Tihomir Brajović
Université de Belgrade, Serbie
LE MONDE, SCÈNE DOUBLE :
L’image « émigrée » de l’Occident dans le roman serbe contemporain
Résumé
En partant d’œuvres exemplaires telles Le Roman de Londres de Miloš Crnjanski et Les Hommes à quatre doigts de Miodrag Bulatović, cet exposé traite les représentations de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord dans les romans d’écrivains serbes contemporains (entre autres, Borislav Pekić, David Albahari, Dragan Velikić, Vojislav Despotov, Judita Šalgo, Vladimir Tasić, Saša Ilić, etc.). Au cœur de cette interprétation se trouvent la « conscience double », typique chez les exilés, et ses manifestations spécifiques à l’époque postidéologique de la globalité où le bannissement politique et l’émigration économique ne sont plus l’expression privilégiée pour désigner le franchissement des barrières entre le monde de l’Europe de l’Est (et du Sud) et le monde de l’Occident. Une attention particulière est accordée à la relativisation narrative et symbolique de l’opposition entre les notions « pays d’origine / pays d’accueil » et « centre / périphérie de la civilisation », notions et relations-clés dans la tradition de la littérature qui traite le thème de l’émigration.
Mots-clés
Émigration, modernisme, postmodernisme, « teatrum mundi », fragmentation, simulacre.
Tous les auteurs de romans, généralement, en conviennent. Le monde dans lequel nous vivons, disent-ils, est une sorte de scène étrange, immense, où chacun, quelque temps, interprète son rôle. Puis quitte la scène pour ne jamais plus y remonter.[1]
Ces phrases célèbres sont, naturellement, extraites du chapitre introductif du Roman o Londonu [Roman de Londres, 1972] de Miloš Crnjanski. Cette ultime œuvre du romancier se révèle, semble-t-il, un modèle de narration sur le thème de l’émigration dans la littérature serbe récente, et son début porte le sceau narratif typique de cette orientation littéraire informelle. Le monde vu comme une scène, le teatrum mundi, est une représentation métaphorique de longue tradition, conçue dans l’Antiquité, qui est ici tenue pour « innée » dans l’imagination des romanciers.
Miloš Crnjanski savait assurément que cette métaphore n’est pas propre au seul genre romanesque, de même qu’il savait, quoiqu’il le dise en des termes différents, que tous les romanciers, sans exception, ne la reprennent pas à leur compte. Quand il écrit « tous les auteurs de romans » ̶ permettons-nous de le supposer –, il envisage expressément les romanciers dont le thème est l’émigration. Derrière la figure rhétorique ci-dessus se cache, en d’autres termes, la logique spécifique de l’esprit émigré qui s’exprime dans cette forme de littérature. Trente ans après Le Roman de Londres, nous la retrouvons dans l’un des livres paradigmatiques de la nouvelle génération d’écrivains, Kiša i hartija [Pluie et papier] de Vladimir Tasić. Peut-être que le passage-clé de ce roman sur « la fuite des cerveaux » et le destin des expatriés à la jonction de deux millénaires nous offre en fait la vision selon laquelle « les émigrés […] sont écartelés entre leurs imaginations. |…] Le temps est double, scindé en lui-même. De même, l’espace. Nous sommes ici, mais pas d’ici ; nous sommes de là-bas, mais pas là-bas. » D’où l’impression caractéristique qui en découle :
« [...] le monde est comme une volonté et une représentation qui se joue simultanément sur deux scènes installées l’une à côté de l’autre [les italiques sont de T. B.]. Les représentations sont complexes, les costumes riches, le maquillage tel qu’à l’opéra, la scène débordante de détails réalistes. […] Les cordes dissimulées dans l’obscurité des coulisses s’entremêlent, inextricables, le dieu descendu de la machine atterrit inopinément sur la mauvaise scène et se met à parler une autre langue, il attire l’attention de l’acteur qui, avisant un autre acteur sur la scène voisine qui interprète un personnage du même nom, s’arrête […] déconcerté par cette image qui, lui-même étant acteur, n’est en rien moins réelle que lui. »[2]
Comparée à son évocation relativement simple chez Crnjanski, le monde vu comme une scène dans le roman de Tasić se distingue par la complexité de l’appel simultanément à l’héritage de Schopenhauer, à l’effet deus ex machina et la vision ombrée d’ironie de l’aventure de l’émigration (« le maquillage tel qu’à l’opéra, la scène débordante de détails réalistes, etc. »). Au fond, il s’agit là, naturellement, de la même métaphore théâtrale, histrionique, qui présente, dirait-on, de manière exemplaire l’expérience de l’émigration. Ainsi que le fait remarquer Svetlana Bojm dans sa célèbre étude sur la nostalgie, « le caractère principal de l’exil est l’existence d’une double conscience, d’une double exposition de temps et d’espaces différents, un tiraillement permanent », avec pour conséquences, en règle générale, « le déracinement physique et la transplantation dans un autre contexte naturel [qui] altèrent la compréhension de l’art lui-même et des formes de la qualité d’auteur ».[3] Les romans qui traitent de l’émigration dans la littérature serbe contemporaine, dans un spectre allant de Miloš Crnjanski à Vladimir Tasić, expriment de manières apparemment différentes cette « conscience double », symptomatique du déracinement et de la transplantation qui offre à leurs acteurs ou auteurs, ou aux uns et aux autres, la possibilité d’une confrontation porteuse de désillusion avec la question de l’(in)authenticité de l’existence humaine dans le monde de la modernité et de la contemporanéité.
Dans Le Roman de Londres, cette « conscience double » que se reconnaît l’exilé, ce « montage de deux images » irrémédiablement nostalgique – de la patrie et de l’étranger, du passé et du présent, du rêve et de la vie au quotidien »[4] ̶ demeure néanmoins tant soit peu pleine et compacte. Elle est en effet, à en juger par les propres mots du narrateur, déjà marquée par la découverte quelque peu teintée de mélancolie que « le monde, entier en pensée, ne se laisse encore observer que dans un vieux planétarium »[5], mais c’est peut-être de ce fait, précisément, et à en juger par ce que déclara l’auteur lui-même dans un entretien qu’il eut à l’époque de la publication du roman, qu’il peut en tout premier lieu se comprendre comme « la fin d’une époque »[6] personnellement textualisée, et donc comme histoire toutefois susceptible, fût-ce de manière indirecte et symbolique, d’annoncer la fusion artistique du vécu et de son expression littéraire car « les conditions de l’exil qui imposent à l’écrivain des perspectives différentes », comme le fait observer un célèbre expatrié de l’époque moderne, « favorisent les styles… qui sont liés à la transposition symbolique de la réalité. »[7]
Ceci vaut aussi, ajouterons-nous, pour la perspective bassement mimétique, dans un certain sens véristo-naturaliste que nous trouvons par exemple dans Ljudi sa četiri prsta [Les Hommes à quatre doigts] de Miodrag Bulatović. Publié en 1975, quelques années après Le Roman de Londres, ce livre repose sur le slogan de l’exilé placé en exergue : « Un destin, certes, mais de cochon ! […] D’abord, tu aimes ta patrie […] Ta patrie te… rejette, et tu te retrouves… sur le tas de fumier d’un autre »[8] ; ensuite, du titre du premier chapitre (« Des étoiles aux cochons »), en passant par la stylisation du récit et le nom du héros, jusqu’au bon mot final sur la « croix porcine » et à l’aspiration à se laver les mains du « sang de cochon », ce slogan se développe dans le roman en une symbolique conséquemment variée, estampillée « porcine », « descendante » de l’histoire globale du demi-monde de la pègre serbe et yougoslave émigrée en Allemagne et en Europe de l’Ouest. Tout aussi paradigmatique pour le traitement romanesque du thème de l’émigration à la fin de l’époque moderniste que le chef d’œuvre cité de Miloš Crnjanski, le roman de Bulatović ne manie certes pas de manière transparente le topique théâtral, histrionique, mais, chose intéressante, présente de ce fait des chapitres entiers, ou des parties de chapitre, de forme pseudo-dramatique qui, d’un point de vue formel et rhétorique (« Qui, maintenant, joue ce rôle ?..., etc.) traitent le thème, pourrait-on dire, du fatal et inexorable « partage des rôles », avant la chute du Mur de Berlin, au sein de l’émigration politique et économique, une organisation complexe, dépeinte avec tellement de pittoresque dans ce remarquable roman.[9]
La littérature contemporaine d’après le modernisme, en partie expressément postmoderne, approche tous les sujets avec une conscience d’elle-même accrue et aussi, inévitablement dirait-on, davantage de sophistication. « La quête de l’identité peut être vue comme la recherche d’un rôle sur le théâtre de la vie publique »[10] note Vladimir Tasić de manière symptomatique dans son essai intitulé « Pisac u potrazi za identitetom » [L’écrivain en quête d’identité], comme s’il entendait pointer là le passage déjà cité de Pluie et papier qui présente au lecteur la version « émigrée » du monde, scène double, « simultanée ». Parallèlement, très instruit sur le plan théorique, l’auteur évoque, avec une (auto)ironie manifeste et spirituelle, la problématique obsessive de l’identité comme « monnaie réflexive » de notre temps, ce qu’il souligne d’un trait d’esprit : « les écrivains ne sont pas les chevaliers de la Table ronde en quête du Graal ; tel Terminator 2, ils sont à la recherche du symbole transcendantal de leur propre aspiration sauvage… »[11]
Référence au concept développé par Derida et Lacan sur le jeu infini des différences en l’absence de « principe surstructurel » extrême, cette réflexion repose visiblement tout autant, au second plan, sur cette conception que David Albahari formule dans « Izgnani fragmenti » [Fragments exilés] : « Nous vivons, affirme-t-il, dans un monde désormais dépourvu de centre clairement défini et, par voie de conséquence, de frontières et de territoires clairement établis par rapport auxquels il est possible à l’exilé de se définir »[12]. Avec Jovica Aćin dans son essai « Pisanje i izgnanstvo » [Écriture et exil], il est de même possible de dire que:
« nous avons été arrachés d’un ensemble, fragmentés, et que ces formes de fragmentation nous […] indiquent en fait […] tout ce en quoi peut se développer la langue de l’exil. […] Ce qui impliquerait que la langue de l’exil serait de même substance que l’écriture si nous refusons que cette dernière soit composée autour d’un centre intouchable qui se proclame unique et juste. »[13]
Pour cette raison, l’écrivain émigré tout autant que le héros émigré conscient de son exil se présentent bien souvent dans la littérature serbe d’aujourd’hui dans un rôle posthumaniste, annoncé déjà par les (très) lucides Pisma iz tuđine [Lettres de l’étranger, 1987-1989] de Borislav Pekić : une forme symboliquement fragmentée, voire « fractale », d’identité exilée jadis « forte », intellectuellement antagoniste, et aujourd’hui transformée en Terminator à la fois transcendantal et problématique, en crypto-cyborg animé d’une « aspiration sauvage » mais aussi de mouvements « mécaniquement » prévisibles, vus et revus, qui révèlent un contradictoire et symbolique « acteur », une « marionnette » qui, sur les planches globales et locales de l’époque, pour paraphraser Tasić, « sur la scène voisine interprète un personnage du même nom » mais qui n’a plus la même signification car, comme le fait observer Albahari, il est « devenu un parmi d’autres dans la masse des habitants tous identiques, impersonnels d’un État démocratique. L’exil l’a en réalité réduit à être socialement insignifiant. »[14] À l’instar des héros des romans tardifs de Milan Kundera, jadis grand maître de la littérature est-européenne en exil lue et recherchée en Occident, les acteurs principaux d’un nombre important de romans serbes contemporains traitant le thème de l’émigration sont esseulés, « victimes » ironiques d’une sorte de vengeance « d’outre-tombe » qu’assouvit l’histoire défunte, ou même vampirisée, l’époque de la guerre et des blocs qui les a abandonnés à la clémence et à l’inclémence des « petits » problèmes humains et quotidiens de la diaspora, des problèmes sans guère d’importance pour le monde technologiquement et culturellement développé mais qui, par-là même, rendent illisibles et incompréhensibles les problèmes des anciennes et nouvelles animosités et désintégrations dans les Balkans.
Le type de narration moderniste ayant pour thème l’émigration s’intéressait presque exclusivement à un intellectuel psychologiquement et spatialement distancié, opposant politique et idéologique, solitaire héroïque ou mélancolique, et à ses règlements de compte perpétuels avec les gens présentement ou autrefois au pouvoir au pays, ou même montrait sa distorsion existentielle et son inadaptation au monde de la civilisation occidentale. Dans ce genre narratif, l’Ouest apparaît le plus souvent comme un « monde vital » particulier, au sens que cette catégorie revêt dans la phénoménologie contemporaine de l’étranger, comme un « concept à la mode » qui résulte de l’éminemment moderniste « retour au sujet » et ne définit donc plus le monde comme « un ordre » ancien, universel et indissociable ou « un ensemble de tout ce qui existe du plus inférieur au plus élevé »[15], mais comme cet « extraordinaire qui s’exprime dans le coutumier »[16] et dès lors « se scinde inévitablement en monde familier et en monde étranger ».[17] Les héros de narrations ainsi organisées partagent tous cette impression frappante que « le monde, entier en pensée, ne se laisse encore observer que dans un vieux planétarium » mais, pour cette raison, comme le dit l’acteur principal du Roman de Londres, « l’esprit humain, encore et toujours, voit certains pays sur le globe terrestre, dans une confusion, comme des animaux sauvages et des symboles »[18], ce qui signifie que ces mêmes héros, félons sur le tard de l’époque moderniste de l’individualisme et du nationalisme éclairé par la culture, de manière décisive mais au fond symbolique, différencient les « mondes vitaux » familier et étranger dans leurs manifestations concrètes, particulières et, par conséquent, dans leur impossibilité à se rapprocher, à combler le fossé qui les sépare ; et ainsi ils voient leur propre existence tel un dramatique et/ou tragique déchirement, telle une vie nostalgiquement incomplète, amputée.
Après le modernisme, le type narratif sur le sujet de l’émigration confronte le lecteur, ce qui pouvait se concevoir, au phénomène intéressant d’une certaine forme de rapprochement, de quasi-fusion du « monde vital », du monde d’un quotidien localisé et d’un monde de nouveau vécu comme universel, généré par la technologie et l’informatique, donc intouchable et en quelque sorte fallacieux, mais très suggestif du point de vue phénoménologique : « l’ensemble de tout ce qui existe ». Les romans de Dragan Velikić, par exemple, conservent un souvenir obsessif des œuvres modernistes des grands émigrés européens et des poètes de l’émigration : Nabokov, Joyce, Kiš ; qui plus est, ils s’efforcent de réveiller leur esprit artistique dans une variation patiente, diligente qui multiplie les narrations antiutopiques et accroît le nombre des héros nomades, apatrides venus d’espaces différents, les plus souvent des contrées de l’Europe centrale. Mais s’y trouve simultanément la certitude définitive, propre à ce temps, au dire de l’un des protagonistes de Ruski prozor [La Fenêtre russe] que « l’ensemble » imaginé par les postmodernes « n’existe pas »[19], si bien que, selon les mots de l’un des acteurs de Danteov trg [La Place Dante] – de tous les romans de Velikić sans doute le plus « émigré » – « la vie est vécue en fragments, sans qu’il nous soit possible de nous recomposer, de reconstituer un ensemble ».[20] La résultante de cette perte déjà scellée de l’intégralité ancienne et de la signification est que « l’exil n’est plus aussi pénible qu’au temps d’Ovide et de Dante »[21] car, « dans nos âmes, le monde a rétréci, c’est une grume incandescente qui tressaille »[22], et dans ce rétrécissement progressif, dans l’implosion de l’immensité et de l’énormité d’autrefois, apparaît au bout du compte l’idée dénuée de pathos, quasiment triviale, et par-là même paradoxale, que « le problème du monde est que tous les endroits se sont enfoncés dans l’horreur de l’identique. Et l’on ne saurait entreprendre un long voyage pour parvenir à l’identique ».[23]
Depuis Astragan [Astrakhan] à La Fenêtre russe, les romans de Dragan Velikić, sans trêve, nous confrontent précisément à cette vérité paradigmatique, voire à l’illusion dont on se berce quant à l’existence d’une époque globale : la déprimante « horreur de l’identique » sur laquelle s’achève l’expérience du monde de ses infatigables héros littéraires émigrés. Et même pour ses habitants ordinaires, non émigrés, on pourrait affirmer, comme dans cet extrait caractéristique de La Place Dante qui, évoquant le topique théâtral et histrionique, que « la représentation qui se déroule sur la scène voisine, sous les projecteurs, dans l’encerclement des coulisses… n’est que le reflet de la centaine de représentations qui, au même instant, se déroulent dans la tête des spectateurs. […] Dans ces répertoires cachés est inscrite une multitude innombrable de représentations anonymes »[24], ainsi que, dirait-on, le héros émigré du roman lui-même, Labud Ivanović, qui rêve de situer tous les événements sur la place de la ville, de façon à ce que sur cette même place Dante se succèdent de simples décors peints [les italiques sont de T. B.], évoquant par-là même une atmosphère caractéristique… »[25]
Dans Evropa broj dva [Europe numéro deux], le deuxième volume de la trilogie informelle de Vojislav Despotov sur les conséquences du formidable bouleversement idéologique et politique qu’entraîna la chute du Mur de Berlin, les décors transforment radicalement la réalité de l’existence des héros apatrides. En s’appuyant sur le dessein parodique du premier roman Jesen svakog drveta [L’Automne de chaque arbre], sur le constat que « tout en ce vingtième siècle finissant n’est que substitution, métaphore, succédané »[26], et que nous tous « souhaitons établir quel monde a pris la place de ce monde et qui sont ces gens qui nous remplacent »[27], les protagonistes de cette aventure (anti)utopique ne peuvent, de manière caractéristique, que prendre part au projet peu banal de construction d’une sorte de copie du continent européen dans les espaces infinis de la Sibérie[28], et ainsi devenir les autoexécutants histrioniques dans un grand-petit théâtre de la vie posthistorique étant donné que « toute l’histoire du monde s’est fondue en une forme d’expression artistique dite performance »[29], que nous vivons « l’âge d’or du faux individualisme »[30] et que nous ne pouvons remporter de victoires et autres succès mineurs que sur la matrice vide d’un monde possible. »[31] Ainsi le monde, avant tout au sens de monde européen, est devenu une maquette ironique, ambiguë, un polygone (méta)fictionnel pour « l’exécution » et la mise en scène d’un passé factice/authentique et d’un futur (in)existant.
Cette « matrice vide d’un monde possible » posthistorique, le narrateur et principal acteur de Snežni čovek [L’Homme de neige] de David Albahari la trouve pourtant sur le continent nord-américain, au Canada dont les habitants eux-mêmes ont parfois le sentiment que leur pays est « sans existence aucune, que, tous ensemble, [ils l’ont] inventé, et que viendra nécessairement l’instant où [ils] prendron[t] conscience d’habiter dans le vide »[32] parce qu’« à cet endroit, il n’est aucune permanence, aucune certitude, il n’est rien hormis une foi de chaque instant en la puissance de l’illusion ».[33] Se retrouvant sur le « bord » expérimental d’un tourbillon historique inachevé », le héros de la trilogie consacrée par David Albahari à l’émigration, trilogie que complètent Kratka knjiga [Le Livre bref] et Mamac [L’Appât], fait une fixation sur la conceptualisation symptomatique de la réalité si bien que, dans une forme de réflexion post-traumatique après un exil volontaire du noir chaudron balkanique une fois de plus en ébullition, il s’abandonne au fantasme d’une cartographie historique et géographique, sorte de supplément ou décors schématisés du monde spectral de l’actualité. Par ailleurs, dans L’Appât, qui plonge pour moitié dans le double souvenir de la Seconde Guerre mondiale et des nouvelles guerres balkaniques, se façonne en contrepoint à l’obsession émigrée de l’histoire la révélation que le Nouveau monde est la forme extrême du monde occidental à jamais pragmatique vu que « personne sur le continent nord-américain ne savait en réalité ce qu’est l’histoire… Et aujourd’hui, à la fin du vingtième siècle, alors que le futur a débuté »[34] – dans Svetski putnik [Globe-trotter], sorte d’épilogue rétrospectif de la trilogie, dans ces histoires sur les fantômes du passé qui pourchassent les descendants des exilés politiques d’autrefois qui ont fui espaces –, cette obsession s’est transformée en une perception presque fataliste des efforts de l’homme nord-américain pour « gommer l’histoire existante, pour transformer la plénitude en vide… mais cette plaie… la plaie de ce vide n’a jamais cicatrisé »[35] parce que, semble-t-il, « jamais l’histoire ne peut s’émousser et, y parviendrait-elle, elle continuerait à être ô combien tranchante ! »[36]
Ainsi, dans le roman serbe contemporain dont le thème est l’émigration, l’Ouest apparaît en fin de compte telle une scène vidée, toutefois historiquement costumée, mais en règle générale telle une scène symboliquement simultanée sur laquelle l’émigré des Balkans fait l’expérience de la fragmentation posthistorique et de « l’horreur de l’identique » mais, dans le même temps, connaît une destinée historique et existentielle particulière qui lui fait inéluctablement discerner les voix fantomatiques et les ombre fatales du passé. Il en est ainsi dans la trilogie romancée de Vladimir Tasić que composent Oproštajni dar [Cadeau d’adieu], Kiša i hartija [Pluie et papier] et Stakleni zid [Le Mur de verre] : expatriés comme le narrateur de David Albahari en Amérique du Nord par un concours de circonstances, leurs héros générationnels demeurent indissolublement attachés à leur patrie par de tensions privées et publiques, des liens intimes et politiques, des querelles familiales et des controverses criminelles ; dans leurs moments d’épiphanie, ils parviennent à la révélation synonyme de désillusion, légèrement précipitée par l’émigration et richement symbolisée que tout alentour est « un spectacle d’algèbre faustien […], un acteur qui, la représentation terminée, se découvre sous le masque que nous avions accepté comme étant la réalité. […] Le monde. Sordide, sordide enchantement ».[37]
Il en est également ainsi, enfin, dans Berlinsko okno [La fenêtre berlinoise] de Saša Ilić, un roman qui, dans le cadre global de la symbolique du théâtre et du cabaret, amalgame l’expérience des dernières guerres balkaniques et le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, ce, à l’endroit étiqueté depuis des décennies point de rencontre de l’Est et de l’Ouest, la place Alexander Platz de Berlin, au pied du célèbre Fernsehturm, car « c’est ici même, à Alex, que le monde de l’Est voyait dans cette tour exactement la même chose que le monde de l’Ouest dans les twins »[38]. Pourchassé par le passé, immédiat et lointain, les héros élus de l’Est et de l’Ouest de ce roman polémique errent pareillement dans l’existence en pantins car « la caractéristique essentielle des pantins est précisément cette inaccoutumance aux déplacements qui est par ailleurs le propre des émigrants… [qui] ont tous quelque chose en commun. L’égarement. Il en va de même des pantins : absence de domicile, d’orientation, de sécurité, de consolation… »[39]
Dans un certain sens, en dépassant l’opposition historique entre l’Est et l’Ouest, les différences entre l’existence d’un expatrié et celle d’un domicilié dans le monde changeant et changé du quotidien, avec toutes ces spécificités, cette vision pessimiste et ironique représente apparemment un point de convergence dans le roman contemporain qui traite de l’émigration, un point où la littérature serbe montre sa capacité et son don, tout en parlant d’elle-même et de ses propres problèmes, de parler des autres d’une perspective double, extérieure-intérieure, dans laquelle le monde peut-être apparaît tel qu’il ne devrait sans doute pas être ou tel que nous ne voulons pas qu’il soit, mais bel et bien comme un lieu où la littérature et l’art, en dépit de toutes les désintégrations, les érosions et relativisations ont encore et toujours des choses importantes à nous dire.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Резиме
свет као двострука позорница :
емигрантска слика запада у савременом српском роману
Полазећи од егземпларних остварења као што су Роман о Лондону Милоша Црњанског и Људи с четири прста Миодрага Булатовића, аутор овог рада бави се сликом Запада и Америке у романима савремених српских писаца (Давид Албахари, Војислав Деспотов, Драган Великић, Владимир Тасић, Владимир Арсенијевић, Саша Илић). У средишту тумачења налази се при том типична емигрантска „двострука свест” са својим испољавањима која су карактеристична за постглобалистичку и постидеолошку епоху. У овој епохи политичко и економско егзиланство више нису повлашћени изрази прекорачења граница између (југо)источне и западне Европе. Стога је посебна интерпpетативна пажња поклоњена релативизацији уобичајене опозиције између цивилизацијског „центра” и „периферије”, у извесном смислу свеприсутне у традицији емигрантске књижевности модернога доба.
Кључне речи
Eмигрантство, модернизам, постмодернизам, „театрум мунди“, фрагментарност, симулакрум.
Summary
the world as double stage :
the immigrant image of the west in the contemporary serbian novel
With exemplary texts such as Miloš Crnjanski’s Novel about London and Miodrag Bulatović’s People with Four Fingers as its starting point, this paper deals with the image of the West and the US as depicted in the novels of contemporary Serbian writers (David Albahari, Vojislav Despotov, Dragan Velikić, Vladimir Tasić, Vladimir Arsenijević, Saša Ilić). The core of this reading is represented by the typical immigrant ‘double consciousness’ with all its manifestations characteristic of the post-globalist and post-ideological period, when political and economic expatriation ceased to be the privileged expressions of border-crossing between the South-East and Western Europe. For that reason, particular interpretative attention has been given to the relativization of the usual opposition between civilization's ‘centre’ and its ‘margin’, which, in a sense, seems to be omnipresent in the tradition of modern immigrant literature.
Key words
Emigration, modernism, postmodernism, « teatrum mundi », fragmentation, simulacrum
NOTES
[1] Miloš Crnjanski, Roman o Londonu, Belgrade, NIN / Zavod za udžbenike i nastavna sredstva, 2004.
[2] Vladimir Tasić, Kiša i hartija, Novi Sad, Svetovi, 2004, p. 41-42.
[3] Svetlana Bojm, Budućnost nostalgije [Le Futur de la nostalgie], traduit par Zia Gluhbegović et Srđan Simonović, 2005, p. 376-377.
[5] Roman o Londonu, p. 9.
[7] D’après Czeslaw Milosz, Kontinenti, traduction de Petar Vujičić, Gornji Milonovac, 1986, p.160.
[8] Miodrag Bulatović, Ljudi sa četiri psta [Les Hommes à quatre doigts], Belgrade, 1977, p. 7.
[9] Nous tenons le livre de Bulatović pour exemplaire comparé, par exemple, à Kad su cvetale tikve [Quand les courges étaient en fleurs] parce que le roman de Dragoslav Mihailović, un modèle au demeurant du point de vue littéraire, ne fait, stricto sensu, qu’effleurer la thématique de l’émigration et, à vrai dire, s’attache entièrement aux conditions existant dans le pays, alors que Les Hommes à quatre doigts se consacrent pleinement au destin des émigrés. L’absence manifeste dans le présent exposé de romans écrits par des Serbes exilés résulte de leur quasi-inexistence sur la scène littéraire serbe s’agissant, surtout, de leur réception critique et de ce qu’ils pourraient avoir d’édifiant pour l’interprétation proposée ici.
[10] D’après Vladimir Tasić, Njuškači jabuka [Les Renifleurs de pommes], Novi Sad, Svetovi, 2005, p. 110-111.
[12] D’après David Albahari, Teret [Le fardeau], Belgrade, Forum pisaca, 2004, p. 60.
[13] D’après Jovica Aćin, Gatanja po pepelu [Divination dans la cendre], Belgrade, Publikum, 1993, p. 15.
[14] David Albahari, Teret, p. 52.
[15] Bernhard Waldenfels, Topografija stranog [Topographie de l’étranger], traduction de Dragan Prole, Novi Sad, 2005, p. 60.
[18] Roman o Londonu, p. 10.
[19] Dragan Velikić, Ruski prozor, Belgrade, 2007, p. 217.
[20] Dragan Velikić, Danteov trg, Belgrade, 1997, p. 105.
[23] Ruski prozor, p. 37.
[24] Danteov trg, p. 241.
[26] Vojislav Despotov, Jesen jednog drveta, Beograd, 1997, p. 161.
[28] Une variation sur le même thème est en quelque sorte offerte par le roman posthume de Judita Šalgo Put u Birobidžan [Voyage au Birobidjan] dont la riche imagination orientée vers l’(anti)utopie (comme le livre de Despotov) installe précisément en Sibérie la vision sioniste de la Terre promise comme ultime patrie des juifs apatrides qui « ne doit pas nécessairement se situer en Palestine… mais peut se trouver à un troisième endroit à égale distance du passé et du présent. » (Judita Šalgo, Put u Birobidžan, Belgrade, 1997, p. 13.)
[29] Vojislav Despotov, Evropa broj dva, Belgrade, 1998, p. 94.
[32] David Albahari, Snežni čovek, Belgrade, 1995, p. 69.
[34] David Albahari, Mamac, Belgrade, 1996, p. 72.
[35] David Albahari, Svetski putnik, p. 40.
[37] Kiša i hartija, p. 162.
[38] Saša Ilić, Berlinsko okno, Belgrade, 2005, p. 262.
[39] Ibidem, p. 71.
Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012
Pour citer cet article :
Brajović, Tihomir, « Le monde, scène double : l’image “émigrée” de l’Occident dans le roman serbe contemporain », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 341-351.
Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr