Ivan Negrišorac
Ivo Andrić, défenseur de la culture serbe
- Extrait -
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Jovan Delić : Ivo Andrić – Le pont et la victime
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Dans « Svjetlost i svetost žrtve » [La lumière et la sainteté de la victime] où il procède à l’interprétation du roman Le Pont sur la Drina, Jovan Delić[1] montre que dans l’espace tourmenté des Balkans, Ivo Andrić fut victime même après sa mort de l’aveuglement nationaliste, le monument qui lui avait été érigé à Višegrad ayant été détruit au début de la guerre en Bosnie-Herzégovine et jeté dans la Drina. Delić utilise ensuite des mots qui valent d’être soulignés : « Ce qui est effrayant n’est pas la destruction d’un monument à une époque où on les retire des rues par milliers, mais le meurtre symbolique, posthume, d’un écrivain d’orientation cosmopolite qui avait grandi dans le mouvement national ‘Jeune Bosnie’ dont le programme ignorait toute étroitesse, d’un écrivain qui, toute sa vie durant, a dialogué avec l’Occident et l’Orient. »[2]
Sur ces mots qui montrent tant le cosmopolitisme d’Andrić que son choix culturel et national, le critique ajoute ceci à conserver en mémoire : « Il a emporté en prison les textes de Kierkegaard ; il suivait les enseignements des plus grands psychanalystes ; il n’a jamais cessé de fréquenter les stoïciens ; il a disposé les chapitres de « la chronique de Višegrad » à la manière d’Homère ; il s’identifiait à Ovide ; il a pénétré les secrets des soufistes et des mystiques, les secrets aussi des derviches mevlevis [3] ; il a traduit Guicciardini ; il lisait Dante avec attention, écrivait aussi sur Pétrarque ; il a exprimé sa poétique à travers la figure du peintre espagnol qui l’enthousiasmait, Francisco Goya ; il se basait sur Cervantès et sur son magnifique interprète Miguel de Ounamuno, revenait fréquemment à Schopenhauer et à sa réflexion sur la mort, aimait Heine, citait souvent Goethe, lisait avec une attention toute particulière Thomas Mann pour qui il avait une haute estime et avec qui il partageait une même conception du mythe ; c’était des moralistes français qu’il était peut-être le plus proche ; il aimait Balzac et, surtout, Flaubert, bien avant Camus il se sentait proscrit, étranger tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de son pays ; il fréquentait de manière intensive la prose des auteurs russes (Lermontov, Gogol, Dostoïevski, Gorki, et surtout Tolstoï), mais il sera malgré tout resté un authentique écrivain national. Andrić n’est pas un écrivain serbe parce qu’originaire de la Šumadia (il était né à Travnik), parce qu’orthodoxe (il était catholique de naissance et par son baptême), mais parce que comme beaucoup – de Constantin le Philosophe à Vasko Popa, il avait fait le choix d’appartenir à cette culture ; parce qu’il sentait que procédaient de sa tradition la plus étroite Vuk Karadžić, la poésie populaire, le mythe du Kosovo et ‒ avant et par-dessus tout ‒ Njegoš en qui il se projetait souvent, avec qui il s’identifiait, et qu’il admirait sincèrement. »[4]
Nous pourrions naturellement allonger cette liste de créateurs qui construisirent la complexité littéraire d’Andrić et, de l’espace anglo-américain, citer simplement Walt Whitman qu’il fut le premier à traduire chez nous. Mais dans ce puissant marquage de l’espace culturel et poétique de l’écrivain, Delić a clairement répondu à cette question : comment un homme aux vues aussi larges, cosmopolites, a-t-il pu choisir précisément la tradition serbe et se construire en tant qu’écrivain serbe sans être malgré tout confronté à aucun dilemme ? Son expérience n’est-elle pas des plus bénéfiques justement de nos jours quand tant de personnages labiles ne savent pas s’il leur faut rougir ou se féliciter d’appartenir à la culture et au peuple serbes ? Aujourd’hui tout comme hier, tout cela survient à une époque où est exigée des petits peuples leur identification à la mentalité de ladite raja[5], ce qui sous-entend une obéissance aveugle aux grands systèmes impérialistes. Jovan Cvijić, le grand anthropologue et géographe si cher à Ivo Andrić, l’avait depuis longtemps décrit. C’est pourquoi relire, et relire encore Cvijić, tout comme Andrić, est indispensable, si nous désirons expliquer ce qui nous arrive et, notamment, comment nous-mêmes réagissons aux nouvelles situations historiques.
Nous pouvons affirmer qu’Ivo Andrić a autant choisi la tradition serbe que celle-ci l’a choisi lui. Une telle chose pouvait advenir surtout parce que la tradition serbe, sa matrice folklorique, mythique et historique de base avait développé un formidable éthos de liberté comme nulle part chez les autres peuples yougoslaves et peu souvent chez les grands peuples du monde. Cet éthos s’était avéré très attractif chez le jeune écrivain Andrić qui l’introduisit dans les cercles du mouvement Jeune Bosnie, en fit l’idéal yougoslave, puis le transposa pleinement dans l’âme et la mentalité du peuple serbe. Il savait parfaitement à quelles valeurs culturelles il était redevable dans la construction de sa réalité littéraire. L’univers de ses nouvelles concentre les expériences des mondes orthodoxe, catholique, et musulman mais celles-ci peuvent être fondues dans un alliage spécifique grâce à cet éthos de liberté que les Serbes ont développé jusque dans les racines mythiques et historiques les plus profondes de leur existence.
Sur la force de cette tradition se sont depuis longtemps expliqués les plus grands esprits des principales cultures du monde (rappelons-nous Goethe, Jakob Grimm, Mérimée, Pouchkine, Mickiewicz, et bien d’autres), et que les esprits les plus sensibles de notre culture vivent eux aussi intimement avec ce fait, quoi de plus naturel ? Andrić le sentait avec plus de profondeur et d’intensité que nombre de ceux qui, par leur naissance, devaient porter cette force en eux, force qui chez Andrić sonnait à la fois comme un reproche et une punition pour tous ces écrivains qui considéraient que le prix à payer pour leur entrée dans cette littérature était le développement exclusif de modèles ironiques, parodiques, et donc autodestructeurs de leur propre compréhension d’eux-mêmes. Andrić n’a jamais, par le moindre geste, encouragé ce zèle inconsidéré et ignorant, il a toujours su à un moment historique donné ce que l’on pouvait et ce qu’on ne pouvait pas faire. C’est la raison pour laquelle Jovan Delić souligne explicitement « Le refus d’Andrić », pendant la Seconde Guerre mondiale, « de recevoir la pension de retraite et de signer ‘L’appel au peuple serbe’ qui condamnait la résistance à l’occupant. Son refus également de publier quoi que ce fût pendant le temps de l’occupation. »[6] Vu de manière quantitative, tout cela ne représente pas une part considérable des écrits de Delić mais elle est d’une importance fondamentale, essentielle.
Andrić montrait en permanence que dans la vie sociale on peut, on doit développer un modèle de préservation de la culture nationale et soutenir un esprit de résistance active aux pressions destructives et aux impulsions autodestructrices. Les quatre systèmes idéologiques globaux ont laissé sur la culture serbe des traces expressément négatives et de telle façon que le peuple serbe se fait une image de lui-même : un modèle est classiquement impérialiste, le deuxième fasciste, le troisième communiste, et la quatrième globaliste. Andrić a fait face aux modèles impérialiste, fasciste, communiste, et il a alors clairement démontré que l’éthos de liberté serbe et la complexité de la culture serbe pouvaient, malgré tout, et de manière efficace, être préservés dans le silence d’un bureau de travail. Quant au modèle globaliste, il n’a évidemment pas pu le connaître, mais par son expérience il représente un reproche vivant, une mise en garde sévère à l’adresse de ces écrivains qui n’ont pas le courage de défendre le droit à la survie de leur propre peuple et qui font tout pour montrer et démontrer que la culture nationale a perdu sa précieuse substance. Dans le même temps Andrić est un puissant aiguillon et soutien aux écrivains qui, prêts à provoquer le silence dans leurs bureaux, souhaitent montrer que l’esprit de la culture nationale, et donc le serment de Kosovo et l’éthos de liberté sont indestructibles, dotés d’une énergie puissante ‒ l’énergie de la métamorphose. Seuls pourraient éteindre complètement cette énergie l’oubli de soi culturel, l’absence de conscience de soi, la résolution de se livrer en toute conscience à la totale destruction de son identité. Dans un processus qui ne signifie rien d’autre que la disposition à renoncer à soi et à sa propre culture pour devenir autre chose, on ne sait quoi. Andrić nous met en garde, nous ne pouvons commettre un suicide culturel et national. Il nous rappelle aujourd’hui encore l’obligation qui est la nôtre de devenir membre de la communauté culturelle mondiale, mais muni de notre carte d’identité pleine et entière. Et reconnaissable. Avec ce que nous étions, ce que nous sommes désormais, et ce que nous devrions être à l’avenir.
NOTES
[1] Jovan Delić, Ivo Andrić – Most i žrtva [Ivo Andrić – Le pont et la victime], Novi Sad-Belgrade, 2011.
[2] Ibid., p. 107.
[3] Dits aussi « derviches tourneurs ». (Note du traducteur)
[4] Ibid., p. 107-108.
[5] Qualificatif donné au petit peuple chrétien sous l’empire turc, synonyme de pauvres gens. (Note du traducteur.)
[6] Ibid., p. 20.
« Andrićeva odbrana srpske kulture », Letopis Matice srpske, avril-mai 2012, p. 671-674.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Date de publication : juin 2021
Date de publication : juillet 2014
> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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