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Considéré comme « le premier véritable écrivain et artiste » de Bosnie (Ivo Andrić), Petar Kočić est apparu à une époque charnière dans l’évolution de la littérature serbe tout en contribuant à son ouverture aux idées novatrices du modernisme triomphant. Conteur de race, idéaliste de nature mais aussi écorché-vif et incarnation de l’énergie de la révolte propre à l’époque du modernisme, Kočić manquera de temps pour réaliser une œuvre à la hauteur de son talent. Engagé jusqu’au sacrifice dans la lutte pour la cause nationale et sociale des Serbes de Bosnie-Herzégovine sous l’occupation austro-hongroise, ce tribun populaire et l’un des maîtres spirituels de la génération révolutionnaire de la « Jeune Bosnie » s’est rapidement consumé sans pouvoir parachever son œuvre littéraire. Une éthique et une esthétique de résistance Né à Zmijanje, une région montagneuse de Bosnie occidentale, un an seulement avant l’occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en 1878, Kočić est très tôt devenu conscient du statut social et politique humiliant de la population de sa région natale. Cette conscience se développera davantage durant sa scolarisation (1891-899) effectuée à Banja Luka, à Sarajevo et à Belgrade. Mais c’est surtout lors de ses études à l’université de Vienne (1899-1904) que le jeune homme, idéaliste et révolté, acquiert la ferme conviction de la nécessité d’une lutte ouverte contre les autorités de la monarchie des Habsbourg. Une conviction qui le poussera, dès son retour dans le pays, à se lancer dans une activité intense de tribun populaire, de militant politique et d’opposant farouche aux autorités austro-hongroises siégeant à Sarajevo. La réponse des autorités ne se fera évidemment pas attendre : à la veille de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par la monarchie des Habsbourg, Kočić est arrêté et incarcéré : accusé de menées contre l’Etat et les intérêts monarchiques, il passe une année entière (1907-1908) en prison. Cependant, malgré les âpres conditions de sa détention, son moral d’acier et sa volonté de combattre ne le quitteront pas non plus après sa sortie de prison, ce que prouvent ses diatribes contre le pouvoir dans les journaux mais aussi ses discours subversifs et enflammés à l’Assemblée de Bosnie-Herzégovine, où il est élu député en 1910. Cet engagement sans réserve en faveur de la « cause du peuple » – qui constitue le fondement même de son éthique de résistance – se reflète logiquement dans l’œuvre littéraire de Kočić. Mais cette éthique du combattant, du tribun populaire, est subordonnée à une sorte d’esthétique de résistance qui repose sur les principes du réalisme dit critique enrichi de quelques éléments de la poétique symboliste. L’univers littéraire de Kočić coïncide à peu près, sur le plan géographique, avec le territoire de sa région natale, Zmijanje, un pays insolite, singulier à bien des égards. Ses « piliers », ses véritables pierres angulaires, sont évidemment les montagnards de Zmijanje, à la fois robustes et tendres, qui se caractérisent avant tout par leur sensibilité excessive : ce sont, pour la plupart, des hommes « qui aiment puissamment et haïssent autant », et des femmes, les jeunes filles en particulier, dont le « sang chaud, bouillonnant » les pousse à se heurter aux tabous patriarcaux, causes fréquentes de leurs sorts tragiques. Une originale galerie des « originaux » Toujours en action, ce qui réduisait considérablement sa disponibilité pour se consacrer à l’écriture, Kočić disposait d’un minimum de temps pour réaliser sa mission d’écrivain : précisément, son opus littéraire a vu le jour en l’espace d’une dizaine d’années seulement, de 1900 à 1911. Composé principalement de nouvelles mais aussi de poèmes en proses et d’une pièce dramatique, il se caractérise par une certaine unité thématique et stylistique même si sa tonalité, d’une œuvre à l’autre, change de registre. Son opus narratif n’est pas non plus très volumineux : il comporte quatre recueils de nouvelles. La plupart d’entre elles sont réparties en trois volumes qui portent le même titre : De la montagne et au pied de la montagne [С планине и испод планине], I, 1902 ; II, 1904 ; III, 1905 ; le quatrième et lе dernier recueil, sorti en 1910, est intitulé Les Complaintes de Zmijanje [Јауци са Змијања]. Il s’agit d’un opus resté à l’évidence fragmentaire, où domine le récit bref, concis, un genre dans lequel Kočić excelle. Ses qualités d’un conteur-ne sont perceptibles en particulier dans ces trois nouvelles, par ailleurs régulièrement incluses dans les anthologies de la prose serbe : « Jablan » – une parabole qui, à travers une histoire de combat de taureaux, met en exergue l’indomptable esprit de résistance du petit peuple ; « Dans la tempête de neige » [Кроз мећаву] qui, tout en revitalisant le thème archétypal de la lutte de l’homme contre les éléments déchaînés, évoque une tragédie familiale rappelant la légende biblique de Job ; et « Le pope de Mračaj » [Мрачајски прото], l’histoire troublante d’un personnage original – un pope misanthrope dont le rejet obstiné du monde frise la folie – qui représente, selon Jovan Deretić, l’un des personnages les plus insolents de toute la prose serbe. Mais ce solitaire excentrique n’est évidemment pas l’unique « original » dans l’univers littéraire de Petar Kočić. Sa riche galerie de portraits en contient bien d’autres parmi lesquels se distinguent en particulier deux personnages devenus de véritables emblèmes avec une forte charge symbolique : le truculent David Štrbac, et le fantasque Simeun Pejić, « le diacre du monastère de Gomjenica ». Autour de ce dernier personnage – sorte d’hybride serbe de Don Quichotte et de Tartarin de Tarascon – l’écrivain a composé un cycle de cinq nouvelles, qui possède les traits d’une véritable épopée comique. Plus complexe, plus impressionnant aussi, est David Štrbac, le pittoresque héro de la pièce satirique Le Blaireau devant le tribunal [Јазавац пред судом, 1904]. Curieuse symbiose de clown, de fou de village et de sage populaire, il impressionne à la fois par son apparence physique singulière que par ses facultés théâtrales extraordinaires. En profitant de toutes les possibilités offertes par cet original haut en couleurs et en usant de moyens littéraires adaptés, Kočić a réussi à composer une satire percutante et acerbe qui fait tomber tous les masques d’un empire hypocrite, la Monarchie austro-hongroise. En effet, grâce aux transformations habiles de David – tantôt naïf, primitif et même franchement sot, tantôt roublard, madré et farceur – l’auteur a mis en œuvre un puissant mécanisme parodico-satirique qui s’attaque avec force à tous les symboles de l’occupant : à son lourd et absurde système judiciaire, au gouvernement poltron mis en place à Sarajevo, aux représentants hautains de « l’administration impériale » dont la langue artificielle est tournée en dérision… Encouragé par l’immense succès du Blaireau, son œuvre majeure qui, jusqu’en 1911, sera rééditée sept fois, cette même année Kočić publie une nouvelle œuvre satirique, Sudanija [Judiciade], dans laquelle il revient au thème déjà exploité dans sa pièce dramatique. Mais, même si Judiciade rappelle l’immense talent de Kočić satiriste, ce récit railleur n’a ni l’unité, ni la fraîcheur ni la force de frappe du Blaireau. Justiciade fut le chant du cygne de Petar Kočić. Deux ans plus tard, l’écrivain sera atteint d’une grave maladie mentale et, au début de l’année 1914, transféré à l’hôpital psychiatrique de Belgrade. Il y restera jusqu’à son décès prématuré, le 27 août 1916. Ironie du sort, Petar Kočić ne verra donc pas, comme d’ailleurs la plupart des activistes de la « Jeune Bosnie », organisateurs de l’attentat de 1914, la libération de sa patrie et la disparition de l’Autriche-Hongrie contre laquelle il aura lutté toute sa vie. Mais si la maladie et une mort précoce ne lui ont pas permis de parachever son œuvre littéraire, elles ne l’ont pas empêché de léguer à la postérité quelques morceaux d’anthologie qui lui assurent une place importante dans la littérature nationale : celle d’un des nouvellistes serbes majeurs avant l’avènement d’Ivo Andrić. ♦ Etudes et articles en serbe. Todor Kruševac, Petar Kočić, Belgrade, Prosveta, 1951 ; Zbornik radova o Petru Kočiću [Recueil de travaux sur Petar Kočić], (Dir.) Dejan Đuričković, Sarajevo, Institut za jezik i književnost, 1979 ; Petar Kočić, danas [Petar Kočić, aujourd’hui], (Dir.) Rajko Kuzmanović, Banja Luka, Akademija nauka i umjetnosti Republike Srpske, 2009 ; Ivo Andrić, « Zemlja, ljudi i jezik » [La terre, les hommes, et la langue chez Petar Kočić], in Eseji i kritike [Essais et critiques], Svjetlost, Sarajevo, 1976, p. 181-182 ; Milan Budimir, « Kočićev mesijanizam » [Le messianisme de Kočić], in Naučna kritika komparativističkog smera [La critique scientifique de l’orientation comparatiste], Novi Sad, Matica srpska ; Belgrade, Institut za književnost i umetnost, 1983, p. 297–315. Milivoj Srebro |