Radoslav Petković
Ce que la littérature représente pour moi
Le salon du Livre de l’année dernière était placé sous le slogan plus qu’audacieux « Une mer de livres » et devait suggérer au lecteur la richesse et l’abondance, et ce, alors même que la crise mondiale commençait à prendre de l’ampleur.
Un an après, il est clair, même pour un optimiste bienveillant, qu’à une époque de restriction budgétaire et de resserrement de la politique monétaire, l’écriture et la fabrication d’un livre pourrait aisément devenir une tâche infructueuse. Des semailles par temps venteux.
En dépit de toutes les guerres et autres crises, on continue d’écrire des livres. Le goût changeant et imprévisible du lectorat infléchit peut-être davantage le destin de la littérature que les problèmes financiers qui se posent à l’économie mondiale.
Pour moi, la littérature est une nouvelle chance à chaque fois offerte de parler de l’invisible : de tout ce qui ne hurle ni ne braille à seule fin de stupéfier et de choquer l’espace d’un instant, de tout ce qui aspire, non à quinze minutes de gloire, mais à quinze siècles de présence dans les mémoires. Mais la littérature est également la chance de conquérir de nouveaux espaces, en tout premier lieu électroniques.
Les enseignants et les pédagogues soutiennent encore et toujours la thèse selon laquelle l’Internet est l’ennemi du livre et, partant, de la littérature. Ils affirment que cet océan de données qui ignore toute hiérarchie menace tant la littérature que la culture et l’enseignement systématique.
Nous constaterons non sans intérêt que nous pouvons lire dans un dialogue de Platon que des griefs plus ou moins semblables furent faits à l’écriture et, donc, à ce que nous tenons pour l’assise de notre culture.
Mais lorsqu'ils en furent à l'écriture : Cette science, ô roi ! lui dit Theuth, rendra les Égyptiens plus savants et soulagera leur mémoire. C'est un remède que j'ai trouvé contre la difficulté d'apprendre et de savoir. Le roi répondit : Industrieux Theuth, tel homme est capable d'enfanter les arts, tel autre d'apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi ; et toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité; car, lorsqu'ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie…
Car voici l'inconvénient de l'écriture, mon cher Phèdre, comme de la peinture. Les productions de ce dernier art semblent vivantes ; mais interrogez-les, elles vous répondront par un grave silence. Il en est de même des discours écrits : vous croiriez, à les entendre, qu'ils sont bien savants; mais questionnez-les sur quelqu'une des choses qu'ils contiennent, ils vous feront toujours la même réponse. Une fois écrit, un discours roule de tous côtés, dans les mains de ceux qui le comprennent comme de ceux pour qui il n'est pas fait, et il ne sait pas même à qui il doit parler, avec qui il doit se taire. Méprisé ou attaqué injustement, il a toujours besoin que son père vienne à son secours ; car il ne peut ni résister ni se secourir lui-même.
L’écriture – n’oublions toutefois pas que par l’intermédiaire du mot « livre », elle représente fondamentalement le concept de « littérature » – est ainsi noircie à ses balbutiements ou avant ses débuts véritables ; tout compte fait, Platon dictait plus qu’il n’écrivait et ses « textes » n’en étaient nullement au sens véritable du terme. C’étaient des notes, un signe entre deux voix qui échangeaient.
L’histoire se répétera avec l’invention de l’imprimerie, une invention tenue pour diabolique par beaucoup. Mais le roman aurait-il vu le jour sans l’imprimerie ? Qui recopierait Don Quichotte ?
Il est indubitable qu’Internet permet à son utilisateur de parcourir une œuvre et, à partir de faits réunis à la va-vite sur l’auteur et sur le livre, de construire un semblant de sens à la Frankenstein. Mais les nouveaux médias ne sont pas les destructeurs de l’érudition classique car ils donnent à vrai dire un sens aux nouvelles manières de lire un livre par la voie électronique.
Et, dirais-je même, de l’écrire.
Le verbe « lire », dit Daniel Pennac dans son étude sur la lecture, ignore l’impératif. Son livre dément que la littérature soit un culte et rappelle que la lecture est un plaisir, comme l’amour pour Banović Strahinja dans le drame éponyme de Borislav Mihajlović-Mihiz : une obligation qui se désire.
Traduit du serbe par Alain Cappon
In „Књижевни портрет Радослава Петковића“ [Portrait littéraire de Radoslav Petković], Савремена српска проза [Prose contemporaine serbe], Зборник 23, Трстеник, 2011, р. 37-40.
Date de publication : décembre 2015
Date de publication : juin 2016
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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