents inédits de la série Section judiciaire ; et s’il importait de faire montre de persuasion scientifique, j’irais jusqu’à affirmer que cette biographie est rédigée avec des documents inédits ! » (p.163)

 

Pour que l’on ne mette pas son existence en doute ?! Doté d’une sensibilité aussi aiguë, d’une intelligence aussi rare, Pekić sentait bien évidemment que cette preuve matérielle ne saurait gommer totalement les doutes du lecteur ; d’un autre côté, il avait conscience aussi qu’il ne pourrait gagner sa confiance et donner réellement corps à son héros par une « persuasion scientifique », mais uniquement en affirmant sa propre crédibilité en tant que créateur. Il lui fallait donc reprendre le dialogue avec le lecteur, le convaincre davantage, mais s’en remettant cette fois à la séduction et à la narration plutôt qu’à la persuasion – ceci, jusqu’à ce que l’histoire débute enfin et enchante par sa puissance narratrice. L’auteur va donc jouer plus encore carte sur tables, jusqu’à faire l’aveu que dorénavant, il va s’en remettre à sa propre imagination créatrice et « laisser la vérité évoquer Popier. »

 

Pekić, ici, envisage bien sûr la « vérité de l’artiste » qui suppose la liberté de modeler la réalité artistique, différente de la réalité historique, et celle, aussi, du monde dit réel ; une liberté sans laquelle, est-il fait observer dans la nouvelle, « c’est toute l’humanité qui se serait arrêtée, qui serait restée enlisée dans l’escalier de la Tour de Babel » (p.165). Cette liberté créatrice, dit l’auteur-narrateur, permet aussi, « il va de soi », de formuler « les hypothèses qu’il nous a fallu émettre afin de commencer notre histoire d’un quelconque point mort où cette absence l’avait échouée. » (p.165) Mais elle n’est pas absolue car elle-même soumise aux lois non écrites de la fiction.

 

Pekić avait à l’évidence une parfaite connaissance de ces lois non écrites. Il les sentait avec l’intuition du conteur de grande race, il tirait profit de tous les avantages qui lui offrait la liberté créatrice mais sans jamais perdre de vue qu’il lui fallait se garder d’en abuser. En voici une illustration : confronté à une énigme pratiquement insoluble, aux questions qui se posent – comment rendre crédible l’histoire incroyable du greffier du Tribunal révolutionnaire ; comment, de quelle manière justifier ses agissements « à la limite de la démence » ; comment, en d’autres termes, donner toute sa réalité à ce qu’il nomme « la logique de l’histoire » ? – il formule enfin le dilemme de base dont la résolution déterminera l’issue du jeu auquel il se livre avec le lecteur, la qualité finale de la nouvelle :

 

« On peut tout supposer, aucune hypothèse ne suffit à expliquer comment le terne petit gratte-papier en jaquette noire râpée, assis dans l’antichambre du Jugement dernier de la Révolution, cerné de toutes parts par le soupçon, la méfiance, la suspicion, la peur – les inséparables compagnons de route de la vigilance révolutionnaire – lui-même paralysé par l’angoisse, a pris sur lui [les italiques sont de M. S.] de dévorer les arrêts de condamnation, de s’opposer de son propre chef à la volonté souveraine du peuple, au cours naturel de la justice révolutionnaire, et aux décisions de plus sages et de plus puissants que lui. » (p.181)

 

Oui, en réalité, comment a-t-il pris tout cela sur lui ? C’est évidemment la question que se pose le lecteur encore et toujours perplexe, mais aussi saisi par la curiosité, par l’impatience de savoir si, et comment, l’auteur va parvenir à résoudre ce dilemme et faire redémarrer l’histoire d’un nouveau « point mort ». Pekić trouve néanmoins magistralement la solution de ce dilemme, la clef de cette énigme à première vue indéchiffrable, et libère le lecteur de tous ses doutes. Au point même de faire de lui, et définitivement, un complice qui, le dénouement dramatique approchant, suit avec un émoi sans cesse grandissant l’histoire singulière ‒ à ses yeux, désormais, de complice ‒ parfaitement plausible et vraisemblable d’un homme qui en mangeant la mort d’autrui, préparait la pitance de la sienne.

 

4

 

De sceptique à complice, de la perplexité à l’élucidation du « cryptogramme », le lecteur est néanmoins contraint à un long cheminement qui est à la mesure de celui qui mènera Popier dans sa dramatique métamorphose de « pauvre greffier de la mort » à audacieux mangeur de mort, de se lancer dans une marche semée d’embûches, dans une progression à haut risque dans laquelle, il va de soi, l’écrivain s’engage lui aussi en équilibriste évoluant sur un fil glissant. Le point d’arrivée se situant encore à bonne distance, il faut ménager un dénouement qui alliera authenticité et plausibilité, motiver l’incroyable parcours de Popier de l’angoisse fébrile à la révolte, lui faire traverser diverses épreuves, naviguer entre la Charybde de la Terreur et la Scylla de la peur, entre le marteau du « pouvoir caliguléen » et l’enclume de l’aspiration suicidaire à la résistance.

 

La curieuse aventure de Popier débute par une situation digne du théâtre de boulevard quand, par inadvertance, et tandis que l’auteur éclate d’un rire sardonique, le greffier mange l’arrêt de condamnation de la fileuse Germaine Chutier. Mais qu’importe les circonstances, pas plus ici que dans les autres œuvres de Pekić, le hasard ne joue le rôle de catalyseur, d’artifice aussi habile qu’inattendu ayant pour seule destination le lancement de l’histoire sur ses rails. Bien évidemment, le hasard exerce cette fonction ici également, mais son effet et sa signification ont une portée nettement plus grande. Dans cette nouvelle, à dire vrai,  avec une pointe d’humour et même de grotesque appuyée, il apparaît tel l’indicateur de la position tragi-grotesque du héros dans l’imbroglio de l’histoire aveugle, mais aussi telle une mise en garde, un avant-signe où se reflète déjà le sort auquel Popier est voué.

 

En faisant, de  manière très convaincante, débuter l’histoire à partir d’un « point mort », et en la laissant partir en roue libre, Pekić joue astucieusement de tous les atouts que lui met en main le potentiel révélé par l’interpénétration, par l’osmose de « l’histoire visible » et de « l’histoire invisible » : il développe simultanément les deux niveaux structurels de la nouvelle – historique et fictionnel – et  parvient, par leur incessante imbrication, à créer des effets multiples. D’abord, quand besoin est, en assumant le rôle de chroniqueur fictif de la Terreur et de témoin du rythme toujours plus effréné de son infernal mécanisme, il jette sous sa roue le petit greffier qui, happé, voit son destin prendre un caractère particulier, dramatique. Ensuite, en activant le lien de causalité entre la réalité historique et la perception qu’en a Popier, il donne parallèlement toute sa crédibilité à la « logique » de son histoire tout en renforçant sa vraisemblance et, par là-même, la crédibilité de son héros. De cette façon, il réunit peu à peu les conditions du « revirement copernicien » de Popier, de sa métamorphose intérieure radicale que l’auteur évoque d’une façon subtile sur le plan psychologique. Ce retournement dramatique, qui annonce le point culminant de la nouvelle, survient à un moment très précis : l’instant où le greffier prend conscience de l’importance et, surtout, de la signification de son geste. L’instant, en d’autres termes, où il comprend qu’un acte fortuit, contraint, peut devenir la résultante d’un choix personnel qui, déjà, se révèle l’expression du libre arbitre, l’indispensable prélude à toute rébellion.

 

Ce concept de libre arbitre dissimule au demeurant la clef du « cryptogramme ». L’écrivain lui-même l’utilise de manière explicite, sur le mode, certes, ironique, en suggérant comme synonymes « inspiration », « instinct », voire « toquade » : « Dans son libre arbitre, dirait le philosophe, mais, philosophe, Popier ne l’était pas et pensait plutôt à une sorte de caprice, sauf qu’il en ignorait le nom. » (p. 191) Lubie ou libre arbitre, peu importe le qualificatif à accoler à ce phénomène ; quoi qu’il en soit, on peut affirmer que le problème de la possibilité d’exercer son libre choix, d’agir en dépit de tout et selon sa propre volonté, est l’un de thèmes majeurs de la nouvelle. Au dire même de l’écrivain, c’est le thème central sans lequel cette « histoire n’aurait pas de thème véritable » (p.184). Il n’y a là rien de bien surprenant sachant toute l’importance que Pekić lui accorde et, qu’à ses yeux, le libre choix est un droit fondamental de l’homme et le libre arbitre « une valeur morale par excellence », ce que rappelle également Milan Radulović dans l’un de ses essais.[8] En conséquence, c’est là une valeur que « rien », nulle circonstance extérieure, nul alibi, « ne peut remettre en question ». Ajoutons que pour Pekić – et le cas de Jean-Louis Popier en est une extraordinaire illustration – le libre arbitre est ce qui confère à l’homme « sa dignité y compris quand il se montre ridicule », sa « force même quand il est frappé d’impuissance ».[9] Voici, du reste, ce que Pekić dit lui-même de ce problème :

 

« Les circonstances extérieures, quelles qu’elles soient, ne sauraient nous servir d’alibi. Elles peuvent mais ne doivent pas influer sur notre capacité à nous déterminer, sur notre libre choix. (…) Les facultés de l’homme à effectuer un choix ne sont aucunement dépendantes, quoiqu’elles puissent leur être reliées, du pouvoir et des possibilités dont il dispose pour procéder à ce choix, mais exclusivement de sa personnalité à un moment donné. La responsabilité réside dans la prise de conscience de l’importance du choix à faire. Qui en connaît l’importance sera en mesure de choisir. »[10]

 

Si l’on garde présent à l’esprit cette position où Pekić s’affirme « l’apologiste du libre arbitre », on peut à juste raison conclure qu’à travers l’histoire de l’anonyme greffier, il a souhaité écrire une parabole dont l’enseignement touche à l’universel et dont le but est de démontrer que le libre arbitre peut opérer aussi quand les circonstances objectives en rendent l’usage à première vue impossible.

 

La métamorphose de Popier, nous l’avons dit, coïncide précisément avec sa découverte de son libre arbitre, du pouvoir qu’il détient désormais, qui l’affranchit totalement de la peur et lui insuffle un sentiment de complète liberté, de totale insoumission aux conditions répressives et menaçantes dans lesquelles il lui faut continuer à œuvrer. Néanmoins, en brisant les chaînes qui entravent sa liberté intérieure, il va de nouveau se trouver confronté à un choix, à un dilemme qui tient en un questionnement : qui sauver, quel arrêt de condamnation avaler, qui arracher aux mâchoires de la Veuve et du livre de la Mort ? Ces interrogations, cruciales, vont engager Popier dans une impasse, l’amener à endosser le rôle en substance surhumain de juge suprême jouissant d’un pouvoir qui outrepasse même celui de l’accusateur public du Tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville.

 

Voilà, à dire vrai, où réside l’erreur dont Popier se rend coupable. Cette erreur tragique, qui l’enverra à la guillotine, procède de la même source que sa puissance, de son libre arbitre dont il abuse une fois sa métamorphose accomplie en s’imaginant détenir le pouvoir absolu. En prenant conscience qu’il a, en quelque sorte, toute latitude pour décider du destin des autres et qu’il a sur eux, à l’image de Dieu, droit de vie ou de mort, il interprète son omnipotence comme un signe que lui envoie la Providence, comme « le pouvoir que Dieu lui confère ». (p.187) Mais, comme le dit l’écrivain, il est dans la nature de pareil pouvoir de reposer sur « une foi sans limite dans l’appel (…) ressenti » (195), et de provoquer chez qui le possède la perte du sens de la mesure et de la réalité. La preuve en est que, dans le choix des candidats au salut, Popier s’en remet de plus en plus à une sorte d’inspiration mystique, de « voyance » qui ne se fonde ni sur l’intelligence ni sur les motivations, mais sur la ferme conviction que c’est ce « pouvoir qu’il détient et sent de tout son être » qui « lui indiquera comment [choisir], que, de toutes les façons, ce choix sera juste. » (p. 196) Et ce qui devait n’être qu’un « acte de miséricorde », une obligation morale ou la résistance d’un citoyen au caractère insensé de la terreur révolutionnaire, est ainsi transformé en noble mission par Popier qui se voit l’instrument, l’exécuteur du « pouvoir que Dieu lui a confié », l’incarnation même de la « justice divine ».

 

En laissant se refermer sur lui le piège pervers du pouvoir et en abusant de ce dernier au nom d’objectifs nobles et abstraits – au nom de « la justice de Dieu » ‒ le greffier du Tribunal révolutionnaire sort ainsi du cadre de l’action humaine dictée par la raison et se retrouve dans une situation morale semblable à celle des vrais détenteurs du « pouvoir caliguléen » : Maximilien Robespierre et ses frères d’armes révolutionnaires. L’écrivain nous le laisse entendre sans ambiguïté : au bout du compte, la métamorphose de Popier est aussi physique, tant dans son comportement que dans son habillement, il en vient littéralement à singer l’Incorruptible jusqu’à en devenir une copie fidèle aux yeux des autres.

 

Avec maestria, Pekić utilise naturellement les potentialités que permet l’introduction de la figure du double : dans un dénouement dramatique qui, peu à peu, vire à la farce tragique, il envoie à la guillotine et l’original et la copie, et l’homme qui semait la mort et l’homme qui la mangeait. Assiste bien sûr à l’exécution la fileuse Germaine Chutier qui, la première, abreuve d’insultes et caillasse son sauveur, persuadée de s’en prendre au vrai, à l’authentique Robespierre. Alors que l’histoire s’achève, ce quiproquo accentue encore le paradoxe dramatique de la destinée humaine mais aussi celui, absurde, de l’Histoire frappée pareillement de cécité au bien et au mal.

                                                                                                         

Traduit du serbe par Alain Cappon

 

Bibliographie :

 

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Résumés en anglais et en serbe

 

The Power of the Story in a Story About Power:
"The Man Who Ate Death"

While narrating J.-L. Popier’s peculiar story, Borislav Pekić, in his short story "The Man Who Ate Death", develops a metaphor about the "genesis of Caligulan power", an absolute and abusive power to which he opposes individual power – that which emanates from free will. These two antagonistic aspects of the power phenomenon are at the core of the analysis proposed in this article, as well as Pekić’s art of storytelling – an art mastered to perfection which the reader perceives as a sort of power of the narrative itself.

 

Моћ приче у причи о моћи:
«Човек који је јео смрт»

У приповеци « Човек који је јео смрт », Борислав Пекић је, по сопственом признању, развио метафору о трагичним парадоксима « калигулијанске моћи » којој јекроз необичну причу о Ж.-Л. Попјеусупротставио индивидуалну моћ, ону која происходи из човекове слободне воље. Поред анализе ова два антагонистичка аспекта феномена моћи, посебна пажња у овоме раду посвећена је и Пекићевом умећу приповедања које се у овој приповеци доживљава и као својеврсна моћ приче.

 

 

 



[1] Titre original : « Човек који је јео смрт“. Il existe deux traductions françaises de cette nouvelle : celle faite par Mireille Robin (L’homme qui mangeait la mort, Paris, Editions du Titre, 1988, rééditée par les Editions Agone, Marseille, 2005) et celle d’Alain Cappon publiée dans l’Anthologie de la nouvelle serbe, Gaïa éditions, Larbay, 2003, p. 161-203. Tous les extraits de cette nouvelle sont ici cités d’après cette dernière traduction.

[2] Titre original : Нови Јерусалим (1988). L’extrait du début du texte est cité d’après l’édition de Narodna knjiga, Belgrade, 2004, p. 7-8.

[3] Ibid., p.130.

[4] Sur un ton acerbe, Pekić soumet à la critique surtout Thomas Carlyle et Albert Mathiez, et s’en prend notamment à leurs conceptions de l’histoire basées sur l’idéologie.

[5] Cette qualification ironique dont Pekić use à l’égard des écrivains, bien qu’à première vue connotée négativement, dissimule en elle-même une tout autre signification : elle exprime en fait l’idée que, pour l’écrivain en quête de sa propre vérité artistique, il n’existe pas de thèmes tabous, intouchables, et que rien n’est saint au point de ne pouvoir être soumis à l’observation critique.

[6] Dans une lettre adressée à Borislav Mihailović Mihiz et datée du 17 février 1986, Pekić affirme que « composent l’arrière-plan documentaire » de cette nouvelle « les dialogues historiques véritables de Danton, Marat, Saint-Just, Couthon, Fouché », Korespondencija kao život [La Correspondance en tant que vie], Solaris, Novi Sad, 2002, p. 61.

[7] Patrice Gueniffey : La politique de la Terreur, essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Fayard, 2000, p. 344.

[8] « Estetičke i autopoetičke kontemplacije » [Contemplations esthétiques et autopoïétiques], Spomenica Borislava Pekića [Miscellanées de Borislav Pekić], SANU, Belgrade, 2002, p. 33.

[9] Ibid.

[10] « Mit književnosti i mit stvarnosti (Kolaž 1968-1984) » [Mythe de la littérature et mythe de la réalité (Collage 1968-1984], Odabrana dela Borislava Pekića [Œuvres choisies de Borislav Pekić], livre 1, Partizanska knjiga, Belgrade, 1984, p. 85-86.

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