Boris Lazić

Université Aix-Marseille

 

Drainac ou la nostalgie de l’azur

Velmar Jankovic S portrait 1

Rade Drainac


Résumé : Les années formatives de Rade Drainac (1899-1943), poète des avant-gardes, se déroulent en France – entre Lyon, Saint-Etienne, Nice, Beaulieu et la capitale française – où il arrive, avec les autres réfugiés serbes en 1916. Suite à la victoire alliée, il retournera en Serbie en 1919, mais restera profondément lié à l’Hexagone. Il serait même possible d’affirmer qu’il aura d’une certaine manière passé sa vie d’adulte dans la nostalgie de l’Azur dont il fera des symboles d’évasions et d’extases poétiques. Drainac reviendra en France à plusieurs reprises, et ses retours en Serbie se feront au départ de la Côte d’Azur. La Riviera a offert à ce poète ses deux pôles essentiels : la littérature française (ferment de son œuvre) et la vaste étendue maritime (motif essentiel de son canevas poétique).

Mot-clé : Vers libre, avant-garde, Apollinaire, Cendrars, lexique et métaphores de l’urbanité, errance, exotisme, hypnisme.

 

 1. « Plus Français que Victor Hugo »

Rade Drainac, poète des avant-gardes et créateur du mouvement de création poétique intuitif nommé « Hypnisme », écrit ses premiers vers alors qu’il est encore lycéen à Lyon puis à Beaulieu-sur-Mer, près de Nice. Après ses années formatives passées en France, il retournera à Belgrade en 1919, mais restera profondément lié au pays de son adolescence. On pourrait même dire qu’il aura d’une certaine manière passé sa vie d’adulte à se remémorer la Riviera et la France, Paris notamment, ville paradigmatique de son engagement littéraire – pour en faire des symboles d’évasions et d’extases poétiques. Il y reviendra à plusieurs reprises, lors de séjours plus ou moins longs, et ses retours en Serbie se feront au départ de la Côte d’Azur. L’appel des horizons lointains, l’invitation au voyage sans cesse renouvelée, prennent source dans l’azur de la Riviera qu’il découvre adolescent. Il faut le souligner : la Riviera a offert à Drainac ses deux pôles essentiels : la littérature française (ferment de son œuvre) et la vaste étendue maritime (motif essentiel de son canevas poétique).

Mais rappelons brièvement quelques détails biographiques, en particulier ceux qui auront un impact décisif sur la vie et l’œuvre du poète. Radojko Jovanović, dit Rade Drainac est né le 26 août 1899 à Trbunje, près de Blace, dans la région de Toplica, en Serbie du sud, et est décédé le 1er mai 1943 à Belgrade, sous l’occupation allemande. En novembre 1915, alors qu'il est encore lycéen, à Kruševac, il rejoint son père et l'armée serbe alors qu’elle fait retraite à travers le Kosovo, le Monténégro et l'Albanie. En janvier 1916, avec d'autres réfugiés, il arrive à Marseille. Il continue ses études secondaires en France et publie son premier poème en 1916, alors qu'il est lycéen à Lyon, dans une revue lycéenne1. Il poursuivra ses études à Saint Etienne puis à Beaulieu.

En 1916, Nice abrite des membres influents du gouvernement et de l’État-major serbe (le Voïvode Putnik y mourra et sera inhumé dans la cathédrale russe de Nice). Au numéro 11 de l’avenue des Fleurs, dans les locaux de l’hôtel Astoria, se met en place un lycée serbe qui accueille plus de sept cents élèves. Les cours sont dispensés en serbe et suivent essentiellement le programme scolaire de Serbie. On y propose également des cours de langue et de littérature françaises. Plus tard et pour des raisons d’ordre pratique, on déplacera l’école à l’hôtel Panorama et ses annexes, à Beaulieu / Saint-Jean-Cap-Ferrat. C’est là que Rade Drainac étudiera, là qu’il composera ses « premiers poèmes marins »[1]. À la fin de la guerre, il passera plusieurs mois à Paris avant de rentrer à Belgrade, capitale du nouveau royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Durant ces mois parisiens il vivra à Saint-Maur et travaillera dans des usines ou comme violoniste dans les théâtres et les cabarets de la capitale, nouant des liens avec les poètes et les artistes de la capitale française et découvrant les œuvres d’Apollinaire et de Cendrars.         

Après son retour en Serbie, Drainac continuera de voyager, en France bien sûr, mais aussi en Europe (de la Méditerranée à la Baltique) et en Asie Mineure. En 1926 il séjourne ainsi plusieurs mois à Paris où il accompagne au violon des films muets (au cinéma Max Linder), passant ses soirées à la « Rotonde » et son temps libre avec Tzara, Maïakovski, ainsi que d’autres poètes, peintres, comédiens français ou slaves. Il revient à Paris en 1927, en 1929 puis, notamment, en 1933, pour un quatrième et dernier séjour de longue durée. Il voyage également, comme journaliste et chroniqueur artistique et littéraire en Italie et en Grèce, en Europe centrale et orientale : il visite Bucarest, Varna et Istanbul en 1930, Florence en 1926 et 1931, puis à nouveau la Bulgarie (où il vit une histoire d’amour avec la poétesse bulgare Elisaveta Bagriana), Prague et la Pologne en 1932, ainsi que la mer Baltique et les villes de Gdansk, Riga, puis Vienne en 1934 et compose à la manière d’un Albert Londres divers reportages et récits de voyages sur les choses vues.

Ses essais sur le monde du crime parisien (1933), représentation du monde des marginaux et laissés pour compte des faubourgs ouvriers sont à mettre en rapport avec son esthétique de Bandit ou poète (titre de son recueil majeur). Car, pour le poète, là où l’âme est avilie surgit l’aspiration au sublime non moins qu’ailleurs. « La Bolée », où il a ses habitudes, lui rappelle le temps de Wilde et de Verlaine, il visite le quartier des « Apaches » en compagnie de Tristan Tzara, la Villette, des locaux de travestis, la Bastille, sous la conduite du cicerone Bouboule, fameux apache devant l’Éternel. Paris est un véritable paradigme littéraire pour Drainac, poète et polémiste hors pair, qui considère la mégapole comme la capitale littéraire et culturelle de l’Europe. En 1934, il publie Éclaircissement, un essai d’importance sur les poètes maudits et qu’il faut lire parallèlement à ses récits parisiens. Afin de saisir ce que Paris et les lettres françaises représentent pour lui – et son cas est paradigmatique de bien des auteurs d’Europe centrale – il suffit de lire cet extrait :

Les plus belles années de ma vie sont liées à la plus belle ville du monde et c’est pourquoi je pourrai de plein droit me considérer plus Français que Victor Hugo.[2]

L’ensemble de ses séjours est exposé dans divers textes et reportages, notamment ses rencontres avec Max Jacob ou Tristan Tzara. Le plus intéressant est la redécouverte de ses écrits de jeunesse, déposés dans une cave sous forme de gage avant son retour en Serbie, chez une logeuse rue Saint-Jacques où Drainac reviendra des années plus tard, sous couvert d’anonymat. Il certifiera les avoir relus et détruits sur place. L’histoire est aussi belle que sa possible mystification : tout écrivain compose sa propre mythologie.

2. La mer évoque les rivières et les rivières, la mer

Drainac a participé au Mémorial de Beaulieu en y consacrant un chapitre intitulé « Souvenirs de Beaulieu[3] ». Il y évoque son indiscipline et ses excès à Lyon, à Saint-Etienne, ses difficultés à accepter les contraintes de la vie en internat, difficultés qui culmineront à Beaulieu. Il évoque aussi des anecdotes de La Promenade des Anglais, ses baignades à Saint-Jean, son appartenance au cercle littéraire des « Troubadours » aux rêves « plus beaux que tous les principes de la pédagogie et du puritanisme professoral.[4] » L’ouvrage de R. Hournac donne des indications sur ses activités extrascolaires :

Les fêtes serbes : Noël et Saint-Sava – fête des écoles – donnaient lieu bien sûr à de grandes réjouissances. Ainsi le 27. 1. 1918, cette fête fut célébrée dans les hôtels Bristol et Panorama en présence de personnalités, avec messe, prêches, évocation des disparus, hymnes nationaux serbe et français. Puis commencèrent les danses « Kolo », lectures de poèmes, théâtre, exposition de peinture.[5]

Détail significatif, c’est Rade Drainac qui joue le rôle du saint patron de la Serbie, Rastko Nemanjić, dit saint Sava. En évoquant cette fête, Drainac l’anarchiste pose un regard amusé sur l’enfant de jadis : « Bien que je n’aie jamais été clérical j’ai été contraint, pour mon malheur, de jouer saint Sava à l’occasion de sa célébration. L’auguste Pera Dobrinović[6], qui à présent repose dans quelque cimetière, m’a posé le premier masque sur le visage. C’est ce dont je me souviens le plus volontiers.[7] » Élément d’importance, la découverte, capitale, de la mer : « Je regardais des heures durant l’écume des vagues sur le cap Saint-Jean de sorte qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui encore j’exprime ardemment le désir de voyages lointains.[8] »

Le Rire livide contient, au même titre qu’un poème composé à Corfou, après la retraite d’Albanie et non retenu pour le recueil, quelques rares références au lieu géographique de leur composition. Les deux poèmes composés à Saint-Jean évoquent l’automne : dans les deux poèmes la saison est étroitement liée à l’idée de la mort et l’image de la mer, quant à elle, sert à évoquer les eaux du pays natal, les rivières de l’enfance : l’horizon est fermé, il n’y a ni azur ni invitation au voyage. La houle évoque les pleurs et la mélancolie. On est encore loin du légendaire voyageur des alcôves belgradoises :

Само грање шуми као душе јадне
И вихори ледни обалама бришу...
Видици су тмурни...

Ох! Како је јесен суморна и ледна!...
Како грање шуми крај обала речни...

[Seules les branches murmurent telles des âmes damnées
Et le long des côtes soufflent les bourrasques...
L’horizon est sombre...

Oh ! Comme l’automne est morne et froid !...
Comme les branches murmurent le long des berges...]

Јесен» [Automne])

*

Тугом хладни ветри обалама плачу.
Недогледна сета... Шуме мутне воде...
Огладнеле вране над лузима гачу;
У мом селу сада мртво лишће пада.

[Triste est la complainte des vents frappant les rives.
Mélancolie sans fin... Les eaux troubles murmurent...
Les corneilles affamées croassent dans les bosquets ;
Tombent les feuilles mortes dans mon village à présent.]

(« Јесен у мом селу » [L’automne dans mon village])

Deux autres poèmes, non retenus pour le recueil, témoignent en revanche de la découverte de la Méditerranée, de son ciel lumineux et de sa clarté, que le poète met immédiatement en relation avec l’espoir :

О велике наде, као сунце јужно!
[Ô cet immense espoir, comme le soleil du sud !]

(« Јесенски уздах, из туђине » [Soupir d’automne, de l’étranger])

« De l’étranger, de Corfou » est un poème solaire, poème de l’héroïsme, qui rend compte de l’état d’esprit d’une génération rompue au combat, mais c’est aussi et surtout un poème d’adolescence composé sur les traces d’œuvres lyriques de la même teneur telles que les écrivaient Milan Rakić, Milutin Bojić et Dis, au moment des Guerres balkaniques et de l’affranchissement des nations grecque, bulgare et serbe du joug ottoman (ce bref poème est à mettre notamment en rapport avec l’immémorial «  Le Tombeau bleu » de Milutin Bojić[9], véritable requiem pour les morts de la retraite, ensevelis dans les eaux ioniennes). L’aube et l’azur riment avec le renouveau et l’épopée, de manière très classique, avec la gloire où chaque acte individuel est acclamé, énuméré :

...И чекамо, горди, да нам зора сване,
Под окриљем свежим плаветнога неба...

...Те да у тренутку, када поноћ пада,
У еп вечне славе сви уђемо редом“

[...Et nous attendons, fiers, que renaissent nos jours
Sous les frais auspices d’une voûte azurée...

...Pour qu’en un seul instant, au crépuscule du soir,
L’un après l’autre nous regagnions l’épopée]

(« Из туђине, На Крфу » [De l’étranger, de Corfou])

Les poèmes de son premier recueil Le Rire livide[10] n’anticipent en rien, sur le plan de la forme, son œuvre future : ce sont des poèmes de facture classique, aux vers rimés (alexandrins ou vers de onze syllabes), des poèmes descriptifs qui traitent de thèmes communs au Parnasse, exprimés souvent à travers le lexique et les syntagmes de ses prédécesseurs et qui trahissent les incertitudes propres à la jeunesse : l’idéal féminin, la solitude (couplée à l’exil) où nuit et fatalité vont de pair, le désir de Dieu cher au maître Jovan Dučić, etc. Il convient de souligner que l’ensemble des poèmes évoque la vie d’avant-guerre en Serbie : rares sont en effet les pièces qui rendraient compte de motifs azuréens, comme le poème « Automne », qui s’ouvre sur une peinture de la mer et des vents froids qui y soufflent en période hivernale, et s’achève aussitôt sur l’évocation des rivières du pays natal et d’un paysage en décomposition (poème composé à Saint-Jean-sur-Mer et daté de 1917).

Toutefois, si la forme est classique, certains des thèmes préfigurent déjà ce que sera la poésie de sa maturité : Rade Drainac, dans Le Rire livide, identifie son idéal féminin à l’automne, aux branches fanées, brisées, sa poésie à la complainte de la jeune femme délaissée, abandonnée, dont la caresse est de glace : ce sont les poèmes du moribond, ce qui expliquerait d’ailleurs le titre du livre, qui renvoie à la dernière expression des visages de ses compagnons d’infortune, des soldats morts, transis de froids, lors de la grande retraite d’Albanie, en 1915 (dont il a été témoin et acteur mais qui ne forme pas le thème du recueil, sinon de manière allusive et par non-dit) : il s’agit du sourire bleuté du mort, du rire de la mort. C’est sur les bases de cette image à la fois tragique et satyrique, de ce rire sardonique, que s’élabore sa poétique de la putréfaction, son rejet radical du monde européen, industriel, bourgeois et de ses valeurs.

La mort est souvent présente dans ses poèmes d’adolescent : Rade Drainac, sur les traces de Vladislav Petković-Dis[11], alors lui aussi en exil en France, en Normandie (et qui, sur le chemin du retour au pays natal en 1917, trouvera la mort dans la mer ionienne), reprend les procédés stylistiques du plus grand des parnassiens serbes pour exprimer son désarroi, les affres de la solitude et la peur de la vie qui s’ouvre à lui. L’ensemble des poèmes a été composé entre ses dix-septième et dix-neuvième années : certains sont écrits et datés en France (« L’automne », Saint-Jean-sur-Mer, 1917 ; « Rêveries hivernales », Parc Saint-Maur près de Paris, 1918), puis en Serbie (Belgrade « Promenade automnale », Kruševac « Rêve » ; et Blace « Nuits de juin », 1919). Parmi les poèmes qui n’ont pas été retenus dans le recueil, certains ont été composés à Saint-Jean-sur-Mer (« Soupir d’automne, de l’étranger»), à Corfou (« De l’étranger »), à Lyon, en 1916 (« Au crépuscule », vraisemblablement sa première composition poétique), ou sont simplement sous-titrés « de l’étranger » (« Le son de sa voix », 1917 ; « Le soir »)[12].

Ce premier recueil de Drainac et la poésie éparse qui l’accompagne montrent une maîtrise solide de la tradition poétique du symbolisme : la composition dévoile un effort de dialogue avec le sentiment élégiaque de Vojislav Ilić, le nihilisme et l’aspiration au sublime de Dis ainsi que la religiosité, le sentiment de grandeur de Dučić. Il s’approprie cette tradition avec une facilité déconcertante pour aussitôt s’en libérer, s’en défaire, afin de trouver sa propre voie, son propre souffle, dès son retour en Serbie et son livre suivant.

3. Du jeune poète exilé au poète mature :
un cheminement menant à la clairvoyance d’un aède

Pour bien saisir l’évolution de Drainac, celle qui lie mais aussi distingue le jeune poète exilé en France du poète de la maturité, il est indispensable d’évoquer les traits principaux de son œuvre ultérieure, élaborée tout au long de l’entre-deux-guerres. Ce sont les recueils Jardin d’Aphrodite [Afroditin vrt, 1921] et notamment l’Eroticon, [Erotikon, 1923] qui assurent la transition vers la maturité poétique : il s’agit encore du thème amoureux, mais le poète s’exprime déjà en vers libres, l’Eroticon retraçant les aventures amoureuses, incertaines et fugaces du sujet lyrique qui est toujours le poète lui-même. Dès son deuxième recueil, le vers libre, l’énumération, le parallélisme, l’allitération remplacent le vers régulier et la rime. Le sujet change autant que la forme : l’adolescent parle de ses amours contrariées, l’adulte chante la société en perpétuel renouvellement, il est le chantre des rythmes urbains et des vies malmenées. L’Eroticon pose déjà les bases de l’épopée future : la ballade effectue la transition du poème lyrique vers l’épopée et contient en germe les grands axes d’un lyrisme tourné vers l’urbanité.

La maîtrise du vers libre acquise, Drainac publie coup sur coup ses œuvres maîtresses : Le train s’en va, 1923 ; Bandit ou Poète, 1928 ; Le banquet, 1930[13]. Il s’affirme comme poète du paysage moderne, citadin, et en fait un système d’étude subversive du monde bourgeois. Il emploie la métonymie, la métaphore, les contrastes, l’ironie et l’humour noir. La poésie est dès lors l’expression du subconscient d’antihéros avides d’extases. Dans ses manifestes, Drainac souligne qu’il ne faut pas chercher une argumentation raisonnée selon des principes définis car il n’y en a pas dans le rêve et l’extase sur lesquels il construit sa création poétique. Il revendique l’émancipation individuelle par le moyen de la rêverie. Le rejet du Parnasse et du symbolisme s’accompagne par le rejet de la forme et des thèmes de la belle-époque au profit du subjectivisme, de la « manière dont chacun ressent les choses en lui-même[14]. »

Poète sensuel et intuitif, jamais intellectuel, rarement didactique, créateur de l’école de création poétique intuitive dite « Hypnisme », première ébauche du surréalisme de l’école de Belgrade, Drainac rompt avec la tradition et la « métrique mécanique » du vers régulier et, sur les traces des mouvements futuriste et d’avant-garde, développe une poésie du reportage, de récits d’aventures au souffle long, un journal lyrique au vers narratif, descriptif, riche en prosaïsmes, qui utilise le langage de la rue, les argotismes, les images, comparaisons et métaphores issues du monde urbain et industriel, des cercles mondains aussi bien que des taudis auxquels va sa préférence. La rime n’est plus qu’occasionnelle et apparaît en fin de strophe à la manière d’un refrain. La thématique est celle du récit de voyage, de la confession sentimentale doublée de digressions polémiques diverses et variées, touchant aussi bien les questions de poétique que de politique. Le poète méprise les conventions sociales comme il défait la versification régulière : il exprime le chaos de l’après-guerre et l’aspiration au renouveau par une rupture radicale avec la tradition littéraire et les valeurs qu’elle véhicule. Drainac joue un rôle et il est certes poseur, mais c’est un maître du grotesque : s’il se moque du bourgeois, il ne se raille pas moins de sa propre personne. Son anarchisme (individualisme outrancier doublé d’un sentiment de fraternité universelle) n’est pas dénué d’un certain narcissisme enfantin. Sa poésie, qui a dès lors pour but déclaré de faire scandale, est l’œuvre d’un poète scandalisé : « une bombe qui explose en plein square ».

En 1934, après son dernier séjour parisien, Rade Drainac publie Éclaircissement[15] : cet essai capital sur son art poétique fait suite à la publication de ses recueils majeurs cités ci-dessus (ainsi qu’aux nombreuses polémiques avec son compagnon d’armes Tin Ujević ou les surréalistes belgradois). Il y définit ce que la poésie moderne doit à Rimbaud et Lautréamont et la manière dont il appuie sa recherche poétique, son expression formelle sur les œuvres des Poètes maudits. Drainac est assurément le premier poète serbe de la vie urbaine mais encore faut-il s’entendre sur la signification exacte de cette formule, car il n’est pas le peintre du confort bourgeois qu’il conspue, moque et dénigre. Il est le peintre des extérieurs : les squares et boulevards, chantiers et faubourgs, terrasses de cafés et quartiers de bohème sont propices à des découvertes poétiques et à des portraits empreints d’empathie. La mansarde est le seul intérieur de ce poète dont l’errance embrasse aussi bien les grands espaces périurbains que les archipels des îles lointaines. Son cosmopolitisme et sa soif d’aventure proviennent de son attitude anticonformiste et répondent également à son aspiration au sublime. C’est son mépris du confort bourgeois qui détermine la manière dont il peint les mégapoles. Miodrag Protić le remarque avec justesse :

Drainac est le poète de l’extérieur urbain moderne et non poète de l’intérieur bourgeois : dans sa poésie, l’intérieur est toujours bohémien : c’est l’intérieur du café et de la mansarde. Chez Drainac, l’atmosphère des demeures bourgeoises ne pourrait pas créer des sentiments idylliques de quiétude tels qu’ils apparaissent chez les poètes bourgeois : Drainac lui oppose la poésie des squares, des boulevards, des gares, des quais. Drainac est le poète du vagabondage, ce qui signifie qu’il est le poète de la rue.[16]

À ce propos, n’oublions pas que Drainac est d’origine paysanne : afin de saisir son exaltation du voyage et de l’errance, autre forme de paganisme, retenons que chacun de ses recueils s’achève par une invitation au voyage, qui n’est autre qu’une invitation à la fuite, à l’extase : ou, plus précisément, à un retour au pays natal. Dans cette fuite, dans ce retour, ne faut-il pas voir à la fois la nostalgie de la Serbie du jeune exilé et la nostalgie de l’Azur du poète de la maturité ? Au regard de l’enfant, la mer hivernale évoquait les rivières et les fleuves du pays natal : au regard de l’adulte, le Danube se fera invitation au voyage vers les mers chaudes, vers la Méditerranée et au-delà. Tout comme un autre poète d’avant-garde, Todor Manojlović[17], dont les poèmes de la maturité évoqueront sa jeunesse méditerranéenne, l’aspiration au sublime de Rade Drainac se conjugue avec l’extase de l’errance et des lointains. Nihilisme, élégie et aspiration au sublime se marient pour créer un véritable mysticisme de l’errance. Il est important de le souligner : chez lui, le désir radical d’altérité, la rêverie sans cesse renouvelée du voyage et de la fraternité universelle, l’envie d’évasion vers des lieux réels ou imaginaires remplacent l’extase religieuse et l’élan vers l’immensité, celui de l’élan vers la transcendance. Son Christ demeure, certes, celui qui enseigne l’empathie, la charité, mais ses prêtres et ses églises incarnent la manipulation et la fourberie. En ce sens, le poète moderne est une figure christique qui a maille à partir avec les pharisiens et les marchands du temple de toutes sortes.

L’énumération dont parle le jeune poète en exil à Corfou a peu à voir avec celle de l’adulte, revenu de tout, le poète voyant et capable d’effectuer une synthèse lyrique des choses vues : l’adulte répond au jeune homme qu’il fut autrefois et énumère, tel un aède à la forte clairvoyance, non les hauts faits glorieux de héros nobles et désintéressés, mais le marasme culturel et politique d’une civilisation suicidaire, d’individus anéantis, de vies brisées, de paysages dévastés sur l’autel de la guerre, du nationalisme et de l’aliénation sociale (« La légende du docteur Hypnisson »)[18].

 

Борис Лазић

ДРАИНАЦ ИЛИ ЧЕЖЊА ЗА АЗУРОМ

Сажетак : Формативне године Радета Драинца (1899-1943), песника авангарди, одвијају се у Француској – између Лиона, Сент Етјена, Нице, Болијеа и француске престонице – у коју стиже, заједно с другим српским избеглицама, 1916. По савезничкој победи, 1919. враћа се у Србију, али остаје дубоко привржен Француској. Чак би могло да се каже да је на известан начин зрелу доб провео чезнући за Азуром од кога ће да ствара симбол песничких екстаза и бекстава. Драинац ће у више наврата да се враћа у Француску, а повраци у Србију одвијаће се преко Азурне обале. Ривијера је том песнику даровала два основна стуба његовог стваралаштва: француску књижевност (ферменат његовог дела) као и широка морска пространства (суштински мотив његовог песничког веза).

Кључне речи: Слободни стих, авангарда, Аполинер, Сандрар, лексика и метафоре урбанитета, лутање, егзотизам, хипнизам.

 

NOTES

[1] Les anciens élèves publieront en 1930 un Mémorial de Beaulieu [Sećanje na Bolije. Priredili Vojin M. Đorđević i Milan Stojanović. Spomenica o srednjoškolcima iz Srbije koji su utočište pronašli u Francuskoj, Beograd, 1934.] auquel participera Drainac. La Serbie édifiera dans le parc de Kalemegdan, au cœur de Belgrade, un « Monument de Reconnaissance à la France », œuvre du sculpteur dalmate Ivan Meštrović, inauguré solennellement par le roi Alexandre Ier Karageorgévitch et dont les bas-reliefs témoignent de la reconnaissance à ses éducateurs. Outre divers officiels de haut rang, sera présent à l’inauguration le maire de Beaulieu, M. François de May. Les anciens élèves y feront encore un voyage commémoratif en 1968, mais il sera mal perçu par le régime communiste yougoslave.

[2] Раде Драинац, Дела, Циркус Драинац [Œuvres, Le cirque Drainac], приредио Гојко Тешић, Завод за уџбенике и наставна средства, Београд, 1999, p. 37.

[3] Сећање на Болије, Београд, 1930.

[4] Раде Драинац, Дела, Циркус Драинац, op.cit. p. 127-128.

[5] R. Hournac, L’école après l’exode : l’accueil et la scolarisation des élèves serbes en France pendant la Grande guerre (fin 1915 – mi 1919), Lacour –Rediviva, Nîmes, 2014, p. 74.

[6] Pera Dobrinović (1853-1923), comédien et directeur du Théâtre national serbe de Novi Sad.

[7] Раде Драинац, Дела, Циркус Драинац, op.cit.  p. 127.

[8] Idem.

[9] http://serbica.u-bordeaux-montaigne.fr/index.php/b-78/762-bojic-milutin

[10] Раде Драинац, Дела, Лирика Драинац [Œuvres, Lyrique Drainac], Сабране песме 1,приредио Гојко Тешић, Завод за уџбенике и наставна средства, Београд, 1999.

[11] http://serbica.u-bordeaux-montaigne.fr/index.php/p-98/763-petkovic-vladislav-dis

[12] Раде Драинац, Дела, Бунтовник и апостол uvres, Rebel et apôtre], Сабране песме 2, приредио Гојко Тешић, Завод за уџбенике и наставна средства, Београд, 1999.

[13] À côté des œuvres déjà mentionnées, Drainac a publié également les livres suivants : Dve avanturističke poeme [Deux poèmes d'aventure], Belgrade, 1926 ; Lirske minijature [Miniatures lyriques], Skoplje, 1926 ; Srce na pazaru [Cœur à vendre], Belgrade, 1929 ; Rasvetljenje [Éclaircissement], Belgrade, 1934 ; Ulis [Ulysse], Belgrade, 1938 ; Čovek peva [L’homme chante], Belgrade, 1938 ; Dah zemlje [Le souffle de la terre], Belgrade, 1940. À cette liste non exhaustive il faut ajouter aussi un journal, titré Crni dani [Jours sombres], enfoui dans le jardin de la maison familiale de Drainac à Blace, et déterré et publié après la libération.

[14] « Програм хипнизма » [« Programme de l’Hypnisme »], in : Раде Драинац, Дела, Књига IV [Œuvres, Livre IV], приредио Гојко Тешић, Завод за уџбенике и наставна средства, Београд, 1999, p. 7.

[15] Миодраг Протић, „Песник Раде Драинац“ [« Le poète Rade Drainac »], in: Раде Драинац, Песме [Poèmes], Просвета, Београд, 1960, p. 341.

[16] Idem, p. 343.

[17] Тодор Манојловић, Песме [Poèmes], Изабрана дела Тодора Манојловића, Градска народна библиотекаЖарко Зрењанин“, Зрењанин, 2005.

[18] Comme si cet aède clairvoyant entrevoyait déjà la fin précoce et douloureuse qui sera la sienne et qu’il convient de rappeler brièvement. En 1941, Drainac est mobilisé. Après la défaite, il s’installe dans son village natal où il découvre, épouvanté, que sa famille a brûlé l’ensemble de sa bibliothèque (livres, manuscrits, dessins et tableaux), de peur des représailles allemandes. Dès son retour, il est arrêté en tant qu’intellectuel de gauche par la frange radicale des tchetniks et condamné à mort. Il devra d’avoir la vie sauve à ses concitoyens qui se portent garants de sa moralité. Malade, il part en convalescence à Soko Banja où Ivo Andrić, futur prix Nobel de littérature, lui rend plusieurs visites. Il meurt à Belgrade, en 1943, sous l’occupation. Un journal intitulé Jours sombres, enfoui dans le jardin de la maison familiale à Blace, sera déterré et publié après la libération.

 

Date de publication : octobre 2019

 

DOSSIER SPÉCIAL : Les relations littéraires et culturelles franco-serbes dans le contexte européen

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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