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MILOŠ CRNJANSKI ET PARIS

par

NINA ŽIVANČEVIĆ
Écrivain, critique littéraire
Paris 

 

Résumé

En analysant les fondements poétiques de l'œuvre littéraire d'un grand écrivain serbe qui fut Miloš Crnjanski, l'auteur accentue l'importance de son expérience parisienne du début des années vingt. Paris devient une véritable capitale culturelle qui joue le rôle du centre de l'avant-garde européenne et mondiale en tant qu'un excellent intermédiaire des arts et des philosophies de l'Orient. La scène artistique parisienne se transforme ainsi dans un laboratoire intellectuel qui contribue fortement à la création littéraire de Crnjanski.

Mots-clés : Miloš Crnjanski, France, Paris, Orient, littérature, avant-garde.

 

Miloš Crnjanski, en transcription française Milos Tsernianski (1893-1977), est considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue serbe du XXe siècle. Crnjanski passa la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale comme diplomate ou exilé politique ; il rentra à Belgrade déjà âgé et y mourut peu après son retour. Ce poète, écrivain, essayiste et auteur dramatique est, avec Ivo Andrić, le fondateur du courant moderne de la littérature serbe et en sens plus large, yougoslave. Son style poétique innovateur, profondément enraciné dans la manifestation métaphysique de l'expressionnisme, et que lui-même nomma « Sumatraïsme », trouve des correspondances dans les échos bergsoniens des philosophies orientales présentes dans la poésie européenne du début du XXe siècle. Libérée considérablement de l'expression poétique symboliste qui dominait l'oeuvre littéraire de ses contemporains dans les pays des Slaves du Sud de l'époque, l'œuvre de Crnjanski, qui comprend tous les genres littéraires qu'il a cultivés, est marquée par la recherche, poursuivie par les formalistes futuristes russes, d'une nouvelle langue, ainsi que par sa propre quête d'une liberté d'expression moderne, née spontanément de son « Sumatraïsme ».[1]

Ses nombreuses traductions de textes lyriques anciens, chinois et japonais, ont influencé, au sens profond du mot, son propre style et la création de sa philosophie existentielle. Comme Tolstoï, Crnjanski a été pacifiste ; à son exemple, il s'est intéressé à la pensée pacifiste de l'Orient et a été révolté par les ravages de la Première Guerre mondiale à laquelle il a lui-même pris part, revêtu, par le jeu du hasard, de l'uniforme austro-hongrois. À l'aube de l'entre-deux-guerres Paris s'ouvre devant lui comme le point de départ d'une longue quête des valeurs universelles de l'art.[2] Orienté plutôt vers le rythme de la vie culturelle de cette grande ville, il ne s'inspire pas nécessairement des traditions de la littérature française. Cependant, ce merveilleux centre de pensée, de connaissance et de création artistique le mène à observer passionnément la peinture et le théatre.[3] Un autre moment le pousse fortement vers Paris : son avant-gardisme opposé au climat intellectuel dominant à Belgrade. Crnjanski voulait déconstruire le traditionalisme francophile des professeurs belgradois en s'engageant en faveur de nouvelles significations de l'esprit français.[4]

Après une courte carrière d'écrivain et de correspondant dans les années trente puis diplomate à Berlin et Rome dans le service diplomatique du Royaume de Yougoslavie, Miloš Crnjanski vit et écrit à Londres de 1941 à 1965. On cite le plus souvent deux raisons à son long exil : son aversion personnelle pour le régime communiste de la Yougoslavie titiste, et sa peur, objective, d'une répression politique qu'il craignait de subir s'il regagnait son pays. Ce qui a pourtant été décisif est l'entretien que Crnjanski a eu à Londres au début des années cinquante avec un haut représentant du gouvernement yougoslave, l'artiste Moša Pijade, qui a encouragé l'écrivain à retourner en Yougoslavie, en lui donnant « le feu vert » par cette fameuse question de caractère rhétorique : « Et pourquoi ne rentres-tu pas dans notre pays ? » Ainsi, après plus d'un quart de siècle d'exil, le poète, à l'instar d'Ulysse, est retourné dans son pays. Comme témoignage de cette période difficile de sa vie, il nous a laissé son Roman de Londres : écrit en anglais sous le titre Shoemakers, version reniée par l'écrivain lui-même qui n'a gardé que la version du roman écrite en serbe, c'est l'un des plus grands romans de la littérature mondiale qui traite de l'exil et de l'existence de l'homme exilé.

Publié en France en 1986, le roman Migrations a immédiatement été proclamé Meilleure traduction et Roman de l'année.[5] Il s'est passé quelque chose de miraculeux et de rare : une grande œuvre littéraire, grâce à sa seule valeur esthétique, a fait remporter un prix à celui qui seul en avait le mérite.[6]

1. Le sentiment tragique de pestilence

Il est peu d'écrivains dans l'histoire de la littérature serbe, comme d'ailleurs dans la littérature en général, qui aient eu un destin d'homme et d'écrivain aussi complexe et aussi tragique que celui de Miloš Crnjanski. Selon ses notices biographiques, les ancêtres du poète se retrouvent, vers la fin du XVIIe siècle, dans le village Itebej du Banat.[7] Ils y sont venus de Crnja, un village proche, duquel la famille a pris son nom. Paradoxalement – et ceci est certainement un fait intéressant du point de vue de l'étymologie –, le mot slave crnja ou crnjan évoque chez le lecteur quelque chose de noir et de lourd, voire de triste ou de tragique.

Miloš Crnjanski est né à Tchongrad en 1893. Crnjanski passe sa jeunesse à Timisoara, où il fréquente l'école primaire « Beric » puis le lycée, tenu par des religieux catholiques. Comme Timisoara était à l'époque une ville somptueuse et moderne que l'on surnommait « la petite Vienne », le poète a été très tôt exposé aux influences des différentes civilisations et langues qu'on parlait dans cette partie du monde.

Crnjanski a terminé l'école primaire serbe, mais la langue dominante de la Timisoara (Temesvar en hongrois, Temišvar en serbe) de l'époque était le hongrois ; chez les religieux catholiques par contre, il a sans doute dû apprendre le latin. Dans ses notices autobiographiques, il mentionne le fait que, dès l'âge de quinze ans, il a envoyé au journal Juventus un texte en prose qu'il avait écrit en latin. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'on parlait le serbe dans sa famille et qu'il a été conscient très tôt de son appartenance nationale et du sentiment de ségrégation ; dans les souvenirs de son enfance passée à Timisoara, il mentionne le fait que, lors de la célébration des Pâques orthodoxes, l'église serbe était gardée par des soldats du régiment local, formé surtout de Serbes, qui, au milieu du service religieux, prenaient la relève en tirant des salves de fusil[8]. Le poète décrit de la façon suivante la ville de Timisoara de cette époque :

Mais, à côté de cette face de Timisoara, il y en avait une autre, celle à laquelle ma famille appartenait corps et âme... la Timisoara des Serbes... la diaspora, la Timisoara des Juifs. Dans cette Timisoara-là, chaque maison serbe était défendue comme une barricade... Toute la misérable population serbe se dressait pour la défense de nos droits, de nos statuts, de nos privilèges...

Ma Timisoara à moi était une sorte d'Alsace et de Lorraine, de folie... comme dans les livres du 'pompier' Barrés.[9] 

Après la mort de son père, Crnjanski reste à Timisoara où il vit avec sa mère, fréquente l'école et apprend, entre autres, le français, l'anglais et la peinture. Celle-ci restera jusqu'à la fin de ses jours un centre d'intérêt qu'il cultivera à travers des études universitaires et historiques et l'une de ses plus grandes passions.

Cependant, c'est à Timisoara que le poète commence à écrire ses premiers poèmes. Le tout premier, composé à quinze ans et intitulé « Le Destin », a été publié dans une revue serbe pour enfants, Golub (Le pigeon) à Sombor, en Voïvodine. Ces poèmes constitueront son premier recueil, que le rédacteur de la revue prestigieuse serbe de Sarajevo Bosanska vila, Kašiković, a égaré ou détruit ; en tout cas, le manuscrit n'a jamais été restitué au poète.

2. La Poésie lyrique d'Ithaque et les débuts de l'expressionnisme

Le premier recueil de Crnjanski, La Poésie lyrique d'Ithaque, qui a connu de nombreuses éditions en Yougoslavie, a été publié à l'automne de 1919 par l'Izdavačka knjižara (Librairie éditrice) de Svetislav B. Cvijanović à Belgrade. Nous devons nous pencher sur l'édition de La poésie lyrique d'Ithaque qui, bien que modeste sur le plan de la présentation technique, contient de nombreux textes très instructifs, dont certains de Crnjanski lui-même – par exemple, son explication du poème « Sumatra » et son essai « Za slobodni stih » (En faveur du vers libre) -, ainsi qu'un véritable recueil de textes critiques sur La Poésie lyrique d’Ithaque, parus dans la période de 1919 à 1925. À l'exception des « Commentaires du rédacteur », rédigés par Gojko Tešić, qui ont un caractère évidemment élogieux, une quantité impressionnante de critiques négatives est parue dans la première moitié du XXe siècle, critiques dont les auteurs sont souvent des noms importants de la littérature yougoslave, tel par exemple Sima Pandurović, Ivo Hergešić et Branko Lazarević.

Si nous analysons l'explication du poème « Sumatra » donnée par l'auteur lui-même, qui possède certainement les caractéristiques d'un manifeste poétique, et qui a sans doute servi d'axe au nouveau courant littéraire appelé « Sumatraïsme »[10], nous comprendrons ce qui a pu, et dans quelle mesure, mécontenter les critiques de l'ancienne génération. Tout au début de « L’explication », écrite à la demande du rédacteur Bogdan Popović, Crnjanski réfute l'idée que la littérature doive être au service d'une idée quelconque, de gauche ou de droite ; elle doit, selon lui, n'être qu'à son propre service. Crnjanski explique ce que la nouvelle poésie lyrique représente et ce qu'elle n'est pas, et cite l'expérience des futuristes russes qui était encore inconnue dans nos milieux littéraires. En tant qu'individu, Crnjanski possède le caractère rebelle de Maïakovski, sa volonté de jeter le gant au visage du lecteur et du critique, « un soufflet sur la joue du goût bourgeois », et il s'adresse avec violence au lecteur-critique :

Notre art nouveau, et surtout la poésie, ne dorment pas, comme se l'imaginent souvent les lecteurs, tel une belle femme dans une tour d'ivoire. Cette tour 'eburnea' est encore aussi puissante que les stations radio.[11] 

La guerre est passée, avec toutes ses horreurs et ses conséquences, et a provoqué des changements dans la vie et dans la façon de penser des hommes qui l'ont vécue ; l'ancien monde civilisé, la bourgeoisie « chrysanthème » et les « images d'Epinal » se sont désintégrés. Le nouveau monde devait s'exprimer à travers une nouvelle poésie lyrique, pour laquelle il fallait aussi créer un nouvel appareil de critique littéraire.

Dans un esprit expressionniste, Crnjanski déclare que la littérature n'est pas et ne doit pas être un passe-temps ; il cite Henri Bergson qui, avec sa théorie du temps psychologique et physique, a influencé, de façon importante, la formation des propriétés métriques du vers du poète. Comme le poète futuriste russe Maïakovski, il affirme aussi que ses vers « hyper-modernes » ne font que suivre la technologie hyper-moderne, les sensations que des millions de personnes ont éprouvées pendant la guerre. Un peu plus loin, dans le même essai, Crnjanski réfléchit comme les futurs surréalistes que, plus tard, dans son for intérieur, il ne soutiendra pas, mais dont il anticipe certains postulats en parlant, comme ils le feront, en faveur d'une nouvelle morale, d'une nouvelle éthique de l'amour, du rêve, des sentiments et des nouvelles règles sociales.

Dans son « Explication de Sumatra », le poète explique en effet de façon détaillée ce que l'idée et le mot « Sumatra » signifient pour lui dans le contexte du poème portant le même titre, dans lequel la paix et la blancheur de l'Oural sont confrontées au chaos, à la tragédie et aux complications de la vie. À propos de ce sentiment « expressionniste » et « sumatraïste », le poète écrit : « c'est ainsi que je sentis tout ce blanc, infini silence, là-bas, au loin. Je souris doucement. » À partir de ce moment, ce sentiment, ce besoin de silence, de l'éloignement des étoiles et de la nature, le persécutera ; ceci se prolongera et deviendra le sentiment clé du roman Migrations, dans lequel le poète exprime la pensée suivante : « Vois comme au monde rien n'est relié », jusqu'au Roman de Londres, dans lequel Crnjanski atteint peut-être le summum de ce nihilisme héroïque.

3. Le « Sumatraïsme », l'« Éthérisme » ou la jeune pensée bouddhiste ?

L’ensemble du système philosophique du symbolisme de l'éphémère et de la poétique de la transparence, appelé « Sumatraïsme » par Crnjanski, et dont le programme poétique est intégré à son oeuvre, repose sur une approche bouddhiste de la réalité et de l'art, approche fondée sur une analyse réaliste de la vie.

De 1920 à 1921, Miloš Crnjanski a séjourné à Paris. Durant cette période, il a non seulement fréquenté assidûment le musée Guimet, musée de l'art et de la philosophie orientale, mais il a aussi suivi les conférences du grand Henri Bergson, dont la pensée pacifiste a fortement influencé la jeunesse cultivée en France et dans le monde entier. Il faut se rappeler le fait que Miloš Crnjanski, grand érudit et connaisseur des langues, pendant les deux années passées en France, a choisi de traduire de français en serbe la poésie de la vieille Chine et du vieux Japon. Dans ce choix, qui n'était probablement pas le fruit du hasard, pesait l'intérêt pour la poésie de Lao-Tseu, qui affirme :

Tous les êtres s'épanouissent et s'effeuillent./ Ils retrouvent leurs origines./ Retrouver ses origines, veut dire trouver la paix./ Trouver la paix signifie accomplir son destin./ Accomplir son destin signifie devenir éternel...[12] 

Si nous lisons ses traductions des poèmes de Lao-Tseu, puis les dernières lignes des Migrations où Crnjanski dit qu' « il n'y a pas de mort, il n'y a que des migrations », nous verrons non seulement la poésie, mais toute l'œuvre de Miloš Crnjanski sous un jour nouveau. Dans le texte qui accompagne sa traduction de la poésie lyrique chinoise, Crnjanski explique lui-même son attirance « sumatraïste » pour la paix et les montagnes qu'il a découvertes en traduisant la poésie de l'Extrême Orient :

À travers les innombrables, ridicules, fausses traductions, j'ai commencé, petit à petit, mais avec précision, à deviner les sommets de ces montagnes immuables, au-dessus desquelles plane le silence. 

Et à Paris, après avoir trouvé et arrêté le texte, je passais dans les musées de longues nuits éclairées qui restaient attachées à l'horizon et ne descendaient pas sur terre... sur les soies anciennes, et qui me faisaient trouver un sourire paisible, le seul qui permette de pénétrer le texte de Lao-Tseu.[13] 

Cette dimension métaphysique connue de l'œuvre de Miloš Crnjanski, qui incite de nombreux critiques à évoquer soit Spengler, soit Swedenborg, prend sa source de la façon la plus directe dans la pensée bouddhiste hindoue, au sens large du terme, ou dans la vision zen-daoïste, au sens plus restreint de cette philosophie. Et la pensée théorique de l'expressionnisme de Crnjanski, qui nous mène directement aux expressionnistes allemands, et peut-être à Nietzsche philosophe mais surtout poète, est celle-là même qui nous aide à comprendre l'attachement de Nietzsche aux philosophies orientales, son propre éthérisme ou « Sumatraïsme», et sa vision de l'éphémère de l'énergie qui n'est ni bonne ni mauvaise, ni stable ni instable, mais qui, comme une étoile lointaine, habite le cercle bleu quelque part au loin, dans la transparence de l'univers, « au-delà des frontières du bien et du mal ».

Dans le célèbre essai de Crnjanski, « En faveur du vers libre »[14], qui a été souvent publié dans les diverses éditions de sa poésie, et que les critiques estiment légitimement être son manifeste, Crnjanski explique non seulement sa propre position à l'intérieur du mouvement d'avant-garde, mais aussi la manière dont il est arrivé à ces postulats poétiques. De façon presque dialectique et hégélienne, il explique l'origine de sa pensée métaphysique, jaillie d'un certain climat cosmopolite de l'art et de la littérature de l'époque. Dans cet essai, il souligne par exemple le fait que son vers, tout en étant perçu comme étrange par son milieu, n'est pas le fruit du hasard mais celui des nouvelles tendances artistiques de l'Europe de l'époque :

Le mysticisme, le cosmique, le futurisme et les autres mouvements, qui, dans ces vingt dernières années, s'expriment de façon dynamique ou spirituelle, dans tous les arts et dans toutes les littératures d’Europe, ne sont surtout pas le fruit du hasard…/ Et la vie, tout simplement et parce que c'est l'unique possibilité, suivra l'art et réalisera tout ce qui n'est, pour l'instant, qu'une idée ; il en a toujours été ainsi. Et c'est dans ce sens-là que "Bejahung des Dasein" de Nietzsche est une réalisation artistique.[15]

Nous constatons que dès cette époque-là, au début des années vingt, Crnjanski est attiré par la pensée extrême-orientale, pensée qui englobe le mysticisme et la paix transcendantale que nous rencontrons dans la poésie des nations bouddhistes mais aussi dans la plus grande partie de la philosophie de Nietzsche. Ceci se retrouve en particulier dans son célèbre concept de l'existence « par-delà le bien et le mal », concept ancien et connu, présent dans la philosophie hindoue et bouddhiste, qui définit l'énergie absolue comme neutre, ne reposant « ni dans le bien, ni dans le mal », mais quelque part au-delà de ce concept dualiste, proche de la pensée théologique occidentale. Cette division occidentale établissant des catégories dualistes (bien/mal, présence/absence, existence/non-existence) est absente peut-être uniquement de la pensée occidentale philosophique de Spinoza, qui voyait Dieu dans la nature (Deus = Natura), et de la philosophie de Kant, dont le principe éthique est la croyance en « une voûte céleste parsemée d'étoiles ». Ainsi, la pensée de Crnjanski se rapproche souvent, surtout dans le roman Migrations, des idées de ces deux philosophes qui, de façon étrange, ont évité la catégorisation dualiste occidentale.

Voici la question que nous nous posons maintenant : si nous observons une grande partie de la poésie lyrique de Crnjanski à travers le prisme de la pensée spirituelle et métaphysique orientale, pouvons-nous aussi considérer ce grand poète comme un précurseur de la pensée postmoderne, celle, par exemple, de Jacques Derrida qui donne une explication convergente ?

Néanmoins, il faudrait souligner le fait que Crnjanski n'a pas essayé d'imposer cette philosophie orientale aux lecteurs ou aux critiques : dans son texte « Za slobodni stih » (En faveur du vers libre), il écrit que « les idées remportent leurs victoires sans vacarme », et que c'est pour la forme qu'il faut se battre ; ce qu'il fait en plaidant en faveur du vers libre.[16]

Il est légitime de se demander si Crnjanski a entrepris la traduction de la poésie lyrique chinoise et japonaise en France pour défendre sa conception du vers libre et en faire une apologie, ou pour nous rendre plus proches la philosophie et la poétique de cette poésie ? Nous pensons que les deux explications sont valables. Il est important de noter qu'elles font partie du domaine de recherche de la « double» réception: dans quelle mesure le séjour de Crnjanski en France a-t-il influencé son oeuvre, sa pensée et surtout sa poésie ?

Crnjanski expose clairement dans son essai les raisons qui l'ont poussé à entamer ce long travail de traduction au musée Guimet à Paris et ce qui, à l'époque, a suscité, en Europe occidentale mais surtout en France, un grand intérêt pour le cosmos et pour la métaphysique :

Ce n'est pas une folie que la poésie se tourne aujourd'hui vers le cosmos... Il faut noter une grande vague d'intérêt pour ces hauteurs mystérieuses, les nombreux ouvrages de Flammarion, les revues sur la nature... Cette mystique est une forte réaction, compréhensible après ce que, ces derniers temps [après la Grande Guerre], représentait la vie en Europe.[17] 

Crnjanski a retrouvé à Paris quelques écrivains serbes tels le jeune Dušan Matić, Rastko Petrović et Sibe Miličić. Comme il y avait aussi de nombreux peintres, Crnjanski a noté: « Paris ... avait à nos yeux l'aspect d'un immense atelier dans lequel on pouvait merveilleusement bien discuter de l'esprit d'après-guerre, ce qui pour nous n'est jamais un mot sans valeur. » À cette époque, comme le remarque H. Kapidžić-Osmanagić, il était « grand poète dans la première période de son œuvre, il chantait le défaitisme, son antimilitarisme, avec une grande force lyrique et avait beaucoup d'influence sur les jeunes. Nos futurs surréalistes ... l'admirent. Il portait dans ses vers ce sentiment de l'absurde et de la douceur de vivre. »[18] En parlant de lui, le même critique remarque qu'il n'arrivait pas à s'adapter à la vie, et qu'il possédait, dans ces jeunes années, la pureté du nihiliste, le désir ardent du neurasthénique et la fierté des poètes maudits.

Durant les années 1920 et 1921, Crnjanski envoie régulièrement ses lettres de Paris à la revue La Nouvelle Europe. Sous un signe ouvertement subjectif et lyrique, à l'instar de Ljubav u Toskani (L'Amour en Toscane)[19], ces écrits sont un témoignage littéraire précieux né à la rencontre du grand centre culturel de l'Europe. Le jeune écrivain serbe est attiré par les pulsations parisiennes de l'époque, par les expositions des galeries, par les petites et grandes revues et, surtout, par le dadaïsme qui, à ce moment-là, vivait ses heures d'agonie. Cette correspondance le met en relation avec le futur surréaliste Marko Ristić, avec qui il poursuit sa collaboration autour de la nouvelle parution de la revue Chemins (1922). Crnjanski et Ristić partageaient le même mépris de l'esprit bourgeois, du public bourgeois belgradois, de la littérature de l'avant-guerre et de son « classicisme » ; ils partageaient aussi l'amour du modernisme, dans le sillon duquel était née leur collaboration.[20] Dans le deuxième numéro de la revue, Crnjanski publie son célèbre poème « Stražilovo », et dans le numéro de l'été 1924, coordonné justement par Ristić et Crnjanski, tous deux rédigent un manifeste lyrique littéraire, qui est en même temps le manifeste du modernisme serbe et de l'esprit de l'après-guerre, et dans lequel, à propos de l'avant-garde, Crnjanski écrit :

La position, l'esprit de notre littérature d'après la guerre... sont tout à fait nouveaux... Ceux qui ne peuvent respirer en dehors de l'atmosphère littéraire de l'avant-guerre l'abordent en vain. 

Si nous observons de plus près les principes théoriques et les tendances des mouvements d'avant-garde et de l'avant-garde elle-même, telle que la voient les théoriciens comme Renato Poggioli[21], nous constaterons que la position théorique et poétique de Miloš Crnjanski, son attitude envers l'art et la littérature en général, sont vraiment en accord avec le programme général d'avant-garde dans la période où celle-ci naissait, en tant que mouvement artistique, dans les premières décennies du XXe siècle. L'expérience particulière et atypique de Paris du début des années vingt garda sa qualité essentielle et unique dans l'œuvre du grand expressionniste serbe.

 

NOTES

[1] Sa bataille pour le vers libre est expliquée dans son essai « En faveur d'un vers libre », dans lequel le poète invite ses collègues à utiliser, en poésie, la forme qui exprime le mieux son contenu.

[2] Nikola Bertolino, Pitanja 0 Crnjanskom (Les questions sur Tsernianski), Vršac, Književna opština Vršac, 2009, p. 16.

[3] Radovan Popović, Beskrajni plavi krug (Un infini cercle bleu), Belgrade, Službeni glasnik, 2009, p. 75.

[4] Miloš Crnjanski, lspunio sam svoju sudbinu (J'ai rempli mon destin), Belgrade, BIGZ - SKZ - Narodna knjiga, 1992, p. 285-286.

[5] Milos Tsernianski, Migrations, traduit par Velimir Popović, avec l'introduction de Nikola Milošević, Paris, Julliard et L'Age d'Homme, 1986.

[6] Nous avons fait, en 1989, une traduction en anglais de ce roman pour l'éditeur américain Harcourt, Brace & Jovanovich, mais la rédactrice de la collection, Drenka Willen, a préféré publier le roman de Crnjanski Migrations, car il était plus connu.

[7] Voir Poésie de Milos Crnjanski, plus exactement, La Lyrique d’Ithaque. Dans les commentaires de la « Notice biographique sur l'auteur » des Sabrana deta (Œuvres complètes), IV, Belgrade, Prosveta, 1966, p. 105, le poète lui-même se penche sur son passé, sur son origine, sur les origines de sa famille.

[8] Ibid., p. 116.

[9] Ibid. Il faudrait remarquer, surtout au moment où nous pensons étudier en profondeur la question théorique de la réception, que la littérature française et ses meilleurs représentants ont influencé Miloš Crnjanski de façon importante. La littérature française circule dans le sang du poète souvent spontanément, sans qu'il en soit conscient.

[10] Le « Sumatraïsme » est le programme poétique de Miloš Crnjanski qu'il a exposé de la façon la plus complète dans « L’explication de Sumatra ». L’année précédente, Crnjanski avait évoqué l'« Éthérisme », dont le précurseur était, selon lui, Charles Baudelaire. Les « éthéristes » croyaient aux relations secrètes, aux correspondances, comme aux analogies complexes qui donnent au monde organique et au monde non organique des dimensions cosmiques.

[11] lbid., p. 210.

[12] Lao-Tseu, Tao Te King (tiré du Livre sur le sens et la vertu), traduit par Miloš Crnjanski dans l'Anthologie de la poésie lyrique chinoise, poésies recueillies et traduites en serbe à Paris en 1920.

[13] Voir Sabrana dela Miloša Crnjamkog (Œuvres complètes de Miloš Crnjanski), 1, éd. Svetlana Velmar-Janković, Belgrade, Nolit, 1983, p. 306.

[14] Ce manifeste, présent dans toutes les éditions de la poésie de Crnjanski, a été publié à l'origine dans la revue Misao, VIII, 4 (16 II 1922), p. 282-287. Ecrit en faveur du radicalisme poétique du début des années vingt, le texte est une prise de position contre la poétique traditionnelle et la versification classique.

[15] Miloš Crnjanski, Lirika ltake (La Poésie lyrique d'Ithaque), Belgrade, Draganić, 1994, p. 155. 

[16] M[iloš] C[rnjanski], « Za slobodni stih » (En faveur du vers libre), dans Lirika Itake, p. 155.

[17] Ibid., p. 159.

[18] Voir aussi Marko Ristić, Tri mrtva pesnika (Trois poètes morts), Zagreb, Jugoslavenska akademija znanosti, 1955.

[19] Nikola Bertolino, op. cit., p. 19.

[20] Voir Hanifa Kapidžić-Osmanagić, Srpski nadrealizam i njegovi odnosi sa francuskim nadrealizmom (Le surréalisme serbe et ses rapports avec le surréalisme français), Sarajevo, Svjetlost, 1966, p. 72-73. 

[21] Voir Renato Poggioli, Teorija avangardne umetnosti (La théorie de l'avant-garde artistique), Belgrade, Nolit, 1975.

 

In : La Serbie et la France : une alliance atypique, (dir.) Dušan T. Bataković, Institut des Etudes balkaniques, Belgrade, 2010, p. 519-530.

 

DOSSIER SPÉCIAL consacré à Miloš Crnjanski

 

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