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LA LITTERATURE SERBE CONTEMPORAINE : 1990-2016 ENQUÊTE
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♦ SOMMAIRE ♦ |
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1. ♦ LE QUESTIONNAIRE ♦ Traduit par Alain Cappon |
I. 1990 – 2000 1. La dernière décennie du XXe siècle aura été l’une des périodes les plus tourmentées de l’histoire serbe et yougoslave contemporaine, une période marquée par des événements dramatiques aux conséquences tragiques : l’effondrement de la Yougoslavie, de longues années de guerre civile, le bombardement de la Serbie par les forces de l’OTAN… Dans quelle mesure et de quelle façon ces événements ont-ils pesé sur la littérature et sur son évolution au cours de cette décennie ? 2. Le contexte historique et social spécifique – dans lequel les rapports entre politique et esthétique se sont encore un peu plus tendus – a-t-il favorisé l’émergence de certaines formes de littérature dite « engagée ». Si oui, comment cet engagement littéraire s’est-il exprimé, et pour quels résultats sur le plan esthétique ? 3. Avant 1990 la littérature serbe montrait un grand degré d’ouverture aux nouvelles tendances de la scène littéraire mondiale et, en particulier, européenne. Le contexte politique spécifique et la situation d’isolement dans laquelle la Serbie s’est trouvée à la fin du XXe siècle ont-ils influé sur une telle orientation (ouverture) de la littérature nationale ? * On entend fréquemment exprimer l’opinion que le postmodernisme – qui compta un grand nombre d’adeptes parmi les écrivains qui se révélèrent dans les années 1980 – aura été l’une des grandes orientations poétiques de la prose serbe au cours des années 1990. Partagez-vous ce point de vue ? Quelles similitudes et quelles différences caractérisent les œuvres postmodernes qui ont vu le jour avant et après 1990 ? 4. Quels concepts poétiques caractérisent la poésie et la prose (nouvelle et roman) serbes à la fin du XXe siècle et en quoi se différencient-elles ? 5. Au cours des années 1990, au demeurant comme lors des décennies précédentes, plusieurs générations d’écrivains coexistaient sur la scène littéraire serbe. Quels poètes, nouvellistes, et romanciers ont imprimé la trace la plus profonde dans la poésie et la prose de cette décennie ? 6. Selon vous, quels recueils de poésie et quels ouvrages de prose ont « survécu » aux années 1990 ? En quoi se distinguent-ils des autres, et en quoi ont-ils gardé leur intérêt et leur actualité pour le lecteur d’aujourd’hui ? II. 2000-2016 7. Le changement de régime politique en Serbie en 2000 coïncide avec le début d’un nouveau siècle. S’agissant de la littérature serbe, peut-on parler d’un nouveau début ? En d’autres termes, par rapport à la décennie précédente, des changements radicaux sont-ils survenus ? 8. Selon vous, quelles sont les caractéristiques particulières de la poésie et de la prose – nouvelles et romans – serbes au cours des années 2000-2016 sur les plans thématique, formel, et poétique ? 9. Les quinze dernières années ont vu apparaître une vague de nouveaux poètes et romanciers dans la littérature serbe. Qui citeriez-vous en particulier ? En quoi se différencient-ils des écrivains qui s’étaient affirmés au cours des années 90 ? 10. Quels livres – recueils de poésie ou de nouvelles, et romans – publiés entre 2000 et 2016 recommanderiez-vous à l’attention des éditeurs et traducteurs français, et pourquoi ? 11. Nous vivons à l'heure de l'Internet et de la « civilisation numérique ». Selon vous, l'apparition des réseaux sociaux a-t-elle accéléré la formation de nouveaux cadres formels pour la création littéraire ? 12. Ladite « culture mass médiatique » est en pleine expansion en Serbie : on tient de plus en plus les œuvres littéraires et, plus généralement, artistiques comme de simples marchandises dont la valeur s’estime selon les critères du marché et du profit. De quelle manière et dans quelle mesure les phénomènes cités influent-ils sur la littérature serbe contemporaine, sur son évolution, sur son statut dans le cadre de la culture nationale, et sur sa réception ? |
2. ♦ POÉSIE ♦ Textes traduits par Alain Cappon |
Réponses de Bojana Stojanović - Pantović 1. Trente ans ou presque se sont écoulés depuis l’effondrement de l’ex-RSF de Yougoslavie, un peu moins depuis la fin des guerres qui ont ensanglanté ses peuples et le bombardement brutal de la République de Serbie par l’OTAN. Les citoyens et toute la société ressentent encore fortement les conséquences de ces événements dans les aspects-clés de l’existence mais aussi dans les domaines de la culture et de la littérature. Autrefois mutuellement liées, les littératures sud-slaves ou yougoslaves – et, parmi elles, la poésie – ont, dès les années 90, lentement commencé à perdre les puissants liens qui les unissaient, se conformant à une politique nationale distincte et à la position d’États désormais indépendants, ce qui s’est nécessairement reflété dans leur politique culturelle d’édification d’une tradition et de canons littéraires et historiques propres. En Serbie, la littérature plus que tout autre art a pris sa part dans ce processus et s’est trouvée en position d’interroger sa propre identité nationale et sa défense. […] 2. Cette forme d’« engagement », modèle d’écriture naturel et spontané mais aussi, parfois, souhaité et imposé idéologiquement (qu’il vienne du côté dit national ou globaliste) était quasiment inévitable. Pour ce qui est de la poésie, cet engagement a souvent repris le rôle qui avait été le sien à l’époque des mouvements nationaux romantiques, un rôle de réveil et d’évocation en se focalisant sur la tradition chrétienne et biblique. Ces « traits néo-classiques » ne sont toutefois pas spécifiques à la seule littérature serbe, ils caractérisent également les autres littératures régionales, voire est-européennes de la fin du XXe siècle. La recréation innovatrice de la tradition, entre autres, nationale chez un certain nombre de poètes (le recours, en particulier, au vers traditionnel et aux formes poétiques stables) coexiste parallèlement avec des démarches et une sensibilité prémodernistes, rétrogrades, maniéristes et anachroniques. On a également assisté à une certaine manipulation des thèmes éminemment spirituels et historiques (le mythe du Kosovo, par exemple) qui furent réduits à de convaincantes opérations de marketing. […] 3. La réponse à cette question se rattache à ce qui précède. Dans de tels moments historiques, de crise, et aussi dans une situation où la poésie, partout dans le monde, a irrémédiablement cédé le pas à la prose ou est devenue ouvertement syncrétique, dépendante technologiquement des nouveaux médias, le courant vital de la poésie serbe – des classiques, de la génération moyenne jusqu’aux jeunes et très jeunes poètes et poétesses – est parvenu malgré certains vacillements et chutes à éviter de se perdre dans la poésie provinciale et populiste, et à demeurer en grande partie ouverte à la scène poétique européenne et mondiale actuelle ainsi qu’à la tradition ouest-européenne de la composition et de la réflexion. > Texte intégral < * 4. La scène poétique serbe de la fin du XXe siècle se caractérise par sa véritable diversité. Enumérer toutes les tendances qui la distinguent serait sans doute difficile mais il serait possible d’en détacher les plus manifestes et les plus importantes. Vu sous cet angle, il faut souligner la poésie tournée vers l’Histoire, la culture, et les traditions nationales auxquelles, pour s’élaborer, elle a emprunté les modèles de forme et de contenu. Puis la poésie de l’escapisme esthétisé dans laquelle se reconnaissent deux courants, le premier, métaphysique, le second, plus vériste. Ensuite la poésie qui cultive de manière appuyée la préservation de l’héritage (néo-)symboliste et (néo-)avant-gardiste et le développement de la sensibilité postmoderniste. Et, enfin, la poésie féministe qui s’est développée sur le principe d’une écriture féminine. 5. Ivan V. Lalić, l’un des poètes majeurs de l’orientation néo-symboliste. Sa poésie tout entière établit un dialogue lyrique avec la tradition (nationale, byzantine, antique) et une réflexion sur la poésie elle-même, de ses caractéristiques substantielles à celles formelles. Novica Tadić, le poète de l’imagination fantasmagorique et de l’angoisse métaphysique. Radmila Lazić, une poétesse féministe qui bâtit sa poésie sur une mise à nu ironique et satirique des rapports homme-femme. Dragan Jovanović Danilov dont la poésie se distingue par son esthétisme et son escapisme, son pathos poétique et sa sensibilité lyrique expressive. Vojislav Karanović, qui croise l’héritage (néo-)symboliste, les vibrations métaphysiques, et les tendances postmodernistes. 6. Les recueils Pismo [L’Écriture] (1992) et Četiri kanona [Quatre Canons] (1996) d’Ivan Lalić représentent la poésie de sensibilité néo-symboliste, d’une expression poétique cultivée avec élégance, d’une intertextualité complexe imprégnée d’esprit et de métaphysique. Kuća Bahove muzike [La Maison de la musique de Bach] (1993-1995) de Dragan Jovanović Danilov est un triptyque poétique dans lequel le mysticisme du poète se mêle à la louange chantée de l’absolue puissance de l’imagination et de l’exaltation poétiques. Prelest severa, krug račanski, Dunavom [Le Charme du nord, le cercle de la Rača, sur le Danube] (1996) de Milosav Tesić est un recueil qui renouvelle les pratiques du vers traditionnel, de l’artisme et de la métrique dans le contexte de la sensibilité postmoderne. […] > Texte intégral < * 7. La communauté yougoslave, son identité, la portée d'une telle conscience de soi n'existe plus : on est et on chante sur les ruines. Les centres urbains post-yougoslaves véhiculent des identités incertaines, postmodernes. Seule certitude : il reste la langue et la façon dont on peut en user. Le seul changement radical apparent est là : on s’essouffle du lyrisme, on devient plus analytique. 8. Le lexique est plus sec, l’émotion plus contrôlée. Les poètes de la nouvelle génération remettent en cause langage et idées reçues. Leurs recueils reposent le plus souvent sur des cycles où les poètes épuisent les portées sémantiques diverses de leurs énumérations (Jasna Ani, Nikola Živanović, Petar Matović, Marjan Čakarević...). C’est, sur les plans formel et thématique, l’inverse exact des envolées baroques de Danilov dans la décennie précédente. Peu ou pas de métaphores, de symboles, de comparaisons. Deux éditeurs de première importance émergent : « Povelja » de Kraljevo et « Kulturni centar Novog Sada » de Novi Sad, auxquels s’ajoute « Treći trg » de Belgrade. La nouvelle décennie voit aussi l’effondrement des périodiques qui, dernièrement, sont de plus en plus remplacés par des sites internet tels Agon, Spektator, Hiperboreja, Rez (sauf pour les revues tenaces telles Polja, Gradina, Povelja et le vénérable Letopis Matice srpske (le plus ancien mensuel littéraire européen à la continuité ininterrompue, fondé en 1826). Une anthologie qui se veut de référence : Prostor i figure [Espace et figures] de Vladimir Stojnić (2012). […] > Texte intégral < * 9. Je m’efforcerai de mentionner ici quelques poètes/poétesses dont les pratiques reflètent l’étendue des recherches créatrices dans le cadre de cette nouvelle vague. Dans un tel éventail il faut d’abord mentionner les poétiques d’origine néo-avant-gardiste. Dans la poésie d’Uroš Kotlajić les images néo-surréalistes expriment un sujet dynamique discursivement irréductible, souvent spécifique par son aspiration à articuler avec des mots les manques qui, paradoxalement, le constituent. Dans ce qui est présentement son dernier recueil, Takk (2015), Vladimir Vukomanović s’appuie en partie sur la pratique néo-surréaliste, combinant des contenus psycho-empiriques dynamiques et un intérêt pour la diversité de la forme et de l’expression. Dans une « clé » néo-avant-gardiste quelque peu plus radicale se réalisent dans le tout premier recueil de Bojan Marković Riba koja je progutala svet [Le poisons qui a avalé le monde] (2013) une extension formelle spécifique et une liberté d’associations ludique. Sont également de sensibilité néo-avant-gardiste les recueils déjà anciens de Marjan Čakarević, sauf que leur trame poétique n’est pas néo-surréaliste mais avant tout expérimentale et conceptuelle… L’auteur représentatif de telles pratiques est Petar Matović qui, par une poésie qui mêle description et confession, embrasse un large spectre de thèmes, de la sphère privée à la politique. […] 10. Au premier plan se trouvent ici les recueils des poètes et poétesses nés après 1976. Tamara Šuškić, Road and Family Songs (2012) : recueil poétique spécifique pour son sujet éthéré, hautement sensible qui façonne un monde de héros lyriques, mélancoliques, et inconsistants… Ana Seferović, Zvezda od prah-šećera [L’Étoile de sucre en poudre] (2012) : recueil intéressant dans lequel se réalise une identité féminine à la fois dynamique et fragile. Anja Marković, Kowloon : par des métaphores dosées s’expriment dans les poèmes de ce recueil les sentiments nés de diverses terreurs, expériences physiques, et rencontres sensibles du sujet et du monde. […] Petar Matović, Odakle dolaze dabrovi [D’où viennent les castors] (2013) : recueil qui se rattache à l’expression mainstream des poètes serbes modernistes tels Ivan V. Lalić et Borislav Radović… Marjan Čakarević, Sistem [Système] (2011) : bien qu’il ait ensuite publié plusieurs recueils qui furent remarqués, il faut revenir sur cette expérience où Čakarević présente au fond une parabole dispersive et fragmentée sur le système linguistique mais aussi sur n’importe quel système. […] > Texte intégral < * 11. Peut-être qu’à l’avenir chaque poète aura sa page internet et, de ce fait, la possibilité de poursuivre son existence poétique dans l’espace virtuel même après son décès. Si je devais opter pour le grand avantage que présente Internet, ce serait alors cette existence virtuelle après la mort effective qui fait en sorte que l’œuvre sur le site d’un poète, après sa disparition, préserve sa pensée et son existence poétique. 12. […] Si on compare les tableaux qui montrent la dernière décennie du XXe siècle et le début de celui-ci encore plus ouvert au marché, on remarquera des changements significatifs, d’abord dans la politique de l’édition, puis dans la politique éditoriale, et ensuite à tous les autres niveaux… Les conclusions sont déroutantes : on achète peu de livres, on lit peu de livres. Ce qui ne saurait satisfaire ni l’éditeur, ni le libraire, ni le bibliothécaire. Sans parler du poète. Sur le marché, il me semble qu’il n’y a plus de place pour l’illusion. Il a ses lois, ses règles, souvent inconnues ou insuffisamment respectées. On s’interroge : les auteurs, ou les rares lecteurs, sont-ils les seuls à se bercer de l’illusion que la littérature est quelque chose de différent, de plus supplétif, de plus essentiel que ce vers quoi on s’achemine toujours plus, la recherche du profit et le bruit impitoyable du tiroir-caisse ? […] > Texte intégral < |
3. ♦ PROSE : NOUVELLE & ROMAN ♦ Textes traduits par Alain Cappon |
Réponses de Stojan Djordjić 1. Je décrirai comme suit la situation de la vie littéraire au cours des années 90. Le déchaînement des guerres civiles apporta un démenti grossier à tous les processus évolutifs majeurs et à toutes les réalisations de la littérature serbe au cours des décennies précédentes : émancipation des mouvements et programmes idéologiques et politiques, puissant message anti-guerre dans le traitement des thèmes de la guerre, projection littéraire de rapports plus humains, sociaux et interpersonnels, intégration dans les courants évolutifs de la littérature européenne et mondiale, haute portée artistique de la production littéraire, innovations nombreuses et fécondes dans le domaine de la forme, diversité et exubérance de l’articulation linguistique, etc. La réalité de la guerre a tout rejeté au second plan, et de ce choc s’en sont ensuivies d’autres conséquences, très évidentes dans la vie littéraire : diminution de la production, chute des tirages, baisse du nombre des traductions, chute du renom et du rôle social de la littérature mise en retrait de la vie publique, affaiblissement de la situation matérielle de l’écrivain. Et pour couronner le tout, un coup lui a été asséné de l’étranger : l’élimination des écrivains serbes de la scène internationale suite à l’anathème généralisé alors lancé dans les médias contre le peuple serbe. […] 2. Je l’ai dit, la littérature serbe n’a pas reculé sous les coups et les pressions de l’instant ni cédé ; l’évolution littéraire s’est poursuivie, répondant à ses propres impulsions. Et, ainsi, il n’y a eu ni « littérature engagée » ni nouvelle littérature de guerre même si l’Histoire, pour la énième fois, a imposé ce thème comme étant le plus actuel. Les écrivains serbes n’ont pas ramassé le gant et écrit sur les nouvelles guerres, ce, à l’exception d’un seul : Vidosav Stefanović. […] 3. […] Le contact direct de la littérature serbe avec celles étrangères s’est affaibli au cours des années 90 par la force des circonstances. Nous ne disposons pas de données complètes sur les contacts immédiats entre écrivains de Serbie et ceux des autres pays européens pendant cette période mais nombreux sont les exemples qui montrent que ces contacts se maintinrent malgré tout du fait d’une autre circonstance : dans les flots de réfugiés qui partirent à l’Ouest se trouvaient également des écrivains. Nombre d’auteurs serbes qui vivaient tant en Serbie proprement dite que dans d’autres républiques de l’ex-Yougoslavie, partirent à l’étranger, surtout au Canada (David Albahari, Vladimir Tasić, Ž. Mladenović), en Autriche (Slavko Lebedinski, Boško Tomašević), en Allemagne (Stevan Tontić), en Norvège (Veselin Marković), en France (V. Stevanović) ; d’autres s’établirent en Angleterre et en Espagne. Ils ne cessèrent pas d’écrire, beaucoup publièrent ici et là-bas, mais aucun ne s’affirma réellement à l’étranger. […] > Texte intégral < * Oui, je partage ce point de vue. Le postmodernisme a dans une large mesure élargi l’horizon de la littérature serbe de la fin du siècle dernier, il l’a rendue plus frondeuse, plus spirituelle, et moins conventionnelle que celle que nous considérons aujourd’hui comme classique ou, d’un autre point de vue, comme moderniste. […] Pour parler sans ambiguïté, le postmodernisme a produit une jolie, une joyeuse pagaille, le monde a été retourné comme un gant, le trop grand sérieux, la grande pureté du discours littéraire se sont relâchés. La métafiction historiographique a mis à nu les grandes narrations prétentieuses, apodictiques, et au terme d’une histoire maussade, il n’est plus resté à l’homme qu’à se moquer du néant, ce qui s’est transformé en une figure d’hédonisme railleur, postapocalyptique. Tout s’en était allé à vau-l’eau, mieux valait en rire qu’en pleurer, l’humour permettant quand même de supporter le monde plus aisément. […] 4. Il s’agit ici avant tout d’indications plutôt que de styles clairs et achevés. Je citerai d’abord le paradigme de l’outsider dont l’attractivité ne se dément pas, le monde regorgeant de marginaux impatients d’être décrits. Vient ensuite la littérature selfie, « rien n’est aussi passionnant que mon cas », la première personne du singulier qui, sans aucune distanciation ni stylisation, donne dans la confession plus ou moins brutale, plus ou moins sincère. Puis l’autofiction (« Je ne parle pas de moi, mais j’ai pour point de départ ma propre vision du monde »). Vient ensuite le récit tiré de l’Histoire immédiate ou lointaine, guerres incluses, les bombardements, l’inflation, le départ pour un autre pays, le séjour dans cet autre pays, le retour. Et, naturellement, le menu réalisme. Il perdure telle une forme chronique, jamais vraiment dépassée de l’élaboration littéraire, parfois à très juste raison, parfois davantage comme inertie + convention, cette inertie-convention qui favorise « l’imitation de la vie ». Il faut enfin ajouter une importante littérature de genre qui ne va aucunement au-delà des limites qu’elle s’impose… 5. Radoslav Petković, David Albahari, Svetislav Basara, Dragan Velikić, Goran Petrović, Vladimir Pištalo, Vladan Matijević, Vladimir Tasić. Ce sont là des auteurs confirmés et récompensés à de multiples reprises dont l’œuvre est traduite à l’étranger. 6. Radoslav Petković, Sudbina i komentari [Destin et commentaires] ; David Albahari, Mamac [L’Appât] et Snežni čovek [L’Homme de neige] ; Svetislav Basara, Fama o biciklistima [Rumeur sur les cyclistes] ; Dragan Velikić, Islednik [L’Enquêteur] ; Goran Petrović, Opsada crkve Sv. Spasa [Le siège de l’église du Saint-Sauveur] ; Vladimir Pištalo, Tesla, portret među maskama [Tesla, portrait au milieu des masques] ; Vladan Matijević, Pisac izdaleka [L’écrivain vu de loin] ; Vladimir Tasić, Kiša i hartija [La pluie et le papier]. […] > Texte intégral < * 7. Il semble que le XXe siècle s’achevant, le temps de la domination de la poétique postmoderne dans la prose ait pris fin de façon presque simultanée. Quoiqu’elle survive chez certains auteurs orientés à l’extrême vers ledit « courant fort » du postmodernisme tels Đorđe Pisarev, Franja Petrović, et Laslo Blašković, de nombreux écrivains ont « adouci » leur écriture postmoderne par l’introduction d’éléments propres aux romans réaliste, noir, d’horreurs, ou d’amour, etc. 8. L’éclectisme de la littérature serbe, la difficulté de définir avec clarté tout genre ou direction clairement profilés semblent se prolonger au cours des deux dernières décennies. On traite le plus souvent des traumatismes des années 90, mais on flirte parallèlement avec des lecteurs aux intérêts divers, amateurs de romans noir, de science-fiction, d’horreurs, ou d’amour. On écrit souvent aussi de la métaphysique historique ainsi que des livres ayant une trame autobiographique ou biographique, et on remarque de plus en plus la présence d’auteurs pour qui la sensibilité urbaine importe et qui décrivent l’expérience de la vie citadine. Une pléiade d’auteurs émigrés et qui écrivent de l’étranger apparaît également. L’introduction dans la littérature de tendances à la mode se remarque aussi et, à une époque, on a vu affluer des textes sur le Kosovo, la yougo-nostalgie, ou, par exemple, sur Crnjanski lors de la célébration de l’anniversaire de sa naissance, ou encore à l’occasion de la commémoration du centième anniversaire du début de la Première Guerre mondiale ou des événements de ce conflit. 9. Des écrivains dont la voix impressionne, j’en citerai quelques-uns : bien qu’il publie depuis les années 90, Vladan Matijević ne se signale à l’attention générale qu’en 2000 quand il obtient le prix Ivo Andrić, puis en 2003 quand il décroche le prix NIN. Écrivain au style travaillé, à l’expression ample, il marie avec succès l’expérience du postmodernisme et du réalisme sans ruptures perceptibles. Des prosateurs de la génération moyenne il faut quand même citer (dans un ordre arbitraire) Slobodan Tišma, Zvonko Karanović, Igor Marojević, Zoran Đurić, Laslo Blašković, Saša Ilić, Srđan Tešin, Vule Žurić, Nenad Jovanović, Vladimir Kecmanović, Nikola Malović, Enes Halilović, Slobodan Vladušić, Uglješa Šajtinac, Mića Vujić, Ivan Antić… Ljubica Arsić est sans conteste l’auteure la plus éminente de la littérature serbe. Ses romans et nouvelles ont modifié le discours littéraire de l’écriture féminine en la dissociant par les thèmes et le style de l’écriture masculine dominante. […] De la nouvelle génération d’écrivains, Srđan Srđić s’est montré le plus talentueux de la deuxième décennie du XXIe siècle avec son roman Mrtvo polje [Le Champ mort] et son recueil de nouvelles Espirando. […] > Texte intégral < * 1. Svetislav Basara : Uspon i pad Parkinsonove bolesti [Grandeur et décadence de la maladie de Parkinson] (2006). La réception positive de ce roman n’est pas un « prix de consolation » pour l’absence d’une réception semblable pour Fama o biciklistima [Rumeur sur les cyclistes] mais la reconnaissance de la fidélité aux traits poétiques antérieurs, de leur développement et de l’adaptation des cadres postmodernistes sclérosés aux nouveaux espace et temps. 2. Vladimir Pištalo : Tesla, portret među maskama [Tesla, portrait au milieu des masques] (2008). Entre l’histoire d’un individu de premier plan et du collectif, ce roman qui est aussi chronique et biographie d’un individu et d’une époque pose fermement cette question : dans quelle mesure et dans quelles circonstances une histoire personnelle peut-elle se trouver à l’intérieur d’un moment historique ? 3. Srđan Srdić : Mrtvo polje [Le Champ mort] (2010). Réduite à une seule journée, la narration se réalise entre plusieurs protagonistes à la fois liés et dénués de liens, évoquant des circonstances historiques qui les déterminent ainsi que les aspirations personnelles des personnages qu’ils ne peuvent refouler. 4. Oto Horvat : Sabo je stao [Sabo s’est arrêté] (2014). […] 5. Uglješa Šajtinac : Sasvim skromni darovi [De très modestes cadeaux] (2011). […] 11. Internet a des répercussions tant positives que négatives sur la place et le développement de la littérature au cours de ce siècle. D’un côté, nous assistons à la naissance de nouvelles formes littéraires qui se réalisent dans les cadres du monde virtuel, et à l’accroissement plus facile du nombre des lecteurs. De l’autre côté, la liberté absolue dans l’activité éditoriale et dans l’édition n’est pas toujours positive : aujourd’hui, tout le monde ou presque écrit des livres (surtout des romans), mais seuls quelques titres, peu nombreux, méritent de capter l’attention du public. 12. Nous avons aujourd’hui de grandes chaînes de librairies nées dans le cadre de maisons d’éditions qui décident autoritairement de la présence et de la visibilité de certains titres, ce qui, en conséquence, influe sur le choix de certains auteurs – heureusement, pas de tous – de se faire publier par tel éditeur plutôt que par tel autre. Naissent ainsi des compromis et une refonte de l’expression et de la vie littéraire. Qu’un livre soit devenu une marchandise ne saurait être totalement positif mais, au moins, il touche un plus grand nombre de lecteurs. Et c’est à ces derniers, ainsi qu’aux voix de la critique, qu’il revient d’extraire la qualité de la quantité. […] > Texte intégral <
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4. ♦ QUELQUES PORTRAITS DES ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS ♦ |
L’un des meilleurs représentants du courant fantastique dans la prose serbe Disciple des grands maîtres du récit fantastique tels E. T. A. Hoffmann, E. A. Poe, J. L. Borges, Filip David est l’un des meilleurs représentants du courant fantastique dans la prose serbe. Ecrivain peu prolixe à ses débuts, il s’est fait d’abord connaitre en tant qu’auteur d’un genre particulier de la nouvelle proche du conte qu’il maîtrise à la perfection. […] A partir des années 1990, Filip David se tourne vers une forme narrative plus ample – le roman, tout en restant fidèle à ses sources d’inspiration et à une poétique qui s’appuie sur un mélange des procédés narratifs modernes et traditionnels, en particulier ceux hérités de la tradition littéraire juive, mélange qui lui permet d’incorporer dans le corps romanesque les éléments disparates relevant à la fois de la réalité, de l’histoire, du fantastique, des enseignements mystiques et ésotériques. […] >Texte intégral< Peintre du démoniaque, du grotesque et du dérisoire L’une des plumes les plus talentueuses de la poésie serbe contemporaine, Novica Tadić, subtile moraliste à la verve ironique et satirique, peintre exact de la bassesse humaine, a introduit dans la littérature serbe contemporaine non seulement une sensibilité nouvelle mais aussi de nouveaux motifs. Sa propension naturelle pour le carnavalesque et le grotesque lui a permis d’effectuer une mise en abîme des rapports sociaux à l’aune du discours totalitaire (régime titiste, chaos postsocialiste) pour pouvoir évoquer le déséquilibre entre discours dominant et réalité sociale. [..] Novica Tadić est l’auteur d’une quinzaine de livres de poésies marqués par l’empreinte du démoniaque, du grotesque et du dérisoire tels que Prisustva [Présences], Ulica [La rue], Potukač [Le vagabond]. […] > Texte intégral < La figure la plus controversée de la littérature serbe contemporaine Talent hors pair, esprit frondeur et provocateur, Svetislav Basara – nouvelliste, romancier, essayiste et auteur des pièces de théâtre – est la figure la plus controversée de la littérature serbe contemporaine. Apprécié par les uns, contesté par les autres, cet écrivain s’est forgé l’image d’un original qui prend un plaisir malin à malmener les règles prescrites, à bousculer son lecteur et à narguer les gardiens du Temple – les défenseurs de la « haute » littérature. Une attitude postmoderne – disent ses sympathisants. Un total manque de respect à l’égard du métier et de la mission de l’écrivain – rétorquent ses contradicteurs. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : quitte à choquer ou à provoquer le scandale, Basara n’a cessé, depuis déjà trente-cinq ans, de s’attaquer à l’ordre établi des choses, aux élites politiques nationales, aux vérités dites sacrées et aux autorités intellectuelles incontestées, sans jamais se prendre trop au sérieux. […] > Texte intégral < Un prosateur cultivé au style ciselé Romancier, nouvelliste et essayiste, Dragan Velikić est apparu sur la scène littéraire serbe au début des années 80. Ses premiers livres, recueils de nouvelles, ont déjà révélé un prosateur cultivé au style ciselé et un érudit à la sensibilité postmoderne. Depuis, cet écrivain a publié encore une dizaine de romans qui retracent les contours d’une poétique postmoderne qui se réfère à toute une « galaxie » littéraire dont les « planètes » principales seraient : J. Joyce, V. Nabokov, R. Musil, H. Broch, I. Svevo… Enfant de son époque, Velikić s’intéresse en particulier à l’homme contemporain, à sa situation existentielle et ontologique, à sa recherche illusoire du bonheur et du sens de la vie, à ses efforts pour faire face au chaos de la réalité et de l’Histoire ; efforts d’ailleurs dérisoires puisque, comme le souligne l’écrivain dans Astrakan, « toute réalité apparente cache une autre » tandis que l’Histoire apparait comme un apocryphe, « un catalogue de falsifications ». […] > Texte intégral <
Même s’il excelle dans divers genres littéraires, Dragan Jovanović Danilov est surtout considéré, dès les années 90, comme poète majeur de sa génération. […] Poète de la méta textualité, lyrique au souffle long et à la versification ample, baroque, richement diversifiée (Maison de la musique de Bach, recueil majeur paru au moment de la dislocation de l’Etat yougoslave, offre des métriques qui vont de l’hexamètre au vers blanc et libre, en passant par plusieurs formes rimées), Danilov est le peintre des instants de grâce, des visions intérieures. Formé dès les années quatre-vingt du siècle passé, par essence postmoderne, il témoigne d’un heureux mélange du poeta docta et du poeta vates. Sa facilité à peindre les intuitions troubles, les expériences singulières et la gratitude païenne de sa glorification du monde se marient à de forts élans mystiques. […] > Texte intégral <
Poète, traducteur et théoricien de l’altérité, de l’errance, de l’exil, Zoran Đerić débute sa carrière poétique avec un net intérêt pour l’onirisme, la poésie du langage et l’expression gnomique, minimaliste, au sein de la nouvelle avant-garde littéraire de Novi Sad des années soixante-dix. Par la suite, sa poésie, enrichie par le souffle long et le poème en prose, s’oriente, à travers l’étude de l’érotisme et plus particulièrement de l’inceste, vers le dialogue avec les traditions poétiques européennes et leurs contaminations bienvenues de la poésie serbe. […] > Texte intégral < |
5. ♦ UN CHOIX DE LA POÉSIE CONTEMPORAINE ♦ |
Ljubomir Simović : Milovan Danojlić : Kolja Mićević : Novica Tadić : Nina Živančević : Dragan Jovanović Danilov : Zoran Djerić : |
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