La Grande Guerre marque un tournant majeur dans l’évolution des lettres serbes. Modernisme et symbolisme s’éteignent sur les champs dе batailles pour faire place à des mouvements directement issus de la guerre et qui représentent une réaction à l’ensemble de la civilisation contemporaine. L’ancien monde disparait dans l’abyssale épouvante de la guerre mondiale. Avec la disparition des écrivains, des écoles et mouvements littéraires, s’éteignent aussi certaines stratégies narratives et approches d’écriture, tout un ensemble convenu de thèmes, motifs et formes littéraires (ou atteignent à leur apogée). Le sonnet, notamment, dont le grand âge dans les lettres serbes aura été la belle époque et sa diction élégante, son ouverture à l’introspection et à l’irrationnel, disparait ainsi pour faire place au vers libre des avant-gardes de l’après-guerre.
Il convient avant tout de dire que dans les lettres serbes la Grande Guerre ne fait que s’enchaîner aux guerres balkaniques qui la précèdent. Les œuvres littéraires elles-mêmes y sont liées de manière inextricable. Dans le courant de la guerre, les lettres vont perdre plusieurs écrivains contemporains de premier ordre. La mort, au printemps 1914, du critique littéraire et historien des littératures Jovan Skerlić, professeur de l’Université de Belgrade et membre de l’Académie, véritable maître à penser de plusieurs générations d’hommes de lettres, précède de quelques mois seulement le début des hostilités. Son décès, à ce titre presque symbolique, marque la fin d’une époque. Durant la guerre, c’est toute une génération d’écrivains qui va disparaitre mais aussi une autre de naître et de s’affirmer.
Si, à l’époque – comme à l’heure actuelle d’ailleurs – l’identité culturelle et nationale serbe est une et indivisible, tel n’est pas le cas de l’appartenance politique ni territoriale des individus. Certains écrivains combattent pour la Serbie alors que d’autres sont sous le drapeau de l’Autriche-Hongrie. Milutin Bojić, Vladislav Petković Dis, Sima Pandurović, Milan Rakić, Branko Lazarević, Stevan Jakovljević, Stanislav Vinaver, Rastko Petrović, Rade Drainac, Bora Stanković, Milutin Uskoković, Dragiša Vasić, Stanislav Krakov, Dušan Srezojević, sujets du royaume de Serbie, se battent pour leur État. Plusieurs Dalmates catholiques et sujet autrichiens sont volontaires aux côtés des Serbes et Monténégrins, tels Ivo Ćipiko, Sibe Miličić ; Tin Ujević s’engage auprès de la Serbie, à Paris. Le vieux roi du Monténégro, Nikola Petrović Njegoš, souverain et poète, entre en guerre aux côté de la Serbie et de la Russie. Il finira sa vie en exil, à Antibes. Les Serbes de Bosnie meurent dans des hôpitaux où croupissent dans des prisons, tels Petar Kočić (mort à Belgrade en 1916), Aleksa Šantić, Ivo Andrić (respectivement emprisonnés à Mostar pour le premier, Maribor et Split pour le second) ; Dimitrije Mitrinović se trouve déjà à Londres où il développe sa philosophie idéaliste de la Nouvelle Europe. Les Serbes de Voïvodine se battent, pour le compte de l’Autriche-Hongrie, en Italie (Dušan Vasiljev), Galicie (Miloš Crnjanski), mais ceux qui le peuvent passent du côté serbe tels Veljko Petrović, Todor Manojlović, Jaša Tomić (combattants et correspondants de guerre). Bojić, Dis, Uskoković, porteurs majeurs des lettres modernes, meurent au cours de la guerre.
Les écrivains engagés du côté serbe suivent l'évolution du cours de la guerre : des premières victoires à Cer à l'année terrible de 1915 et le retrait à travers l'Albanie, aux années d'exil en France et jusqu'au front de Salonique et les victoires de 1918. Ils participent au retrait de 1915, connu sous le nom évocateur du « Golgotha albanais », et leurs œuvres respectives témoignent de cette épopée dramatique – Bojić (Плава гробница / Le Cimetière bleue), Dis (Ми чекамо цара / Nous attendons le Tsar, Недовршене песме / Poèmes inachevés), Rastko Petrović (Дан шести / Le Sixième jour), Vinaver (Ратни другови / Les Camarades de guerre). Crnjanski écrira son poème „Serbia“ à Corfou en souvenir de leurs camarades morts d'épuisement. Les Serbes qui servent sous le drapeau austro-hongrois composent eux aussi leurs œuvres sur le front ou dans les hôpitaux – Crnjanski (Дневник о Чарнојевићу / Le journal de Čarnojević), Vasiljev (Човек пева после рата / L'Homme chante après la guerre). Ces œuvres sont empreintes de lassitude et de nihilisme. Il existe un motif récurrent dans les œuvres des uns et des autres : alors que les soldats tombent sur les champs de bataille, la puissance occupante discrimine leurs parents et voisins. L’Autriche-Hongrie préside à la création de camps de concentrations pour la détention des Serbes, notamment en Bosnie (Bora Stanković a été retenu prisonnier dans le camp de Doboj). Par ailleurs, l’emprisonnement et l’occupation étrangère sont présents dans plusieurs œuvres de premier ordre (Ivo Andrić, Немири / Inquiétudes, Bora Stanković, Под окупацијом / Sous l’occupation) et s’inscrivent en continuation des thèmes et figures ébauchés par l’impressionniste et satiriste Petar Kočić (Црна кућа / La Maison noire, Јазавац пред судом / Le Blaireau devant le tribunal, Суданија / Le Procès(us)).
L'événement littéraire capital de ces années de guerre est la création, à Corfou, du journal littéraire Крфски забавник / Le Magazine de Corfou. Extension de Српске новине / Journal officiel créé en 1916, édité par le gouvernement en exil et dirigé par le philosophe et critique littéraire Branko Lazarević, ce journal va publier les plus grands noms de la scène littéraire serbe et yougoslave. Le volontaire du Banat Todor Manojlović publiera des dizaines de poèmes et d’essais de facture moderniste, des textes ayant très peu, voire aucun rapport immédiat à la guerre. Certains Dalmates y publient leurs œuvres capitales (Tin Ujević, Свакидашња јадиковка / La complainte quotidienne). Le Magazine de Corfou suit une ligne précise. L’éditorial (qui couvre un sujet d’actualité) est suivit de poèmes, de prose et d’essais, de critiques politiques et littéraires, de bibliographies de livres serbes ou traitant de la Serbie publiés en Grèce et en France, ainsi que d’une rubrique nécrologique. La traduction est abondamment présente, notamment d’auteurs qui se sont intéressés à la Serbie, depuis Voltaire aux écrivains et historiens contemporains ainsi que des traductions de philosophes allemands. Des auteurs étrangers, Tagore est le plus présent. Il avait donné une suite de conférences à Belgrade avant-guerre et suscitait depuis l’admiration et l’intérêt des intellectuels serbes. Le magazine couvrait aussi les beaux-arts.
Dans les années de l’après-guerre, plusieurs romans, écrits par les auteurs qui avaient participé aux combats, sont publiés à Belgrade. Hormis le roman lyrique de M. Crnjanski déjà évoqué, il convient de citer Црвене магле / Brouillards rouges (1921) de Dragiša Vasić et deux brefs romans de Stanislav Krakov : Кроз буру / A travers l’orage (1921) et Крила / Les Ailes (1922). Au court de la quatrième décennie du XXe siècle la production romanesque consacrée à la Grande Guerre s’enrichit considérablement. Parmi les romans parus, les plus importants sont sans aucun doute Покошено поље / Le Champs fauché (1934) de Branimir Ćosić dont la première partie traite de l’occupation de Belgrade, et Српска трилогија / La Trilogie serbe (1934-1937) de Stevan Jakovljević, large fresque épique qui fut le plus grand succès de librairie en Serbie avant la Deuxième Guerre mondiale. Toutefois, dans cette ample production romanesque, une place particulière revient au Дан шести / Le Sixième jour de Rastko Patrović, l’œuvre majeure de la Grande Guerre publiée à titre posthume en 1961. Inégalée à ce jour, roman polyphonique, cette ample fresque du retrait à travers l’espace dinarique est une œuvre littéraire d’avant-garde. Ce que Crnjanski parvient à démontrer dans le journal lyrico-associatif d’un soldat sujet de l’ennemi, Petrović l’expose, à travers une approche formelle semblable mais plus radicale et plus ample encore, dans l’épopée du retrait serbe à travers l’Albanie. Il y a une harmonie entre la peinture des grands mouvements sociaux contemporains et celle de la vie intérieure des héros. Le sujet en tant que tel n’est que le point de départ pour l’élaboration d’une introspection radicale, pour l’analyse et la mise en forme de thèmes récurrents et obsessionnels de héros avide d’une vie et d’un vécu authentique, au-delà du fait présent.
La Grande Guerre, l’un des événements majeurs de l’histoire serbe moderne, sera également une source d’inspiration féconde pour les écrivains appartenant à plusieurs générations ultérieures : elle est le sujet principal, entre autres, de la tétralogie romanesque de Dobrica Ćosić Време смрти / Le Temps de la mort (1972-1978), de la pièce dramatique Свети Георгије убива аждаху / Saint Georges tuant le dragon (1984) de Dušan Kovačević, du roman posthume de Stanislav Krakov Живот човека на Балкану / La Vie de l’homme dans les Balkans (1991) ou, encore, du roman / Велики рат / La Grande Guerre (2013) d’Aleksandar Gatalica.
Littérature : Jovan Skerlić, Istorija srpske književnosti [Histoire de la littérature serbe], Belgrade, 1914 ; Jovan Deretić, Istorija srpske književnosti [Histoire de la littérature serbe], Belgrade, 1983 ; Predrag Palavestra, Istorija moderne srpske književnosti [Histoire de la littérature serbe moderne], Belgrade, 1986 ; Gojko Tešić, Srpska književna avangarda (1902-1934) [L’avant-garde littéraire serbe], Belgrade, 2009.
Date de publication : juillet 2014
> Dossier spécial : la Grande Guerre
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