La littérature serbe contemporaine

Enquête : poésie

 

Réponses de Bojana Stojanović-Pantović

 

Stojanovic Pantovic B

Bojana Stojanović-Pantović

 

I. 1990 - 2000

1.

La dernière décennie du XXe siècle aura été l’une des périodes les plus tourmentées de l’histoire serbe et yougoslave contemporaine, une période marquée par des événements dramatiques aux conséquences tragiques : l’effondrement de la Yougoslavie, de longues années de guerre civile, le bombardement de la Serbie par les forces de l’OTAN… Dans quelle mesure et de quelle façon ces événements ont-ils pesé sur la littérature et sur son évolution au cours de cette décennie ?

Trente ans ou presque se sont écoulés depuis l’effondrement de l’ex-RSF de Yougoslavie, un peu moins depuis la fin des guerres qui ont ensanglanté ses peuples et le bombardement brutal de la République de Serbie par l’OTAN. Les citoyens et toute la société ressentent encore fortement les conséquences de ces événements dans les aspects-clés de l’existence mais aussi dans les domaines de la culture et de la littérature. Autrefois mutuellement liées, les littératures sud-slaves ou yougoslaves – et, parmi elles, la poésie – ont, dès les années 1990, lentement commencé à perdre les puissants liens qui les unissaient, se conformant à une politique nationale distincte et à la position d’États désormais indépendants, ce qui s’est nécessairement reflété dans leur politique culturelle d’édification d’une tradition et de canons littéraires et historiques propres. En Serbie, la littérature plus que tout autre art a pris sa part dans ce processus et s’est trouvée en position d’interroger sa propre identité nationale et sa défense. Son centre et sa périphérie ont ainsi opéré un rapprochement, mais toujours dans un rapport de tension : la littérature en Serbie proprement dite et celle dans les autres ex-républiques où des Serbes vivent et créent. L’aspiration à l’établissement de principes spirituels globaux, poétiques et historiques d’intégration a été posée comme question générale de la création tandis que l’aspiration à une inclusion dans les processus culturels européens de l’époque s’est trouvée quelque peu refoulée.

2.

Le contexte historique et social spécifique – dans lequel les rapports entre politique et esthétique se sont encore un peu plus tendus – a-t-il favorisé l’émergence de certaines formes de littérature dite « engagée ». Si oui, comment cet engagement littéraire s’est-il exprimé, et pour quels résultats sur le plan esthétique ?

Cette forme d’« engagement », modèle d’écriture naturel et spontané mais aussi, parfois, souhaité et imposé idéologiquement (qu’il vienne du côté dit national ou globaliste) était quasiment inévitable. Pour ce qui est de la poésie, ici, notre principal sujet d’intérêt, cet engagement a souvent repris le rôle qui avait été le sien à l’époque des mouvements nationaux romantiques, un rôle de réveil et d’évocation en se focalisant sur la tradition chrétienne et biblique. Ces « traits néo-classiques » ne sont toutefois pas spécifiques à la seule littérature serbe, ils caractérisent également les autres littératures régionales, voire est-européennes de la fin du XXe siècle. La recréation innovatrice de la tradition, entre autres, nationale chez un certain nombre de poètes (le recours, en particulier, au vers traditionnel et aux formes poétiques stables) coexiste parallèlement avec des démarches et une sensibilité prémodernistes, rétrogrades, maniéristes et anachroniques. On a également assisté à une certaine manipulation des thèmes éminemment spirituels et historiques (le serment ou le mythe du Kosovo, par exemple) qui furent réduits à de convaincantes opérations de marketing, ce qu’on pouvait tout autant rencontrer dans la prose commerciale d’une Ljiljana Habjanović-Đurović. Dans le même temps les critères de nombreuses maisons d’éditions, tant privées que d’État, cédèrent devant une commercialisation marquée de la parole poétique d’auteurs souvent sans renom, ce qui laissa l’impression qu’en Serbie publier un livre, justement, de poésie et d’en faire la promotion dans l’un des médias était des plus faciles.

3.

Avant 1990 la littérature serbe montrait un grand degré d’ouverture aux nouvelles tendances de la scène littéraire mondiale et, en particulier, européenne. Le contexte politique spécifique et la situation d’isolement dans laquelle la Serbie s’est trouvée à la fin du XXe siècle ont-ils influé sur une telle orientation (ouverture) de la littérature nationale ?

La réponse à cette question se rattache à ce qui précède. Dans de tels moments historiques, de crise, et aussi dans une situation où la poésie, partout dans le monde, a irrémédiablement cédé le pas à la prose ou est devenue ouvertement syncrétique, dépendante technologiquement des nouveaux médias, le courant vital de la poésie serbe – des classiques, de la génération moyenne jusqu’aux jeunes et très jeunes poètes et poétesses – est parvenu malgré certains vacillements et chutes à éviter de se perdre dans la poésie provinciale et populiste, et à demeurer en grande partie ouverte à la scène poétique européenne et mondiale actuelle ainsi qu’à la tradition ouest-européenne de la composition et de la réflexion. En ce sens la décennie 1990-2000 a justement vu la promotion substantielle du discours poétique serbe qui ne se rattache pas uniquement à l’écriture postmoderniste comme thème essentiel de la poésie et aux diverses formes d’intertextualité sur la base desquelles s’interprètent un tel texte, mais qui vise aussi, de façon très particulière, unique, à redonner un sens, une articulation aux expériences poétiques de l’individu et à la réalité à la fin du siècle dernier et au début du nouveau millénaire.

4.

Quels concepts poétiques caractérisent la poésie serbe à la fin du XXe siècle et en quoi se différencient-ils ?

J’ai déjà mentionné dans les réponses précédentes certains concepts poétiques qui ont un arrière-plan politique et idéologique. S’agissant de la poétique et de la poésie qui, de diverses manières, établissent un dialogue avec la tradition et la culture serbo-byzantines, on remarque une volonté de restaurer la continuité d’esprit, mais aussi de langue et de style, avec l’ancienne tradition serbe, d’avant Vuk Karadžić, qu’elle soit slavo-serbe, baroque, moyenâgeuse, ou celle du modernisme serbe du début du XXe siècle, voire même la pratique de création linguistique d’un Korder, d’un Nastasijević ou d’un Vinaver. Tout cela s’harmonisait parfaitement avec la thèse depuis longtemps exprimée par ce dernier sur le byzantisme, sensation existentielle intérieure et expérience du moi poétique et de la culture serbe, et pas simple fonction décorative. On peut parler également d’un fort renouveau du néo-symbolisme des années 60, et aussi de ce que certains critiques ont nommé transsymbolisme ; j’y ai vu pour ma part un « héritage du sumatrisme » articulé à travers les figures poétiques variées des années 90. Les projets linguistiques expérimentaux et néo-avant-gardistes qui survivent dans le postmodernisme vont particulièrement se renforcer après 2000 ainsi que la poésie féministe, sujet qui sera abordé plus en détail ultérieurement. À ce point il faut de même souligner les différents aspects de la poésie postmoderniste qui, en quelque sorte, se remarquait et s’acceptait plus difficilement en poésie que dans le roman. La suppression des traits  modernistes de l’innovation et de la négation au profit de la rénovation et d’une forme d’imitation, de pastiche, a influé sur l’inscription d’une écriture poétique propre dans certains courants traditionnels, serbes ou internationaux. Le statut du sujet lyrique ou de la figure devient flou, mou, et se dissocie en plusieurs modes différents. Il apparaît parfois en sujet poétique « itinérant » ou « nomade », ou aspire même à un nouveau positionnement. La stratégie du discours de l’expérience s’imbrique en permanence dans l’autothématisation de l’acte poétique, dans la focalisation sur l’histoire du texte poétique lui-même par le biais d’une sorte de palimpseste ou, plutôt, de niveaux intertextuels à travers lesquels le texte poétique acquiert toute sa signification culturologique, esthétique, et littéraire.

5.

Au cours des années 90, au demeurant comme lors des décennies précédentes, plusieurs générations d’écrivains coexistaient sur la scène littéraire serbe. Quels poètes ont imprimé la trace la plus profonde dans la littérature de cette décennie ?

La coexistence de diverses générations poétiques et d’individus au cours de cette décennie est quelque chose qui, au sens qualitatif, s’est rarement répété dans la poésie serbe. D’où la réelle difficulté de constituer une sélection rigoureuse. Les classiques de la poésie serbe, Stefan Raičković, Miodrag Pavlović, Jovan Hristić, Ivan V. Lalić, Aleksandar Ristović, Alek Vukadinović, Borislav Radović, parmi lesquels certains nous ont quittés entre-temps, ont joué un rôle exceptionnel dans l’articulation d’une autre sensibilité poétique. Celle-ci allait d’une thématique historique et culturelle (hellénique, romaine, slave, biblique) aux thèmes actuels tirés du quotidien de la guerre, de l’histoire et du vécu de l’individu, au questionnement intime et méditatif. Après l’incroyable succès de Pismo [L’Écriture] (1992) et de Četiri kanona [Quatre Canons] (1996) d’Ivan V. Lalić, la réputation et l’importance de la poésie de Milosav Tešić (1947) vont croissantes. Dans la lignée de ses précédents recueils Lalić utilise avec maestria les possibilités qu’offrent le sonnet, la stance, l’hexamètre, le tercet (L’Écriture) afin, dans Quatre Canons, dans une langue urbaine et un style parlé, de redonner vie au genre du canon dans la poésie serbe contemporaine. Milosav Tešić, avec un don exceptionnel pour la versification personnelle et la recherche au niveau de la langue, sur les pas de Lalić et poussant même un pas plus loin, revient à la culture et à l’histoire serbes des temps anciens et ressuscite ainsi d’une manière nouvelle les genres de la poésie liturgique. Novica Tadić (1949-2011) se tourne progressivement vers les thèmes de la confession quand Radmila Lazić, dès cette période, s’affirme comme le grand nom de la poésie féministe serbe. L’apport de Dragan Jovanović Danilov, de Živorad Nedeljković, de Vojislav Karanović, et de Saša Jelenković à cette période n’est ni mince ni négligeable. Ces poètes se distinguent par leur discours particulier, caractéristique de la mélancolie et leur démarche de spiritualisation métaphoriques des réalités grossières du monde, ce qui, dans un certain sens, les rattache à la poétique du sumatrisme de Miloš Crnjanski, et sur le plan formel de l’esthétique du palimpseste.

Lalic Pismo

Ivan V. Lalic : Pismo / Ecriture

6.

Selon vous, quels recueils de poésie ont « survécu » aux années 90 ? En quoi se distinguent-ils des autres, et en quoi ont-ils gardé leur intérêt et leur actualité pour le lecteur d’aujourd’hui ?

Les poètes et poétesses mentionnés ci-dessus, mais aussi quelques autres, ont produit leurs œuvres les meilleures, les plus matures au cours de cette décennie. Selon moi, et au plein sens du terme, ils n’ont pas été dépassés par la suite. Nous avons déjà cité les recueils de Lalić dont l’influence sur les poètes de la génération moyenne, mais aussi sur la plus jeune, fut énorme (sur Dejan Aleksić, par exemple). La quête de Dieu, expressément spirituelle, et même la dimension religieuse des textes de Lalić s’est certes exprimée comme testamentaire mais aussi comme une source intarissable d’aspirations poétiques dans un monde où l’homme contemporain a été confronté, d’un côté, à la machinerie vrombissante des bombardiers de l’OTAN, et, de l’autre, à l’autoritarisme politique, à la manipulation médiatique, à l’hypocrisie du pouvoir en place, à la perte totale de soutiens existentiels, à l’effondrement de l’État et de la famille, à la catastrophe que fut l’afflux de réfugiés, à l’écroulement personnel. Dans ce contexte j’attirerai l’attention sur le recueil insuffisamment remarqué de Mirjana Stefanović Pomračenje [Obscurcissement] (1996) qui, par sa mise à nu critique de l’anatomie et de la psychologie du « tueur domestique », met l’accent de manière suggestive sur une forme particulière de culture masculine et balkanique de la mort. De même, il faut examiner le recueil féministe, de Radmila Lazić Priče i druge pesme [Histoires et autres poèmes] (1998) dans lequel la poétesse se dresse contre l’institution du mariage et la distribution des rôles féminin-masculin définie de manière patriarcale. Témoignage émouvant sur les frustrations personnelles, les désirs érotiques et la maturation qui culminent dans la révolte de la poétesse et dans une certaine poétique de la transgression de l’héroïne de ce recueil. Milosav Tešić, déjà mentionné ici, nous livre dans Prelest severa, krug račanski, Dunavom [Charme du nord, le cercle de la Rača, sur le Danube] (1996) un manuscrit sur une poétique personnelle comme objet de composition. Le changement de sensibilité poétique et une communication avec le lecteur exceptionnelle de proximité marquent le recueil de D. J. Danilov Kuća Bahove muzike [La Maison de la musique de Bach] (1993) dont la version intégrale fut publiée en 1997. Ses vers insolites, et ses poèmes en prose sont portés par un pittoresque poétique nouveau qui repose sur l’héritage de Rimbaud, l’accumulation de surprenants assemblages et microensembles métaphoriques et sur les contrepoints de Bach ou, plus exactement, sur les lignes mélodiques et significatives de Schubert.

Il faut également mentionner ces recueils où l’aspiration au dépassement de la perception sensuelle personnelle s’imbrique dans l’aspiration à la reprise de conscience de l’acte même de création du texte. Les exemples les plus convaincants sont peut-être ici les recueils Živa rešetka [La Grille vivante] (1991) de Vojislav Karanović et Tumun i još 50 pesama [Tumun et 50 autres poèmes] (1999) de Živorad Nedeljković où, dans l’abîme qui bée entre le sujet et le monde, se file la métaphore de « la faim poétique ». Chaque forme narrative ou descriptive du poème se transforme en un document où l’écrivain se reflète.

Enfin, le recueil Ono što ostaje [Ce qui reste] (1993) de Saša Jelenković restaure avec noblesse le discours lyrique et le pathos dans la poésie serbe de la fin du XXe siècle. La voix lyrique met en garde : le réconfort des mots n’est qu’apparent, leur existence ne mène pas à une expérience positive mais toujours témoigne de la souffrance, du manque, de la non-appartenance, de l’inégalité éternelle avec soi. À l’opposé de ces tendances poétiques on trouve l’exceptionnel recueil de Srđan Valjarević (qui devait ensuite se confirmer excellent prosateur) Džo Frejzer i 49 pesama (+ 24) [Joe Frazier et 49 poèmes (+24)[1]] de 1992, à vrai dire de 1996 : dans une langue urbaine, parlée, simple, il parvient tout à la fois à poétiser et à traiter avec ironie le monde de l’expérience quotidienne incarné dans le mythe d’une famille bourgeoise moyenne.

  II. 2000 – 2016

7.

Le changement de régime politique en Serbie en 2000 coïncide avec le début d’un nouveau siècle. S’agissant de la littérature serbe, peut-on parler d’un nouveau début ? En d’autres termes, par rapport à la décennie précédente, des changements radicaux sont-ils survenus ?       

On attendait beaucoup, peut-être trop, des changements politiques survenus au début des nouveaux siècle et millénaire mais, dès les premières années, on comprit que les décennies à venir seraient celles où on solderait les comptes de la guerre, où se poursuivraient les pressions politiques exercées par la communauté internationale, où sévirait une crise des valeurs à la fois sociale et individuelle. Si nous parlons dudit « nouveau début de la littérature serbe », il aura fallu que survienne, entre autres, une scission au sein de l’Udruženje književnika Srbije, l’Association des écrivains serbes, une fracture entre celle existante et la nouvelle Srpsko knjiženo društvo, la Société littéraire serbe, qui avait pour objectif, non seulement la prise de distance avec le soutien apporté au régime de Slobodan Milošević, mais aussi la promotion de poétiques autres, nouvelles, et d’autorités dans les domaines de la prose et de la poésie. Pour ce qui est du fonctionnement de ces deux associations, les différences sont quasiment inexistantes ; en ce sens, tout comme dans l’Association, le membre « ordinaire » n’a constaté aucune amélioration. Vu de la perspective d’aujourd’hui, après des années de divergences, les deux associations collaborent sur certaines questions (avant tout la régularisation de la retraite des artistes libres) telles les manifestations internationales ou la participation à des jurys conjoncturels. On peut toutefois parler de conquête progressive de l’espace littéraire – institutionnel, mais aussi alternatif – par les poètes et poétesses, ceux nés après 1975 en particulier et, surtout, à la fin des années 1970 ; nombreux sont ceux qui, déjà, mènent une carrière internationale ou se sont dans une large mesure engagés dans cette voie.

8.

Selon vous, quelles sont les caractéristiques particulières de la poésie serbe au cours des années 2000-2016 sur les plans thématique, formel, et poétique ?

Les générations de poètes nés entre 1976 et 1986 parlent fréquemment d’une « troisième avant-garde » comme le dit explicitement l’anthologie de Vladimir Stojnić Prostori i figure [Espaces et figures] (2012) sous-entendant par là des principes poétiques variés et une présence dans la littérature différente de celle des générations précédentes. Avant toute chose s’envisagent là une forme d’association alternative et une action sur les sites et petits cercles poétiques, et donc l’influence de l’École d’écriture créative de la théoricienne Dubravka Đurić. Allusion est aussi faite à l’activation de l’expérience syncrétique de la (néo-)avant-garde mais aussi au corps « contemporain », signe de l’individualité avec toutes ses « extensions, applications, et transgressions » (Marijan Čakarević). En un mot, le besoin existe en permanence d’examiner sa propre pratique poétique de manière théorique et discursive et d’entretenir un rapport critique prononcé au contexte national, politique, social de l’État serbe composante du « village global ».

Stojnic prostori i figure

Vladimir Stojnić : Prostori i figure / Espaces et figures

9.

Les quinze dernières années ont vu apparaître une vague de nouveaux poètes dans la littérature serbe. Qui citeriez-vous en particulier ? En quoi se différencient-ils des écrivains qui s’étaient affirmés au cours des années 90 ?

Comme le dit Dragana Mladenović (1977), l’une des poétesses les plus en vue de cette période, la différence la plus essentielle par rapport aux poètes des années 90 réside peut-être dans le positionnement de la poésie à l’égard de l’idéologie (nationaliste) dominante, dans la prise de conscience qu’un poème est un message engagé et non une image subliminale. On ne peut bien sûr pas dire que cette révolte est semblablement présente chez tous les auteurs, ni que tous utilisent dans leur poésie les mêmes moyens poétiques. Milena Marković (1974), par exemple, recourt au parler extrême des groupes de la sous-culture et au juron comme claque infligée aux normes existantes et au goût social académique. Petar Matović (1978) déploie peut-être la plus belle palette de dons poétiques : sens du lyrique, forme particulière des cadres poétiques, narratif poétique, don polémique, et poésie engagée. Nikola Živanović (1979) est intéressant lui aussi : ce poète, de manière convaincante, transforme diverses différences littéraires en mythologie personnelle. Il ne faut surtout pas oublier Ana Ristović (1972) qui s’était déjà affirmée au cours de la période précédente, ni Dejan Aleksić (1972) qui, jeune poète le plus remarqué du vers traditionnel, a opéré un virage convaincant vers les formes libres. Zvonko Karanović (1959) a composé ses meilleurs recueils pendant la dernière décennie avec pour source d’inspiration le cinéma et les médias visuels.

10.

Quels recueils de poésie publiés entre 2000 et 2016 recommanderiez-vous à l’attention des éditeurs et traducteurs français, et pourquoi ?

Voici une proposition qui n’est jamais qu’une proposition parmi d’autres possibles : Oko nule [Vers zéro] (2006) d’Ana Ristović qui se distingue par son ironie raffinée, son érotisme, et la dimension multiculturelle de l’image de soi et de l’autre. Par sa modification constante des points de vue narratifs, Rodbina [La Famille] (2010) de Dragana Mladenović témoigne des conséquences terribles des souffrances engendrées par la guerre dans une famille mixte serbo-bosniaque. Pas koji je pojeo sunce [Le chien qui a mangé le soleil] (2001) de Milena Marković a attiré l’attention par sa démarche particulière où se substitue au moi poétique une mentalité posttraumatique caractéristique. Koferi Džima Džarmuša [Les Valises de Jim Jarmusch] (2009) de Petar Matović thématise par une langue poétique convaincante les différences qui marquent l’existence dans les « petites villes » et dans une mégapole. D’un autre côté, le recueil Sobna mitologija [Mythologie de la chambre] (2003) de Dejan Aleksić est remarquable par son éloge de l’indicible et son interrogation constante de la proximité entre le discours et le mutisme. La symbolique de la chambre vide est importante aussi dans le recueil Astapovo (2009) de Nikola Živanović dans lequel se croisent habilement diverses formes du vers qui servent de fondement à l’écho émotionnel de délicates sensations psychiques.

Markovic Milena

Milena Marković

11.

Nous vivons à l'heure de l'Internet et de la « civilisation numérique ». Selon vous, l'apparition des réseaux sociaux a-t-elle accéléré la formation de nouveaux cadres formels pour la création littéraire ?

La poésie conservée et nourrie sur Internet et dans les réseaux sociaux a toutefois sa durée de vie, du fait même de la nature de ces médias car, après un certain laps de temps toutes ces informations sont effacées. Chacune de nos publications sur Internet est d’ailleurs écrite pour tout le monde, donc pour personne, et renforce en nous le sentiment douteux, erroné que nous établissons une communication, un dialogue entre l’individu et le cosmos, à savoir le monde entier. Quand, sans nous y attendre, nous découvrons notre nom, ou notre texte, quelque part dans le monde virtuel, nous envahit une immense fierté car nous sommes en quelque sorte « globalement » présent, indépendamment de la langue dans laquelle nous écrivons. Et tout semble alors s’effondrer, mettre hors de portée ce qui est essentiel pour la poésie : le fait qu’elle s’exprime par l’intermédiaire d’une langue nationale.

12.

Ladite « culture mass médiatique » est en pleine expansion en Serbie : on tient de plus en plus les œuvres littéraires et, plus généralement, artistiques comme de simples marchandises dont la valeur s’estime selon les critères du marché et du profit. De quelle manière et dans quelle mesure les phénomènes cités influent-ils sur la littérature serbe contemporaine, sur son évolution, sur son statut dans le cadre de la culture nationale, et sur sa réception ?

La dernière décennie a vu se réduire de manière drastique la publication de recueils de poésie partout dans le monde et aussi en Serbie, du fait des nouvelles conditions du marché qui impose l’édition d’une prose populaire et commerciale de tous genres. Les traits de la culture contemporaine, postsocialiste, comme le fait observer le théoricien Boris Groys, sont ouverture du marché, culture nationale répressive, culture dite des « célébrités », domination du terrorisme des mass médias ; en ce sens, si on considère la politique culturelle du siècle dernier, l’époque actuelle est en quelque sorte régressive, tournée vers le divertissement et la distraction. D’un autre côté, la poésie et les Belles Lettres dans leur ensemble doivent jusqu’à un certain point demeurer élitistes, au sens où leur lecteur doit répondre à certaines conditions préalables afin d’y trouver vraiment de l’intérêt. Si vous consultez certaines enquêtes dont les médias nous inondent de plus en plus, 40 % de la population en Serbie n’éprouvent aucun besoin de contenus culturels quels qu’ils soient, et 20 % en tout et pour tout, principalement des femmes, suivent la production littéraire.

Le système erroné, de monopole, des prix littéraires contribue au piètre statut de la littérature et, surtout, de la poésie en Serbie. Il n’existe pas de manières suffisamment attractives pour promouvoir les livres de poésie. L’acte adéquat de lecture et d’interprétation suit de moins en moins la consommation de la parole poétique, ou cet acte est alors extrêmement polarisé politiquement. D’où son adaptation de plus en plus à la culture dite du blog où tout critique, en exposant son point de vue, doit d’abord attirer les lecteurs. Je pense néanmoins sans doute impossible de répondre à cette question dans les catégories d’une vision générale, globale, mais en dirigeant notre attention vers un lecteur individuel et ses besoins littéraires qui ne sont surtout pas à négliger, même s’il semble peut-être qu’il n’en soit pas ainsi.



[1] Traduction et avant-propos de Jean Descat, Monaco, Rocher, 1998, 173 p.

Traduit du serbe par Alain Cappon


Date de publication : mai 2017


> Enquête : La littérature serbe contemporaine

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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