LES POÈTES SERBES DU MODERNISME ET LES POÈTES FRANÇAIS
DU ROMANTISME AU PARNASSE ET AU SYMBOLISME
Le problème de l’Art pour l’art
chez Théophile Gautier et Jovan Dučić
Résumé
L’auteur examine la question du statut poétique du modernisme serbe qui s’est développé sous l’influence décisive de la culture et de la littérature françaises. L’influence dominante aura été celle du Parnasse et du symbolisme, mais s’est fait sentir également la présence de l’Art pour l’art, de l’impressionnisme, et de la décadence. L’auteur évoque les travaux de recherches comparatives antérieurs (V. R. Košutić) sur l’influence des poètes français parnassiens et symbolistes, puis se concentre sur une comparaison de l’Art pour l’art chez Théophile Gautier et Jovan Dučić. Comparant la préface de Gautier à son roman Mademoiselle de Maupin et l’essai « Spomenik Vojislavu » [Monument à Vojislav], puis les poèmes « L’Art » de Gautier et « Poezija » [Poésie] de Dučić, l’auteur montre que les deux poètes abordent de manière quelque peu différente le phénomène de l’Art pour l’art.
Mots-clés
Poésies modernistes française et serbe, romantisme, Parnasse, symbolisme, l’Art pour l’art, impressionnisme, décadence, influence, intertextualité, programme poétique, Théophile Gautier, Jovan Dučić.
1.
La première époque où, dans la littérature serbe, la culture française exerça une influence très marquée fut celle du modernisme. Selon les critères de périodisation de l’historiographie littéraire serbe, les prémices de cette époque coïncident avec le début des années 90 du XIXe siècle (on cite très fréquemment 1892 comme année charnière, quand une fracture nette se perçoit dans la poésie de Vojislav Ilić à la fin de sa vie), mais on ne la constate pleinement qu’en 1901, avec le lancement du Srpski književni glasnik [Le Messager littéraire serbe][1] et la publication à Mostar du premier recueil de Jovan Dučić Pjesme [Poèmes][2]. Cette époque fut réellement dominante et son potentiel en matière d’innovations donna toute sa mesure dans la littérature serbe de 1901 à 1918. Ensuite, après la Première Guerre mondiale, avec l’apparition d’une nouvelle génération (Stanislav Vinaver, Miloš Crnjanski, Rastko Petrović, Ljubimir Micić, Rade Drainac, Momčilo Nastasijević, Dušan Matić, Marko Ristić et autres), ce fut l’avant-garde qui exerça sa domination et se manifesta sous différentes formes (expressionnisme et surréalisme en premier lieu, mais aussi futurisme, zenitizam de Ljubomir Micić, et de nombreux autres mouvements souvent marqués personnellement tels le sumatraizam de Miloš Crnjanski, le hipnizam, le néoromantisme, etc.). Durant cette période, le modernisme avec ses courants littéraires et les formes sous lesquelles il apparaît (l’Art pour l’art, Parnasse, symbolisme, impressionnisme, décadence, etc.) devint un facteur stable dans le courant principal de la littérature serbe avec un coefficient d’innovations nettement réduit, affichant parfois même un conventionnalisme académisé. D’où, pendant l’entre-deux-guerres, les attaques virulentes que toute la génération moderniste eut à subir de la part de la jeune génération qui, avec [un] « bruit et [une] fureur » avant-gardistes, exigea l’innovation des conventions littéraires et le réexamen radical de l’ensemble du système poétique.[3]
L’orientation des écrivains serbes vers la culture française pendant les années 1901-1918 fut plus que manifeste. La connaissance de la langue française et la lecture dans le texte des écrivains français étaient alors très répandues parmi les écrivains serbes, et, à cet égard, furent des précurseurs les auteurs qui avaient étudié dans les centres éducatifs français en France même (Bogdan et Pavle Popović, Milan Rakić, Miodrag Ibrovac, Stanislav Vinaver, etc.) ou en Suisse (Jovan Skerlić, Jovan Dučić, etc.). Même les écrivains qui avaient fait leurs études à Belgrade (Sima Pandurović, Milutin Bojić, etc.) trouvaient dans la langue, la littérature, la culture françaises une fenêtre d’ouverture sur le monde de première importance ainsi qu’un point de repère culturologique clé qui leur permettait de jauger leur propre production dans une perspective plus large, mondiale. Même les écrivains aux habitudes de lecture plus limitées, aux points de vue littéraires et culturologiques légèrement plus modestes (Vladislav Petković Dis, par exemple), élargirent leurs horizons grâce à des amis qui avaient reçu une éducation totalement française (pour Dis, la fréquentation de Pandurović fut à cet égard prépondérante), mais eux aussi se faisaient un devoir de maîtriser tant soit peu le français et de découvrir la culture française. Le séjour que Dis fit en France pendant la Première Guerre mondiale fut ainsi en bonne partie préparé même si, du fait de la mort prématurée du poète dans une vedette lance-torpilles en mer Ionienne en 1917, il ne produisit pas les résultats escomptés en matière de création littéraire.[4]
2.
L’élaboration du modèle poétique du modernisme serbe s’est déroulée sous le signe de l’influence déterminante du Parnasse et du symbolisme français, et, dans une moindre mesure, de l’impressionnisme et de la décadence. La présence effective des modèles français dans la poésie serbe était indiscutable et ceux qui, précisément, avaient été scolarisés dans les espaces de la culture française et dans le système culturel correspondant donnèrent une tonalité décisive à cette compréhension de l’acte poétique. Pour ce qui est de la découverte de nouvelles perspectives, les impulsions majeures furent imprimées, entre autres, par Jovan Dučić, Milan Rakić, puis, aussitôt après, par les poètes qui, malgré leurs études à Belgrade, étaient par leur connaissance du français activement tournés vers les exemples poétiques qu’offrait la littérature française (Sima Pandurović, Milutin Bojić, et d’autres).
Mais cette orientation fut marquée par le choix très spécifique des poètes français dont il était, dans l’esprit des auteurs serbes, souhaitable de faire une lecture attentive en vue de nouer avec eux un dialogue créatif. Un examen minutieux du corpus global des poètes serbes du modernisme fait apparaître que n’ont pas pesé de leur influence les poètes français enclins justement aux innovations les plus marquantes par rapport au courant poétique principal de la littérature socialement acceptable. En ce sens, les modernistes serbes révéleront un penchant des plus faibles, voire pas de penchant du tout, pour Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé ou le comte de Lautréamont. À l’évidence, le programme poétique des modernistes serbes n’avait pas encore acquis la maturité nécessaire pour introduire des innovations radicales mais était en quête de provocations plus mesurées de l’expérience poétique. Vladeta R. Košutić, qui a étudié scrupuleusement les relations franco-serbes pendant cette période a formulé comme suit ce point de vue :
Le chemin abrupt de Mallarmé n’était pas praticable, ainsi tous les élèves ou partisans se sont-ils arrêtés à mi-route ou engagés sur d’autres voies. Et il ne resta plus à nos poètes qu’à regarder du côté des semi-symbolistes, des disciples du premier cercle, de Régnier, Verhaeren, Moréas.[5]
Jusqu’à ce jour, les recherches comparatives effectuées sur l’influence exercée par les parnassiens et les symbolistes français sur les poètes serbes ont permis de se forger un point de vue assez net. En la matière, les travaux essentiels sont ceux de Vladeta R. Košutić publiés en 1967, Parnacovci i simbolisti u Srba [Les parnassiens et les symbolistes chez les Serbes] : y sont étudiées très minutieusement les influences françaises sur la poésie de Jovan Dučić, Milan Rakić, Milutin Bojić, Sima Pandurović, Vladislav Petković Dis (qu’il tient pour un cas à part, une « influence sans influence ») et Stevan Luković. S’il faut en juger par le nombre de noms mentionnés dans cette étude, les poètes français les plus présents et les actifs dans cette période de la poésie serbe sont Charles Baudelaire (quelque 50 fois), Albert Samain (37), Leconte de Lisle (33), Victor Hugo (26), José Maria de Hérédia (24), Paul Verlaine (19), Sully Prudhomme (19), Théophile Gautier (10), Alfred de Vigny (10), Alfred de Musset (10), Georges Rodenbach (8), Arthur Rimbaud (8), Maurice Maeterlinck (7), Emile Verhaeren (7), etc. Au dire de Košutić, l’influence de Charles Baudelaire fut la plus grande et la plus fructueuse car il est possible de la déceler chez Dučić, Rakić, Bojić, Pandurović, et Dis.
De tous les modernistes, le plus ouvert au changement de son propre programme poétique fut Jovan Dučić, un poète aux relations intertextuelles multiples et ramifiées. Ce que Vladeta R. Koštić a mis en évidence ne représente qu’une petite partie d’un univers intertextuel non étudié encore, qui ne peut ni ne doit aucunement se réduire à la théorie des influences et des points de contact.[6] D’où le nombre de travaux qui, publiés ultérieurement, ont confirmé l’existence de toute une série de relations particulières, importantes dans la compréhension de la naissance et du développement du symbolisme serbe qui, dans une très large mesure, puise à des sources françaises.[7] Néanmoins, une fois affirmée la grande proximité de Dučić avec les poètes français – avec, d’abord, ceux cités dans le paragraphe précédent – Košutić examine le thème sensible du fonctionnement du texte poétique chez Dučić et l’assimilation de facteurs poétiques résultant d’une influence. Très brièvement, il souligne que Dučić maîtrise en totalité la matière lyrique héritée d’une influence extérieure puis donne à son poème une forme qu’on ne saurait reproduire, qui lui est propre. De ce point de vue, et par rapport aux modèles français, Dučić ne se trouve pas dans une situation singulière, essentiellement différente, vu que les poètes qui l’inspirèrent s’inspiraient eux-mêmes d’autres et s’abreuvaient eux aussi à d’autres sources.
Deux poèmes de jeunesse de Jovan Dučić « Život » [La Vie] et « Sok » [La Sève] sont à cet égard des plus paradigmatiques. Pour « Život », Dučić emprunte aux poèmes « La chose et Artémis » de Hérédia qui, lui-même s’était inspiré de Leconte de Lisle (« Thyoné »), de Théodore de Banville (« L’Arione »), de Catulle Mendès (« Philomela ») et Louis Ménard (« Polythéisme »). Pour « Sok », Dučić a utilisé le matériau lyrique du poème de Hérédia « La vision de Khem » mais Hérédia, pour les besoins de la construction du paysage exotique, avait, lui, utilisé les thèmes des poèmes « Nostalgie d’obélisque » de Théophile Gautier, « Soure-Ha » de Léon Dierx, « Néférou-Ra » de Leconte de Lisle, et « Kuchink-Hanem » de Louis Bouilhet.[8]
La poésie de Dučić regorge de réminiscences les plus diverses mais sans que celles-ci empêchent ses poèmes d’être reconnaissables et impossibles à reproduire. D’où la thèse – soutenue à des fins polémiques par les détracteurs de cette poésie – selon laquelle il serait « bien périlleux de traduire Dučić en français ». Même si elle est faite avec un sens d’humour, cette thèse est essentiellement inexacte. Les efforts auxquels s’est astreint Košutić dans ses recherches ont fourni des arguments clés pour étudier le fondement réel, et donc le non-fondement, de cette phrase à la tonalité polémique.
3.
L’importance dont la littérature française pesa sur la formation de la poésie du modernisme serbe est évoquée de manière très convaincante dans les textes manifestement imprégnés d’une conscience poétique explicite. De ce point de vue, et de loin, le plus intéressant de tous les poètes serbes s’avère être Jovan Dučić qui, dans ses essais et critiques littéraires, mentionne à maints endroits la littérature et la culture françaises. Dans le programme poétique majeur de toute cette époque, l’essai « Spomenik Vojislavu » [Monument à Vojislav] publié en 1902, Dučić dévoile le regard qu’il porte sur le statut poétique de la poésie serbe par un superbe retour en arrière précisément sur la poésie française qui a servi de paramètre comparatif de base. Ainsi, à plusieurs reprises, il cite des poètes français et, d’après ceux-ci, définit les courants évolutifs de la poésie serbe. De même, dans son désir de faire ressortir que les femmes sont les lecteurs privilégiés de la poésie, tant au sens positif que négatif du terme, il choisit cinq poètes prisés des femmes dont trois français : Lamartine, Musset, Hugo.
Les femmes aiment Byron, Lamartine, Musset, Heine. Les femmes ont pour la beauté un sens plus aigu que le nôtre, une âme plus accessible, une sensibilité plus délicate. Jamais elles n’ont aimé Victor Hugo, et victime d’une attaque d’une rare violence, Lamartine a répondu avec un orgueil négatif : "Ma poésie vivra tant qu’il y aura en ce monde des jeunes gens et des femmes".[9]
Par deux fois encore, Dučić citera nommément Lamartine. Constatant la nature de la sensibilité poétique de Vojislav Ilić et sa proximité avec les critères occidentaux, il affirme qu’« il est plus proche d’eux que n’importe qui chez nous, ce Vojislav des Élégies où il est un véritable Lamartine. »[10] Selon Dučić, la sensibilité de Vojislav Ilić aura été une telle nouveauté dans la culture serbe que Lamartine a dû à nouveau servir de critère important dans la classification. Il souligne : « Si Lamartine avait pu vivre et lire ces choses, peut-être se serait-il étonné de nous avoir, à son retour d’Orient il y a quelque quatre-vingt ans, qualifiés de barbares tant ces poèmes renferment de beau, de noble à la française. »[11] Vojislav Ilić, dit-il, est « un pur occidental, un poète qui ne voyait pas l’Occident, le grand et intelligent Occident, mais qui le sentait »[12], et personnifie en ce sens une forme de sensibilité impossible pour Lamartine à reconnaître chez les Serbes. Lamartine a donc été utile à Dučić en vue d’une double détermination : d’un côté, il est perçu comme un poète qui a le profil propice à la compréhension des spécificités culturologiques occidentales et orientales ; de l’autre, l’accent est mis sur la portée de sa compréhension des Serbes et de leur culture.[13] Ce qui montre bien que dans cet essai d’une importance exceptionnelle, les poètes français, et donc les romantiques, sont vus par Dučić comme figurant des valeurs culturelles et poétiques vivantes en fonction desquelles il est, pour les poètes serbes, impératif de se situer.
Dučić s’attache en particulier aux parnassiens et cite ainsi Leconte de Lisle. Concernant le penchant de Vojislav Ilić pour les ambiances exotiques en tant qu’incarnation de la beauté, il montre qu’il était commun aux deux poètes :
Il écoutait le bruit du Ganges qu’il n’avait jamais entendu, de la même façon que Leconte de Lisle a chanté presque toute sa vie les aigles des Cordillères, les rêves des jaguars, les troupeaux d’éléphants, les vols d’oiseaux sur les marécages inconnus et jamais vus du Nouveau Monde.[14]
L’obsession de la beauté par-dessus tout et le fait qu’il « chantait ce qu’il rêvait et non ce qu’il vivait »[15] confèrent à Vojislav Ilić une parfaite proximité avec le parnassien Leconte de Lisle. De plus, Dučić signale un autre parallèle qu’il convient d’établir entre les deux poètes : l’aisance ou, plutôt, la peine à écrire. Indiquant que de Lisle appartient à un groupe de poètes pour qui écrire se révélait une tâche très pénible, ardue, il affirme qu’à l’inverse Ilić possède « un grand talent d’improvisation ».[16]
Pour Dučić, dans le même temps, les ressemblances que Vojislav Ilić porte à Théophile Gautier sont très visibles, et il les trouve dans ce qui, au fond, représente l’absence de qualités très prononcées. Il fait donc observer que « Vojislav était dépourvu de sensibilité, d’imagination et d’idées. En quoi cela empêche-t-il d’être un excellent poète ? De toutes ces qualités, Gautier aussi en était dépourvu, ainsi que nombre d’autres d’une plus grande stature que Vojislav »[17], mais il n’en reste pas moins un remarquable poète. Le penchant d’Ilić pour la beauté et la forme est, selon Dučić, difficilement compréhensible en dehors de la sphère de l’influence parnassienne. D’où sa véhémence pour signaler cette particularité : « Si Vojislav ressemble à quelqu’un, c’est surtout aux parnassiens français […] dont il n’a peut-être jamais entendu parler ! Qui dirait que Vojislav n’a pas appris ce qu’est le Beau à l’école de Gautier et de Leconte de Lisle ! »[18]
Tout au long de l’exposé de ses idées poétiques dans l’essai « Monument à Vojislav », Dučić éprouve manifestement bon nombre de réserves à l’égard du Parnasse, d’où sa préférence pour le symbolisme. Ces nuances peuvent le mieux se voir là où il montre les courants du développement poétique de la poésie serbe et les points sur lesquels repose ce développement. Avec une assez grande précision, il détecte qu’au cours des vingt années précédentes les innovations majeures sont à mettre au compte du symbolisme et de la décadence. Si la primauté de la découverte de la Forme revient aux parnassiens, cette découverte n’aura eu de valeur significative que jusqu’à l’arrivée des symbolistes et des décadents ; elle sera ensuite reléguée au second plan :
La poésie lyrique aujourd’hui est allée en vérité bien au-delà de la simple Forme. Au cours de la vingtaine d’années écoulées sont entrés, dans la poésie des peuples étrangers, de nouveaux éléments et une nouvelle signification. C’est la poésie des symbolistes et des décadents qui a mis au jour bien davantage que de nouvelles formes : de nouvelles sensibilités. Avant eux, il semblait que la Forme était en art le mot ultime car, notamment chez les Français, elle était venue en dernier et n’avait atteint son apogée qu’avec ledit Parnasse, comme si la perfection de la Forme signifiait la venue à maturité d’une littérature. Mais, aussitôt après, voici la poésie des symbolistes, beaucoup plus sympathique et beaucoup plus intellectuelle. Et de même que la poésie lyrique avait reçu son lexique et ses formes avec les écoles qui s’étaient succédé, elle a reçu, surtout avec le Parnasse, la beauté de l’image, et, avec les symbolistes, sa philosophie, sa belle philosophie du symbole, la pure philosophie de la poésie.[19]
Pour ce qui est de la primauté des paradigmes poétiques sur les plans littéraire et historique, Dučić n’est confronté à aucun dilemme : il apporte son soutien le plus appuyé au symbolisme qu’il tient, avec la décadence, pour un événement de tout premier ordre. Curieusement, il ne nomme toutefois pas un grand nombre de symbolistes, et lorsqu’il le fait, il insiste avant tout sur le lien substantiel unissant tous les paradigmes poétiques à partir desquels s’est élaboré le concept de modernité.
Si la poésie des parnassiens n’avait pas adouci la sensibilité, cultivé l’observation, aiguisé nos sens, qui sait si nous aurions eu en nous la faculté de goûter cette délicate poésie des symboles, pour ainsi dire cette métaphysique des sensations qui, par bonheur, entre aujourd’hui dans la littérature versifiée.[20]
Lorsqu’il cite les symbolistes français, Dučić laisse toutefois de côté les grands noms de la poésie française, ceux qui ont donné l’impulsion pour que s’enclenche pareil changement poétique, et seul Maeterlinck retient son attention :
Voilà pourquoi la poésie de la Forme devait précéder celle de l’Idée qui, avec Maeterlinck et d’autres en France, avec Deimel, Hofmannsthal, George en Allemagne, devient la seule poésie de son temps.[21]
Dučić mentionne donc Maeterlinck et « d’autres », mais sans dire qui ils sont. Il serait intéressant de voir quels symbolistes il s’était choisis comme modèles dans sa jeunesse, mais il y a gros à parier que ne seraient pas du nombre les fortes individualités créatrices de la sphère de la poétique symboliste au sens large : Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, ni même, peut-être, Baudelaire. N’auraient très probablement pas figuré non plus Jean Mauréas et les poètes de son cercle. Le goût de Dučić, et pas uniquement dans sa période juvénile, ne leur consentait pas un espace suffisant, mais allait davantage aux parnassiens et aux symbolistes tempérés qui n’affichaient pas un radicalisme poétique ayant pour finalité la rupture nette, franche avec la tradition.
Dans ses travaux critiques, Dučić ne s’est intéressé qu’à deux poètes français, François Coppée et Sully Prudhomme, et il leur a consacré des textes particuliers. Étrangement, ni l’un ni l’autre ne sont des poètes aux tendances très marquées, très enracinées, mais, au contraire, des auteurs aux positions sobres et équilibrées, croisées et complexes. Dans le texte nécrologique « Fransoa Kope » [François Coppée] de 1908, Dučić observe que ce poète « a composé pendant les trois grandes époques du lyrisme français, romantisme, Parnasse, et symbolisme. »[22] Sans le ranger parmi les symbolistes, il dit que, « premier romantique », « romantique de pure race », Coppée « possédait l’inspiration de Victor Hugo, l’élégie de Lamartine, et pleurait aussi souvent que Musset. »[23] Il le classe parmi les parnassiens « davantage pour ses liens personnels et parce qu’en retard sur le romantisme » ; nationaliste et clérical, il débordait d’« amour pour le Moyen Age et le catholicisme », et il était enclin au sentimentalisme. Dučić juge que Coppée « ne possède pas l’insensibilité parnassienne, le rigorisme dans la facture du poème, et n’a rien de commun avec le bouddhisme de Leconte de Lisle, ni avec la métaphysique de Sully Prudhomme, ni avec la poésie du satanisme des vers de Baudelaire ».[24] Il apparaît à l’évidence que c’étaient là des motifs suffisants pour qu’en 1908, alors qu’il avait donné forme à sa poétique symboliste[25], Dučić lui consacre son attention critique. La raison n’est pas à chercher dans les innovations poétiques désirées : il n’y en avait pas chez Coppée qui, à cette époque, se trouvait être un auteur expressément conservateur en matière de poésie.
La situation est quelque peu différente en ce qui concerne Sully Prudhomme : Dučić lui a consacré deux critiques en 1910, et il a traduit quelques-uns de ses textes de prose poétique. Bien qu’il puisse à maints égards, et davantage que Coppée, être tenu pour parnassien (« poète de la pensée et de la raison », « facture d’acier du poème et pureté de la rime », « philosophie positiviste et irréligion de son temps », efforts pour « concilier poésie et science »)[26], Dučić reconnaît deux poètes dans l’opus de Sully Prudhomme : un parnassien, et quelqu’un qui est redevable au romantisme. Et Dučić de conclure :
[Il] n’était pas un puriste de l’école fondée par Théophile Gautier et Baudelaire. À la croisée du romantisme et du symbolisme, dans l’âme de ce parnassien passait le fil ténébreux de la souffrance humaine qui reliait, d’un côté, les romantiques et leur éternelle mélancolie, et, de l’autre, les symbolistes à jamais dévorés par leur grande hantise de l’incertain et de l’éternel.[27]
Dans ce cas, Dučić s’intéresse donc à un poète dont l’œuvre n’est ni monolithique ni fondamentalement novatrice quoique déjà fort appréciée : en 1901, Sully Prudhomme fut le premier lauréat du prix Nobel de littérature. Dans des textes particuliers, Dučić s’est donc penché sur des poètes tels Coppée et Sully Prudhomme, mais il n’a rien écrit sur d’autres que, pourtant, il citait fréquemment : Théophile Gautier et Charles Baudelaire.
4.
Le rapport de Jovan Dučić à Théophile Gautier aura été de longue durée, divers par sa nature, mais aussi essentiel pour lui. Gautier appartient de fait au cercle le plus restreint des poètes français qui, par leur œuvre, furent un précieux aiguillon pour le jeune Dučić dans son émancipation du romantisme suranné. Par son opposition résolue à la subjectivité et à la personnalisation romantiques, et donc son choix de nouvelles conventions prônant l’objectivité et la dépersonnalisation, l’artisme et l’Art pour l’art, Gautier a tracé dans la littérature française la ligne de démarcation entre romantisme et Parnasse. En s’appuyant sur les impulsions qu’il a données, la poésie française a pu se développer jusqu’au Parnasse total (Leconte de Lisle) et au symbolisme et à la décadence (Charles Baudelaire). Ces processus historiques et poétiques ont été d’une formidable importance pour le jeune Dučić car, sur les brisées de Vojislav Ilić, et avec les grands poètes serbes de sa génération, surtout Milan Rakić, il s’est appliqué à construire une poésie romantique totalement alternative. Dans ses efforts, il a pu observer clairement le schéma de développement qui, du romantisme mène au Parnasse, puis au symbolisme, et l’étudier là où ces processus se sont enclenchés puis déroulés : la littérature française. Il a même pu évaluer la place particulière et le rôle de Vojislav Ilić parce que le modèle français de développement lui était d’avance familier : Ilić a joué pour la poésie serbe le rôle, d’abord, de Théophile Gautier, puis de Leconte de Lisle et même, en partie, de Charles Baudelaire. Ce qui explique pourquoi Dučić a pu dédier son Monument à un moderniste serbe, à un seul poète et à l’exclusion de tous les autres, Vojislav Ilić.
Les positions poétiques que Gautier a exposées en diverses occasions ont fortement imprégné Dučić. Ainsi, par exemple, dans la préface de son roman Mademoiselle de Maupin (1834), il développe une remarquable critique des conceptions utilitaristes et moralistes de la littérature et leur oppose la beauté que l’on perçoit et le plaisir que l’on ressent dans la création littéraire. Il situe les raisons de telles inflexions dans la compréhension de la littérature dans les changements qui affectent la société qui « depuis son hymen avec la civilisation, a perdu le droit d'être ingénue et pudibonde ». En conséquence, les vertus se sont perdues et les ont légitimement remplacées les vices dont il dénonce en particulier la fourberie et la jalousie. Il défend le droit des auteurs à peindre un monde d’immoralité car, à l’évidence, « immoralité il y a » et, en plus, « les livres suivent les mœurs et les mœurs ne suivent pas les livres ». Il proclame la nécessité de faire nettement la différence entre le monde de l’œuvre et celui, privé, de l’auteur, d’où la possibilité d’affirmer que si « son héros est athée, cela ne veut pas dire qu'il soit athée », [sinon] « il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ».
L’opposition de Théophile Gautier aux conceptions utilitaristes, y compris à l’idée du progrès de la civilisation, est de même solidement articulée dans la préface de ce même roman, Mademoiselle de Maupin :
Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine ; — un roman n'est pas une paire de bottes sans couture ; un sonnet, une seringue à jet continu ; un drame n'est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l'humanité dans la voie du progrès.
Qui plus est, il définit le concept de la beauté précisément sur la base de l’opposition à l’idée d’utilité pratique, immédiate : « Rien de ce qui est beau n'est indispensable à la vie ». Et il ajoute : « il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines. »
Ce rejet des conceptions utilitaristes et moralistes est profondément ancré dans le programme poétique de Dučić. « Monument à Vojislav » est écrit en totalité au bénéfice de l’idéal de la beauté pure et du poète-artiste capable de créer, à partir d’une chose d’une inutilité extrême et dépourvue de valeurs morales, une valeur esthétique particulière car « un rien exprimé de belle façon devient alors le Beau ».[28] Dans « Poezija » [Poésie] de 1904, Dučić formule le concept d’une poésie dont l’objectif premier n’est pas la production d’un quelconque effet utile sur la conscience de son lecteur mais l’éveil chez lui de la perception du mystère et de la beauté.
Lus en concomitance, la préface de Gautier et le poème programmatique de Jovan Dučić révèlent quelques autres parallèles évidents. Saute ainsi aux yeux, par exemple, l’analogie que tous deux font avec des personnages féminins. Gautier dit de la vertu que « c’est une grand-mère très agréable, mais c'est une grand-mère ». Développant son programme poétique, Dučić expose quant à lui la réalité esthétique souhaitable et celle non souhaitable à travers l’opposition entre la femme de la rue et la paisible jeune fille qui rêve dans un intérieur ombreux. Gautier évoque lui aussi « les filles de la rue » en pensant à l’évidence à celles des trottoirs :
Et les Lisettes et les Martons, quelles gaillardes, tudieu ! — Les courtisanes des rues sont loin d'être aussi délurées, aussi promptes à la riposte grivoise. Comme elles s'entendent à remettre un billet ! Comme elles font bien la garde pendant les rendez-vous ! — Ce sont, sur ma parole, de précieuses filles, serviables et de bon conseil.
Hormis les vieilles femmes (les grands-mères) et les filles des rues, Gautier évoque également la femme portée aux excès. Dans son désir de montrer que les créations littéraires reposent sur l’absence d’utilité, il développe des images grotesques de genres littéraires qui seraient destinés à remplir la fonction de certaines pièces d’habillement :
J'ai la conviction intime qu'une ode est un vêtement trop léger pour l'hiver, et qu'on ne serait pas mieux habillé avec la strophe, l'antistrophe et l'épode que cette femme du cynique qui se contentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme la main, à ce que raconte l'histoire.
Sur le sujet de la beauté de la femme, sa réflexion s’inscrit dans la dénonciation du côté grotesque de la raison utilitariste : « À quoi sert la beauté des femmes ? demande-t-il avant d’ajouter : « Pourvu qu'une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. » À d’autres endroits moins importants de la préface, il reprend la même analogie et distingue divers types de comportement féminin, une représentation allégorique qui permet de saisir pleinement la spécificité du phénomène de la beauté et de la littérature en tant qu’art. Avec un bel esprit de suite, Dučić y recourt lui aussi dans « Poésie ».
Nous pouvons établir un parallèle entre Théophile Gautier et Jovan Dučić sur un autre plan : l’appréciation globale de la nature et de la fonction de la critique littéraire. Sans conteste, l’un et l’autre pensent énormément de mal de ce genre d’activités et l’envisagent comme une sorte d’organisme parasitant le corps de la poésie et de la littérature. Confrontant le critique et le poète, Gautier souligne entre eux l’existence obligée d’une « antipathie naturelle du critique contre le poète, – de celui qui ne fait rien contre celui qui fait, – du frelon contre l'abeille, – du cheval hongre contre l'étalon » ; le critique est selon lui un poète raté, qui n’existe « qu'après [avoir] bien constaté à [ses] propres yeux qu’il ne [peut] être poète » ; le critique naturellement déteste le poète car « il est douloureux de voir un autre s'asseoir au banquet où l'on n'est pas invité, et coucher avec la femme qui n'a pas voulu de vous. Je plains de tout mon cœur le pauvre eunuque obligé d'assister aux ébats du Grand Seigneur. »
Dučić a justifié à sa manière cette forte opposition poète/critique, notamment dans l’essai « O pesniku » [Du poète] tiré du livre Blago cara Radovana [Le Trésor du tsar Radovan]: explique principalement ce puissant antagonisme la prémisse selon laquelle le poète crée et le critique non.
Le poète ne peut strictement rien faire, même pas une critique, sans entrer de plein-pied dans la création, et lorsqu’il s’y consacre, il parle en créant. Le critique, à l’inverse, parle sans faire œuvre de création ; de plus, il s’en tient toujours à certaines normes, voire à des normes que d’autres ont établies avant lui comme incontournables et consacrées, académiques et scolaires. Il emprunte toujours le pas aux critiques antérieurs plus qu’à l’écrivain auquel il se consacre.[29]
Théophile Gautier et Jovan Dučić, tous deux, concluent à l’inutilité de la critique qui nuit surtout aux poètes, et ils voient en cela la conséquence de la différence naturelle quant à l’origine de ces deux disciplines. D’où notre intime conviction : les points de vue de Théophile Gautier ont été un stimulant majeur pour Jovan Dučić dans sa définition de la critique littéraire. Les exposés des deux poètes sont certes différents, mais leurs prémisses et leurs conclusions sont très proches. Prônant l’Art pour l’art, tous deux placent au premier plan le principe de la création poétique et jugent toute forme de connaissance intellectuelle, critique, comme étant de valeur secondaire.
5.
Les points de contact entre Théophile Gautier et Jovan Dučić peuvent aussi se discerner dans leurs textes poétiques. Il est ainsi possible de parvenir à des résultats intéressants en lisant en parallèle « L’Art » et « Poezija ». Ces deux poèmes programmatiques sont séparés par plus d’un demi-siècle depuis leur publication dans des livres, le premier dans Émaux et camées en 1852, le second dans le recueil Pesme [Poèmes] en 1908. Ils discutent la problématique de base : comment créer, quels critères respecter et comment les mettre en œuvre ? Poèmes, ils expriment les principes de création de leurs auteurs et ont exercé dans les deux littératures, française et serbe, la fonction de déclarations programmatiques clés autour desquelles se sont regroupés les poètes partisans de l’Art pour l’art et ceux d’orientation parnassienne.
Sur le plan des motifs et des thèmes, plusieurs différences se remarquent : Théophile Gautier examine les problèmes de l’art en général et en appelle à l’expérience du poète, du sculpteur, et du peintre. Dučić, pour sa part, s’attache exclusivement à la poésie et aux poètes, et en appelle à l’expérience des femmes, à leur manière de vivre, se vêtir, de se faire belles. Le début des deux poèmes pose assez clairement le cadre du développement ultérieur des thèmes et motifs. Dès la première strophe, Gautier indique de quels phénomènes il sera discuté dans le poème :
Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
Cette énumération « vers, marbre, onyx, émail » est très significative car l’auteur présente les motifs importants du regard qu’il porte sur l’art : hormis les « vers », le marbre, l’onyx, l’émail sont tous des matériaux qui appartiennent à l’art spatial, à la sculpture et à la plastique ‒ aux arts, donc, appliqués. Pareil choix montre clairement les convictions et les points de vue qui façonnent la poétique du Parnasse et les idées sur lesquelles repose ce courant.
Ne manque pas non plus d’intérêt le fait que les poèmes de Gautier et de Dučić placent au centre même de leur discours la question de la forme et de son rapport à la substance de l’œuvre artistique/poétique.
Dans ce débat, tous deux font des analogies avec la sphère de l’habillement et de la mode. Gautier adresse ce conseil à la Muse : « Mais que pour marcher droit / Tu chausses, / Muse, un cothurne étroit » /, et il lui dit de ne pas enfiler des souliers trop larges qu’au rythme de la mode tous les pieds chaussent et déchaussent : « Fi du rythme commode, / Comme un soulier trop grand / Du mode / Que tout pied quitte et prend ! » Mais il n’utilise ces motifs en rapport avec la mode que dans la partie du poème qui touche à la poésie et où il s’adresse à la Muse ; il change ensuite totalement de registre pour évoquer d’autres formes d’art et s’adresser au sculpteur et au peintre. D’où l’importance indubitablement réduite des détails relatifs à la mode : deux quatrains dans un poème qui compte au total quatorze strophes.
Dans « Poésie », les détails ayant trait à la mode sont liés au deuxième quatrain et, en partie, au tercet qui clôt le sonnet. Le poème tout entier est bâti sur le contraste entre deux personnages féminins et sur le schéma allégorique qui met en opposition deux modèles poétiques, l’un souhaitable et l’autre non : la femme de la rue (« du trottoir », avec toutes les connotations négatives de ce mot) définit le modèle poétique non souhaitable, celui souhaitable étant incarné par la femme (la vierge) qui appartient à elle-même, à la solitude et à un espace isolé par rapport à la vie publique. Afin d’accentuer la visibilité du contraste, Dučić utilise dans la deuxième strophe des détails empruntés à la mode : « Je ne te mets pas ces perles montées sur un collier / Mais des roses jaunes dans tes cheveux longs », montrant ainsi son aversion pour la bijouterie, méchante parure populaire, et la priorité qu’il donne à la fleur, être provenant de la nature. Poète moderniste, Dučić ne choisit toutefois pas la rose rouge nettement plus fréquente et dans la nature et dans l’art, mais opte pour celle plus rare, plus discrète, et quelque peu atypique sur le plan symbolique de la couleur – la rose jaune, le jaune étant le symbole de la jalousie, de l’aristocratie, etc. Ce qui témoigne que, pas encore enclin aux formes accentuées du discours civilisationnel, Dučić s’efforce de sauvegarder sa conscience de la nature et de ses ressources symboliquement pas assez exploitées.
Théophile Gautier et Jovan Dučić s’efforcent tous deux de dire avec clarté combien est souhaitable en art (en poésie) une forme basée avant toute chose sur une expérience expressément esthétique, voire une forme propre de l’art pour l’art. Gautier tient un discours purement, littéralement poétique, mais parvient à la diversité et à la richesse sémantique en changeant d’espace thématique et en s’étendant aux cadres d’autres arts. Après le poète et sa Muse, le sujet lyrique se tourne vers le sculpteur pour le conseiller sur les matériaux à éviter et ce vers quoi tendre. Il faut, suggère-t-il, éviter l’argile car, si le pouce la mallée aisément, l’esprit demeure à grande distance :
Statuaire, repousse
L’argile que pétrit
Le pouce
Quand ailleurs flotte l’esprit.
Le statut de l’argile, visiblement, est celui d’un matériau ordinaire qui n’est pas en mesure d’emporter l’esprit, et Théophile Gautier en désigne d’autres à l’esthétisme plus prononcé : les marbres de Carrare et de Paros, le bronze de Syracuse, l’agate. Le carrare et le paros donnent à la création sculpturale la netteté des bords et la pureté des contours :
Lutte avec le carrare
Avec le paros dur
Et rare,
Gardien du contour pur.
Le bronze de Syracuse permet l’apparition d’un personnage altier et gracieux :
Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S’accuse
Le trait fier et charmant.
Et dans l’agate, dans la trace du filon, peut surgir le dieu Apollon :
D’une main délicate
Poursuis dans un filon
D’agate
Le profil d’Apollon.
Ne peut rendre tout cela possible que la totale présence de l’esprit dans l’acte de création, mais le résultat final est dans une large mesure dépendant du type de matériau pour lequel le sculpteur a opté. La réalité artistique est ainsi nettement divisée entre celle capable de satisfaire les exigences supérieures de l’esprit et celle qui en est incapable. Sur cette base se situent les différences entre les principes poétiques souhaitable et non souhaitable. Dans l’adresse au peintre, le sujet lyrique concrétise encore davantage la différence entre les deux sphères esthétiques de la création artistique. Il donne au peintre le conseil d’éviter l’aquarelle et de se tourner vers les couleurs qui se seront solidifiées dans le four à émail :
Peintre, fuis l’aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l’émailleur.
Comme antithèse à la fragilité de l’aquarelle sont placées la dureté et la permanence de l’émail, et il faut percevoir dans cette démarche un important signal poétique. Suivent quelques suggestions quant à ce que le peintre devrait montrer dans ses œuvres, le sujet lyrique proposant :
Fais les sirènes bleues
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons ;
Dans son nimbe trilobe
La Vierge et son Jésus
Le globe
Avec la croix dessus.
Tout ce qui est mentionné dans le cadre des recommandations positives touche à la forte matérialité de l’objet qui, dans le système esthétique exposé, est placé au-dessus de la fragilité matérielle des objets présentés. Ce principe de l’antithèse est respecté à la lettre dans l’ensemble du poème : pour le sculpteur, l’argile, matériau mou et malléable, n’est pas souhaitable, mais le sont diverses sortes de pierre et de bronze. Pour le peintre, l’aquarelle, matériau fragile du point de vue tant de sa capacité à faire ressortir les couleurs que de la matérialité des objets présentés, n’est pas souhaitable ; à l’inverse, est proposée la cuisson de la couleur sur l’émail, et est nommée une liste de figures (sirènes, monstres, nimbe, globe). Dans « L’Art », Théophile Gautier donne à entendre combien, à ses yeux, la dureté matérielle de l’objet esthétique représente une valeur de loin supérieure à sa suggestivité et à son imprécision. Il montre par-là même que l’Art pour l’art et son orientation parnassienne ne lui ont pas offert les perspectives ouvrant vers les spécificités poétiques du symbolisme.
Pour plus d’insistance encore, il a imaginé la fin du poème composée de quatre strophes. Se basant sur les expériences individuelles des artistes mentionnés (le poète, le sculpteur, et le peintre), il parvient aux visions poétiques les plus générales. La partie finale débute par un vers qui met l’accent sur la motivation centrale qui détermine la création poétique : la confrontation de l’artiste avec l’éphémère : « Tout passe. » Et le poète de dire son désir d’un matériau solide qui témoignera de la fragilité et de l’éphémérité du monde de l’homme, de son aspiration à plus de solidité, de durabilité : il en vient donc à évoquer « l’art robuste » et de sa place dans l’éternité : « L’art robuste seul a l’éternité. » Cette forte matérialité de l’art permet au buste, tant qu’il demeure parmi les hommes, de survivre dans le tumulte de la ville, mais aussi à un complet oubli. Le poète fait référence à la médaille qui, trouvée sous terre, se révèle un témoignage précieux sur l’empereur qui l’a fait frapper.
Le buste
Survit à la cité,
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
Dans l’esprit de Théophile Gautier, seul peut durer dans l’éternité ce qui, d’une part, est fondé sur le raffinement de l’âme humaine, et, d’autre part, reçoit une structure matérielle solide, robuste.
Les deux strophes finales ont parfaitement réalisé son dessein poétique, et ce, par l’appel direct à l’expérience du poète et du sculpteur. À l’intérieur de la trinité artistique évoquée, le peintre apparaît le moins important, ce qui ne relève nullement du hasard : la matérialité de l’œuvre créée par le sculpteur est quand même plus expressive, plus forte, plus robuste que celle du peintre ; par ailleurs, le raffinement de l’âme humaine est plus expressif aussi dans l’œuvre du poète. La peinture se retrouve donc placée au second plan sur la base de ces deux critères (force de la matérialité et raffinement de l’âme) qui sont, pour Théophile Gautier et son aspiration à l’éternité exprimée dans « L’Art », cruciaux.
S’agissant de la poésie, il proclame explicitement la permanence et la non-déliquescence des vers, à tout le moins de ceux « souverains ». Nécessité est donc que les vers soient de très grande qualité, qu’ils se distinguent des autres afin d’atteindre à l’éternité et d’avoir, une fois cette éternité atteinte, plus de permanence que le bronze et que les dieux :
Les dieux eux-mêmes meurent
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.
Si les dieux aussi sont périssables, les vers souverains survivent aux temps et aux changements dans le monde. L’impossible redite de la parole poétique, l’unicité, la souveraineté s’avèrent les préalables à la durée dans l’éternité.
Théophile Gautier se sert de la strophe finale consacrée au sculpteur et à son expérience pour exprimer l’autre côté de ce qu’il n’a pu mettre en évidence à l’aide d’exemples tirés de la poésie : la valeur de la dureté, de la robustesse de la matière de l’œuvre artistique. Il appelle donc l’artiste à « sculpter, limer, ciseler » et indique sans ambiguïté la priorité qu’il donne à l’art solide, matériel. Mais aussitôt après il signale le second facteur poétique lié au raffinement de l’âme, il le rattache à nouveau à la force matérielle de l’œuvre artistique. D’où ces vers qui terminent le poème :
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant.
Théophile Gautier a donc affirmé son identité poétique par son insistance sur la primauté des arts plastiques sur ceux dont le moyen d’expression est moins robuste (la langue ou la poésie en tant qu’art de la langue). Il en est ainsi car dans son expérience poétique, esthétique, est contenue toute la puissance de la matérialité susceptible de survivre au temps et à ses changements : la matérialité robuste constitue donc la réponse spécifique aux défis que lancent l’éphémérité de toute chose existante et la fragilité ontologique de l’homme. D’où les verbes qui, à la conclusion du poème, désignent le caractère privilégié du travail artistique, et, tous, suggèrent la forte matérialité de l’œuvre artistique et l’intervention physique pratiquée sur elle et en elle : « Sculpte, lime, cisèle. » La beauté dont Gautier se fait le chantre est celle de la réalité physiquement palpable : après la publication de « L’Art », c’est l’idéal que cultiveront les poètes du Parnasse.
6.
Comme remarqué déjà, Jovan Dučić aspirait à ce même idéal de beauté dans « Poésie ».[30] Il y exprime des convictions foncièrement parnassiennes et, de manière décisive, élabore les points de vue qui seront ceux de toute une génération de poètes à peine lancés sur la voie de l’application pleine et entière du programme symboliste. Il y a eu aussi des interprètes qui, se méprenant, ont vu dans ce poème l’expression du programme symboliste de Dučić, mais leur jugement ne peut cependant pas être étayé par une argumentation suffisamment solide.[31] Il faut considérer « Poésie » comme le poème clé du programme symboliste de Dučić ; il commence avec ces vers : « Je ne sais jamais dans quelle direction un poème va s’engager. »
L’ensemble du poème repose, nous l’avons fait observer, sur une puissante antithèse, deux personnages de femmes : d’un côté, la fille publique, prostituée, dépravée, et, de l’autre, la vierge chaste, effacée. Dans le cadre de cette opposition s’ébauche toute une série de prémisses programmatiques qui définissent, d’une part, une réalité esthétique non souhaitable, et d’autre part, la détermination positive quant à ce que la poésie doit être. Si, chez Théophile Gautier, l’allusion au personnage de la femme était plus ou moins annexe, chez Jovan Dučić elle acquiert une importance centrale. Ce qui, simultanément, signifie que ce dernier délaisse le discours direct et le niveau de signification textuel au profit d’une interprétation allégorique plus conséquente de la problématique poétique. Mais ce changement de cap témoigne aussi d’une forte expérience de la matérialité des motifs centraux, ce que montre l’insistance mise sur les aspects corporels et, surtout, les références à la mode qui émaillent la confrontation des deux personnages féminins.
La réalité esthétique non souhaitable est incarnée par la femme de la rue : sans que la chose soit dite expressément, tout incite à penser qu’il s’agit là d’une personne de petite vertu, d’une prostituée, d’une débauchée. Elle « chante par les rues sales », s’affuble de bijoux de pacotille (« des perles montées sur un collier »), est du goût de tout le monde, vit pour les autres, et console les hommes de la misère de leur existence. Ce qui fait d’elle l’incarnation de la conception esthétique de la beauté utilitaire dont les larges masses populaires sont gratifiées afin d’assouvir leurs besoins les plus vils. À l’inverse, suivant la trace de Théophile Gautier et à partir de prémisses analogues, Jovan Dučić développe la théorie de l’Art pour l’art qui prône des valeurs expressément esthétisées, non utilitaristes et non élitistes.
La fille vierge, quant à elle, sert à Dučić de révélateur des aspects positifs de son programme poétique. Elle doit être paisible, froide, pâle de teint, jolie, fière, triste, chaste, indifférente, un tant soit peu mystérieuse. Il lui faut porter des roses jaunes et être encline aux rêves plutôt qu’à la vie ordinaire, qu’au quotidien. Remarquons, non sans intérêt, que dans l’expression de son idéal esthétique, et à l’image de Gautier, Dučić recourt souvent à des détails qui témoignent de la primauté qu’il accorde à l’art plastique et aux arts spatiaux. Quand il évoque la quiétude de la vierge, il la compare au marbre (« paisible comme le marbre »), il utilise l’expérience des arts appliqués (les « perles montées sur un collier » sont en quelque sorte comparables à la médaille de Gautier), et il garde en permanence présente à l’esprit la vision du corps de la femme / fille qui sert de motif de base au poème.
À l’image encore de Gautier dans « L’Art », Dučić est obsédé dans « Poésie » par l’idéal parnassien de la forte matérialité de l’objet. Alors que le poème touche à sa fin, cette matérialité s’efface devant l’intuition d’une réalité transcendantale qui s’annonce plus sur le plan symbolique qu’elle ne se réalise de manière claire, matérielle, sensuelle :
Et demeure indifférente jusqu’à ce qu’autour de ton corps
Au lieu de vêtements luxueux et charmants,
Ne soit en suspens qu’un panache de brume mystérieuse.[32]
À cet endroit où supplante les vêtements féminins un panache de brume mystérieuse est donné un signal poétique qui contraste avec le cours du poème : se voit ainsi annoncer la poétique symboliste.[33] Quelques années plus tard à peine, nous l’avons dit, avec la publication en 1909 du programmatique « Pesma » dans Le Messager littéraire serbe, Dučić proposera un programme augmenté, carré, totalement symboliste, différent de l’orientation parnassienne de « Poezija ».
7.
L’identité poétique du modernisme serbe et, avant tout, de la poésie, est donc construite sur l’assimilation spécifique des formations stylistiques du Parnasse et du symbolisme, de l’Art pour l’art, de l’impressionnisme et de la décadence. Le croisement intertextuel de « L’Art » et de « Poésie » nous a permis de voir que l’expérience poétique parnassienne et de l’Art pour l’art a de manière légèrement différente révélé sa productivité / non-productivité à l’intérieur des programmes des poètes, d’un côté, français, de l’autre, serbes. Pour la poésie française, Théophile Gautier, conjointement avec Leconte de Lisle, José Maria de Hérédia, et avec d’autres encore, a défini la spécificité poétique du Parnasse par rapport aux romantiques, puis avec l’apparition de Charles Baudelaire, de Paul Verlaine, d’Arthur Rimbaud, de Stéphane Mallarmé, de Jean Mauréas et de son mouvement symboliste, et de bien d’autres poètes, symbolisme et Parnasse se sont assez franchement délimités.[34] La différenciation de leurs identités poétiques respectives est assez nette dans la culture française même si nous pouvons trouver aux deux systèmes nombre de positions communes telles la négation de l’utilitarisme esthétique et l’aspiration à une forme spécifique de la théorie de l’Art pour l’art. Au demeurant, leur délimitation n’a été rendue possible que par l’existence dans le romantisme français d’une aspiration marquée aux visions esthétiques claires, exemptes d’empirisme grossier et ne visant pas l’immédiateté de leur utilisation sociale.[35] Dans la culture française, l’acte poétique chez les romantiques ne fut donc pas non plus exagérément lié à la dimension nationale et sociale de la signification, et l'autonomie de la création artistique fut dans une large mesure respectée.
Dans la poésie serbe, la construction d’une identité poétique à l’époque du modernisme repose sur des prémisses poétiques et historiques différentes et a recherché d’autres courants de développement. Le romantisme serbe sous-entendait ainsi des fonctions nettement plus expressives visant à la construction élémentaire d’une culture nationale, ce qui incluait toute une série de concepts pratiques, voire utilitaires, qui ne laissaient guère de place au développement d’une forme particulière de romantisme aux prétentions esthétiques élevées. Le concept poétique conscient de sa propre valeur n’a pu donner sa pleine mesure qu’à la marge du mouvement romantique déjà finissant, alors que le développement de nouveaux courants apparaissait déjà à l’évidence. Ce processus est visible chez Laza Kostić dans ses dernières années créatrices, notamment dans son sublime Santa Maria della Salute (publié dans le recueil Pesme en 1909) où s’entrelacent la haute vision esthétisante et romantique et d’autres, expressément symbolistes. La contribution de Laza Kostić à la nouvelle génération de modernistes est passée presque inaperçue et ne sera remarquée que par la génération suivante, les poètes avant-gardistes qui témoigneront nettement plus de bienveillance et d’estime à Laza Kostić pour ses apports sur le plan poétique.
Face à l’opposition d’un puissant adversaire – le romantisme non structuré esthétiquement –, le modernisme serbe s’est efforcé de rassembler dans ses fondements tout ce qui contenait des éléments de résistance au pragmatisme social et tout ce qui mettait en avant les potentialités esthétisantes de la parole poétique. Pour ces raisons, une délimitation plus catégorique du Parnasse et du symbolisme n’a pu se faire jour dans la poésie serbe, et les deux courants du modernisme s’observent à travers le prisme de leur inclination pour les fonctions esthétisantes et le choix qu’ils font ouvertement de l’Art pour l’art. Sous l’angle stylistique, la poésie du modernisme serbe se définit à travers l’unité spécifique du Parnasse et du symbolisme et le concours d’autres facteurs stylistiques – l’Art pour l’art, l’impressionnisme, la décadence, etc. Pour ces mêmes raisons, les poètes serbes du modernisme se trouvent moins stimulés par les réalisations plus radicales, poétiquement plus conséquentes et esthétiquement plus réussies des Baudelaire, Rimbaud, ou encore Mallarmé, et davantage par les variantes plus mesurées, plus atténuées de la poétique symboliste auxquelles se sont consacrés dans leurs œuvres Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Albert Samain, etc.
L’examen de la relation intertextuelle entre Théophile Gautier et Jovan Dučić nous a permis de mieux pénétrer la singularité avec laquelle les deux poètes se sont construit une identité poétique et aussi d’observer leur quête commune d’un appui sur la théorie de l’Art pour l’art. Que Dučić n’ait pu, du fait de la spécificité de la culture serbe et des conditions sociales et politiques complexes, s’en tenir plus durablement à l’Art pour l’art est une question particulière qui mérite une étude plus approfondie. La spécificité remarquée du courant de développement historique et poétique explique jusqu’à un certain point pourquoi Dučić, dans ses écrits, se consacre principalement à un Sully Prudhomme ou à un Coppée plutôt qu’à Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Mallarmé.
Les poètes aux larges cadres poétiques et au développement plus lent lui correspondaient visiblement davantage. En outre, la différence entre les deux groupes de poètes français a fait que chez lui, dès le début du XXe siècle, s’exprime une claire opposition aux conceptions utilitaristes de l’art alors que chez Théophile Gautier elle est inexistante : celle-ci est toutefois présente, et de longue date, sous-jacente au processus historique et poétique de la littérature française, déjà sous-entendue. Afin de cerner les différences, non seulement entre les deux poètes, mais des époques dans le développement des deux littératures, il nous faut comprendre plus parfaitement et expliquer la nature des deux cultures, et donc, sur la base des paramètres de la culture française et des courants historiques et poétiques de la littérature française, absolument nous garder de toute tentative de définition de la nature de la poésie serbe et d’évaluation de ses réalisations esthétiques. Du reste, chez Dučić, Rakić et les autres « élèves français » de la littérature serbe à l’époque du modernisme, le fonctionnement différent des deux cultures était entendu comme un fait indiscutable sur lequel ils devaient, et leurs disciples avec eux, réfléchir avec le plus grand sérieux. Ce fait, avec toutes ses implications, doit devenir, certes, un objet d’étude littéraire et historique qui décrit le processus de développement à l’intérieur de littératures nationales, mais aussi être introduit dans les démarches herméneutiques entreprises dans l’étude approfondie des textes des auteurs.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Резиме
српски песници модерне и француски песници од романтизма до парнаса и симболизма: проблем ларпурлартизма код теофила готјеа и јована дучића
Аутор разматра питање поетичког статуса модерне српске поезије која се развијала под пресудним утицајем француске књижевности и културе. Доминантан је био утицај Парнаса и симболизма, али се осећало и присуство ларпурлартизма, импресионизма и декаденције. Аутор је известио о ранијим компаративним истраживањима (В. Р. Кошутић) утицаја француских песника Парнаса и симболизма на српске песнике, а потом се усредсредио на компарацију ларпурлартистичких идеја Теофила Готјеа и Јована Дучића. Поредећи Готјеов предговор роману Госпођица де Мопен и Дучићев есеј „Споменик Војиславу“, а потом Готјеову песму „Уметност“ и Дучићеву „Поезију“, аутор утврђује како је понешто различит начин на који феномену ларпурлартизма двојица песника приступају.
Кључне речи
Српска и француска модерна поезија, романтизам, Парнас, симболизам, ларпурлартизам, импресионизам, декаденција, утицај, интертекстуалност, поетички програм, Теофил Готје, Јован Дучић.
Summary
the serbian poets of modernism and the french poets from romanticism to parnassianism and symbolism: the problem of art for art’s sake in the works of théophile gautier and jovan dučić
The author examines the question of the poetic status of Serbian modernism which developed under the decisive influence of French culture and literature. The dominating influence was that of Parnassianism and symbolism, but other currents were significant as well, like Art for Art’s sake, impressionism and the Decadent movement. The author evokes previous comparative research (V. R. Košutić) on the influence of French parnassian and symbolist poets, and then concentrates on a comparison of Art for art’s sake in the works of Théophile Gautier and Jovan Dučić. Comparing Gautier’s preface to his novel Mademoiselle de Maupinand Dučić’s essay "Spomenik Vojislavu" [Monument to Vojislav], then the poems "L’Art" by Gautier and "Poezija" [Poetry] by Dučić, the author shows that both poets have a slightly different approach to the phenomenon of Art for Art’s sake.
Key words
French and Serbian modernist poetry, romantism, Parnassianism, symbolism, Art for Art’s sake, impressionism, Decadent movement, influence, intertextuality, poetic programme, Théophile Gautier, Jovan Dučić
NOTES
[1] Voir le recueil de travaux Sto godina Srpskog književnog glasnika : aksiološki aspekt tradicije u srpskoj književnoj periodici [Cent ans de Srpski književni glasnik : aspect axiologique de la tradition dans les périodiques littéraires serbes], rédacteurs Staniša Tutnjević et Marko Nedić, Matica srpska ‒ Institut za književnost i umetnost, Novi Sad – Belgrade, 2003.
[2] Sur l’époque du modernisme, voir : Dragiša Vitošević, Srpsko pesništvo 1901-1914 [La poésie serbe 1901-1914], « Vuk Karadžić », Belgrade, 1975 ; Jovan Deretić, Istorija srpske književnosti [Histoire de la littérature serbe], Nolit, Belgrade, 1983 ; Predrag Palavestra, Istorija moderne srpske književnosti : Zlatni vek 1892-1918 [Histoire de la littérature serbe moderne : l’âge d’or 1892-1918], Srpska književna zadruga, Belgrade, 1986. Sur les liens avec la culture française, voir : Slobodan Vitanović, « Cent cinquante ans d’influence française sur la culture serbe » et Mihailo Pavlović, « Rapports littéraires franco-yougoslaves », in Jugoslovensko-francuski odnosi [Relations franco-yougoslaves], recueil de travaux, livre 10, Istorijski institut, Belgrade, 1990, p. 358-381. (Voir sur ce sujet également l’article de Vesna Matović „La dimension européen du modernisme serbe“. - Note de l’éditeur.)
[3] Ainsi, à titre d’exemple, Jovan Dučić qui, en tant que membre dirigeant du modernisme dès le début du XXe siècle, fut l’objet de nombreuses attaques polémiques et parodiques, mais cette rhétorique d’étrangéité ne fut pas étayée par une critique suffisamment argumentée.
[4] Des documents que l’on a conservés témoignent de ce que Dis, durant son séjour en France, s’inquiétait énormément pour sa famille restée en Serbie occupée. Voir à ce propos Vladislav Petković Dis, Zapisi. Prepiska. Bio-bibliografija [Écrits. Correspondances. Bio-bibliographie], Œuvres complètes, livre 2, rédacteur Novica Petković, Zavod za udžbenike i nastavna sredstva, Belgrade, 2003.
[5] Vladeta P. Košutić, Parnacovci i simbolisti u Srba [Parnassiens et symbolistes chez les Serbes], Srpska akademija nauka i umetnosti, édition particulière, livre CCCXCVIII, Naučno delo, Belgrade, 1967, p. 8.
[7] Voir Srpski simbolizam : tipološka proučavanja [Le Symbolisme serbe : analyse typologique], rédacteur Predrag Palavestra, Srpska akademija nauka i umetnosti, Naučno delo, livre XXII, Belgrade, 1985.
[8] V. Košutić, op. cit., p. 87.
[9] Jovan Dučić, Moji saputnici. Književna obličja. Kritike – članci – beleške [Mes compagnons de route. Points de vue littéraires. Critiques – articles – notes], Œuvres complètes, livre IV, rédacteur Živorad Stojković, Svjetlost, Sarajevo, 1969, p. 239.
[13] Pour les textes de Lamartine sur les Serbes, voir Alphonse de Lamartine, Spisi o Srbima [Écrits sur les Serbes], rédaction, traduction, et avant-propos de Jelena Novaković, Utopija, Belgrade, 2006.
[14] Jovan Dučić, op. cit., p. 240.
[25] Voir à ce propos Ivan Negrišorac, Lirska aura Jovana Dučića [L’Aura lyrique de Jovan Dučić], Zavod za udžbenike, Belgrade, 2009, p. 92-95.
[26] Jovan Dučić, op. cit., p. 350.
[28] Jovan Dučić, op. cit., p. 242.
[29] Jovan Dučić, Blago cara Radovana. Knjiga o sudbini. Jutra sa Leutara. Reči o čoveku [Le Trésor du tsar Radovan. Livre sur le destin. Propos sur l’homme], Œuvres complètes, livre 3, rédacteur Stojan Đorđić, Slovo Ljubve, Belgrade, 1982, p. 276.
[30] Le poème intitulé « Moja poezija » [Ma poésie] a été publié pour la première fois dans le magazine Le Messager littéraire serbe en 1904. Sous le même nom, il paraît dans le recueil Pesme en 1908, alors que dans les Œuvres complètes publiées en 1929, il porte le titre de « Poezija » dans le livre Pesme ljubavi i smrti [Poèmes de l’amour et de la mort].
[31] Cette approche non fondée fut développée, par exemple, par Reinhard Lauer dans Dučić i Matoš : dve programske pesme jugoslovenskog modernizma [Dučić et Matoš : deux poèmes programmatiques du modernisme yougoslave], in Srpski simbolizam : tipološka proučavanja [Le Symbolisme serbe : étude typologique], Belgrade, SANU, 1986. Sur les ressemblances et les différences dans l’interprétation des poèmes de Dučić, voir Ivan Negrišorac, op. cit., p. 77-86, 92-95.
[32] Sur la façon dont la forme du sonnet est construite dans la structure du poème, sur les rapports entre les strophes et sur les tensions modernistes par rapport à la tradition, à la forme pétrarquéenne, et, surtout, sur le plan de la composition du poème de Dučić, voir Ivan Negrišorac, op. cit., p. 79-80.
[33] Dragiša Vitošević l’a signalé dans son étude Srpsko pesništvo 1901-1914 [La Poésie serbe 1901-1914], I, Belgrade, 1975, p. 319. Voir également Ivan Negrišorac, op. cit., p. 79-80.
[34] Sur la présence des symbolistes français chez les poètes serbes au début du XXe siècle, et surtout dans la période tardive, voir : Jelena Novaković, « Francusko simbolističko nasleđenje u srpskoj poeziji XX veka » [L’héritage symboliste français dans la poésie serbe du XXe siècle] dans Srpsko-francuski odnosi 1904-2004 [Relations franco-serbes 1904-2004], rédacteurs Mihailo Pavlović et Jelena Novaković, Društvo za kulturnu saradnju Srbija-Francuska – Arhiv Srbije, Belgrade, 2005, p. 105-122.
[35] Nikola Kovač écrit à ce propos : « L’esprit de l’humaniste utilitaire et l’idéal saint-simonien ont gagné tous les grands romantiques, de Hugo et Sainte-Beuve à Lamartine, Musset et Vigny. Au cœur du romantisme ont donc éclaté des conflits internes opposant les deux tendances de la vision artistique du monde : l’art engagé avec une aspiration non dissimulée à exposer publiquement ses convictions sociales, et un courant intimiste qui s’appuyait sur le jeu de la fantaisie et les motifs grotesques des premiers recueils d’Hugo. » (Ouvrage collectif, Francuska književenost : od 1857 do 1933 [La Littérature française de 1857 à 1933], livre III/I, Svjetlost-Nolit, Sarajevo-Belgrade, 1981, p.16.