Milivoj Srebro Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3, France
ENTRE L’ORIENT ET L’OCCIDENT Problèmes de la réception d’Ivo Andrić en France
Résumé
Malgré une longue présence sur la scène littéraire française – plus d’un demi-siècle ! – malgré même le succès ponctuel de plusieurs de ses livres auprès de la critique, Ivo Andrić, l’unique prix Nobel de l’ex-Yougoslavie, reste toujours, en France, un écrivain à découvrir. Le fait d’appartenir à une littérature considérée en Occident comme « petite » ou « mineure » a certainement joué un rôle handicapant dans la réception de cet écrivain dans l’Hexagone, mais ce facteur incommodant ne suffit pas à expliquer pourquoi Andrić reste encore – même après quelque dix-huit livres traduits en français – mal connu dans ce pays.
Afin de susciter, dans le cercle des spécialistes, une réflexion plus approfondie sur ce sujet et d’ouvrir enfin un débat constructif, l’auteur de cette étude se propose, sans esquiver ni fuir les questions qui fâchent, de passer au crible un certain nombre de stéréotypes qui, depuis la traduction en français de deux grands romans d’Andrić en 1956, accompagnent et façonnent d’une certaine manière la réception de cet écrivain. Plus précisément, en partant du constat fait par un comparatiste parisien selon lequel « il n’est pas facile, en France, de lire Ivo Andrić », l’auteur tente de cerner et d’élucider les raisons qui conduisent à un tel bilan. Plusieurs stéréotypes fréquents dans la lecture française et occidentale du grand écrivain serbe sont ainsi mis à nu : le sentiment d’être en présence d’un auteur étranger à ce que l’on considère comme étant la culture française et occidentale ; l’hypothèse selon laquelle l’œuvre du prix Nobel serait « aux antipodes » de la « tradition romanesque » française ; ou encore, une tendance simplificatrice consistant à identifier ou plus exactement à réduire l’écrivain à un simple « conteur oriental ». Enfin, sans quitter le cadre du sujet traité, l’auteur soumet à son analyse critique une autre hypothèse, selon lui erronée et tendancieuse – élaborée dans certains cercles universitaires – d’après laquelle Andrić aurait donné une fausse image de l’histoire et de la réalité de la Bosnie sous le joug ottoman.
Mots-clés
Ivo Andrić, prix Nobel, réception, contacts littéraires, critique française, Orient, Occident, Bosnie, pont.
1. « Il n’est pas facile, en France, de lire Ivo Andrić »
Au début des années 1980, un comparatiste parisien fait un constat sur un ton d’euphémisme qui dissimule une certaine gêne : « Il n’est pas facile, en France, de lire Ivo Andrić » ! Pour argumenter ce constat qui sonnait comme un avertissement, un mauvais pressage, ce comparatiste conclut : même « s’il est connu et sert parfois de référence » dans le cercle étroit des spécialistes et des connaisseurs, cet écrivain est « loin d’avoir atteint, chez les lettrés français, la ‘popularité’ de certains de ses confrères […] d’origine allemande, américaine, anglaise, russe ou sud-américaine ».[1] Ce constat – partagé par plusieurs critiques français[2] – qui pourrait d’ailleurs être élargi sur la réception d’Andrić en Occident en général, reste malheureusement toujours valide. Car aujourd’hui, comme il y a plus de trente ans, et même si la situation s’est quelque peu améliorée, lire Ivo Andrić reste encore, pour un lecteur occidental, une tâche « pas facile ».
Les raisons de cette difficulté sont bien entendu diverses. Mais parmi toutes ces raisons sur lesquelles nous reviendrons, il y en est une très particulière, peut-être même décisive, sans laquelle comprendre les singularités de la réception d’Ivo Andrić en France et dans d’autres pays occidentaux est impossible : le fait que ce grand écrivain appartienne à « une petite littérature » et s’exprime dans « une petite langue ». À vrai dire, le constat que le comparatiste cité a établi au sujet d’Andrić pourrait être élargi à la littérature serbe toute entière en France, mais aussi en Occident en général. Malgré les succès ultérieurs de plusieurs livres du prix Nobel serbe et de certains de ses compatriotes – tels Miloš Crnjanski, Danilo Kiš, Aleksandar Tišma ou encore Milorad Pavić – cette fortune reste toujours volatile et incertaine, même si ces derniers temps elle semble un peu plus souriante.[3]
Bien sûr, on pourrait toujours tenter de nuancer ce constat et de lui opposer plusieurs contre-arguments, en particulier celui-ci : de tous les écrivains serbes, Ivo Andrić est, d’une part, le plus traduit et le plus connu dans l’Hexagone (à ce jour, dix-huit de ses livres ont été publiés en France !) et celui qui, d’autre part, reste le plus longtemps sur la scène littéraire française : concrètement, si l’on prend comme point de départ les traductions de ses premiers romans, en 1956, on constatera que l’aventure littéraire d’Andrić dans ce pays se poursuit depuis plus de cinq décennies ! Ou, bien, ce raisonnement tout aussi recevable : ce n’est ni Belgrade ni l’ex-Yougoslavie qui ont placé ce romancier serbe dans l’orbite internationale mais bel et bien l’Occident qui lui a décerné la plus haute distinction littéraire au monde – le prix Nobel ! Ou, encore, cet autre argument également irréfutable : malgré la disparition de l’écrivain en 1975, ses œuvres sont toujours présentes dans les librairies et de temps en temps rééditées aussi bien en France que dans d’autres pays occidentaux.
Tout cela est vrai, mais en partie seulement. Par exemple, le premier contre-argument devrait être lui aussi nuancé car la longue présence d’Andrić en France est un fait ambigu. En effet, durant ces cinquante ans, cet écrivain a connu des traitements différents et souvent opposés allant de l’enthousiasme à l’oubli, de l’admiration à l’ignorance… Et il reste paradoxalement aujourd’hui encore un écrivain à découvrir ! D’autre part, s’il est vrai que certains de ses dix-huit livres traduits – en particulier ses deux grands romans-chroniques – ont suscité un vif intérêt, il est tout aussi exact que d’autres, plus nombreux, ont eu un écho timide ou sont passés quasiment inaperçus.
Quoi qu’il en soit, si l’on observe attentivement l’accueil fait au prix Nobel serbe, il est difficile d’échapper à une impression générale surprenante, la première qui saute aux yeux : une certaine difficulté, une certaine gêne, voire une sorte d’incompréhension, persistent toujours dans les rapports des lecteurs et des critiques français à l’œuvre d’Andrić. Plus précisément, on pourrait dire que l’écrivain est souvent ressenti, même si l’on ne nie pas son talent ni les grandes qualités artistiques de ses livres, comme « différent », comme venant « d’ailleurs », d’un autre monde très éloigné de la sphère culturelle occidentale. C’est du moins ce qui ressort des articles de certains critiques et auteurs français.
À titre d’exemple, nous évoquerons ici brièvement l’étonnement de Gorges Perec à la lecture du roman Na Drini ćuprija [Le Pont sur la Drina] lors de la parution de sa première traduction en français.[4] Chose curieuse, l’auteur de La Vie, mode d’emploi qui a cultivé, lui-même, des formes romanesques déroutantes, n’a pas caché un certain embarras devant ce livre qui, à ses yeux, paraissait différent de tout ce qu’il connaissait jusque-là. Ni chronique, ni roman, ni recueil de nouvelles, mais tout cela ensemble, cet ouvrage, dit Perec, échappe à toute tentative de classification. En fait, il explique que, si on ne peut pas définir ce livre sur le plan du genre, c’est du fait de l’impossibilité de recourir aux comparaisons car « l’esprit qui a présidé à son élaboration n’a pas son équivalent en France ». Mais même s’il a été mis dans l’embarras par la construction insolite du Pont, Perec n’a pas perdu son esprit de lecteur lucide. Sans la moindre hésitation, il a exprimé son admiration devant « l’intelligence et la sensibilité » de l’écrivain qui a réussi à donner à son œuvre « une remarquable impression d’unité ».
Cet étonnant embarras de Perec n’est pas, cependant, un cas isolé. On pourrait citer d’autres exemples qui traduisent parfois une incompréhension totale de l’univers artistique andrićien ou même une animosité à peine voilée, si ce n’est un total rejet de l’écrivain. C’est le cas, par exemple, de Robert Kanters qui est, nous semble-t-il, passé complètement à côté du roman Prokleta avlija [La Cour maudite], l’un des chefs-d’œuvre d’Ivo Andrić.[5] Pire, sans cacher sa déception ni mâcher ses mots, le critique du Figaro littéraire affiche une franche hostilité en demandant ouvertement s’il était « bien nécessaire » de le traduire en français ! La raison ? Elle est très simple, explique-t-il. Il s’agit ici « tout au plus d’honnête littérature régionaliste » basée sur la « technique de l’olive » (sic!) qui, de plus, échappe complètement à l’écrivain. Voici d’ailleurs son commentaire ironique :
C’est la technique de l’olive, succulente comme chacun sait quand on la fait cuire dans une alouette, que l’on fait cuire dans un perdreau, que l’on fait cuire dans une poule faisane, etc. Mais M. Andritch ne réussit pas trop cette cuisine savante...
C’était bien évidement un grand malentendu. Premièrement, l’étiquette que Kanters appose sur ce roman qualifié de « littérature régionaliste », nous paraît non seulement inadéquate mais aussi très réductrice. Car si La Cour maudite attire la curiosité du regard par ses « couleurs locales », elle offre également au lecteur attentif « un message » de portée universelle, qui se rapporte à l’homme en général et à la condition humaine. Cette dimension universelle du roman apparaît très clairement lorsqu’on observe son thème central – l’histoire de Kâmil – qui développe ingénieusement un archétype vieux comme la Bible : celui de deux frères ennemis, Caïn et Abel.
Deuxièmement, et même si l’on doit reconnaitre au critique du Figaro littéraire une certaine imagination dans la description de la technique des récits gigognes, on ne saurait accepter sans réserve son jugement concernant l’emploi de cette technique dans La Cour maudite. Adepte des formes classiques et des techniques narratives traditionnelles auxquelles appartient justement celle utilisée dans son roman, Andrić a toujours montré une grande maîtrise dans leur application sans se soucier trop, il est vrai, de les moderniser ou d’innover. Certes, on peut trouver à Kanters une circonstance atténuante : il n’était pas le seul à s’être laissé leurrer par la « simplicité complexe » de l’architecture narrative de ce livre. Cette simplicité apparente « piégea » également certains critiques serbes et, parmi eux, le plus « matois », le plus chevronné – Borislav Mihajlović Mihiz ! Ce fut lui qui, le premier, après sa lecture de La Cour maudite, affirma que la structure « relâchée » du roman avait été conçue « d’une manière légère », avant de se rétracter au terme d’une analyse plus approfondie. Tout en reconnaissant que ce livre « sobre » d’apparence – une apparence qui dissimule « ses tourbillons secrets » – « se révèle » dans toute sa splendeur uniquement à « un œil attentif » et à « une oreille » apte à capter ses « voix » presque inaudibles, ce critique « repenti » tint à « reconnaître » publiquement son erreur.[6]
Le cas de Pierre Enckell – qui ne s’est, lui, jamais rétracté, du moins publiquement – est encore plus surprenant, voire choquant. Voici son commentaire au sujet de la nouvelle « Anikina vremena » [Au temps d’Anika] qui, par ailleurs, a suscité de nombreux éloges de la part des autres critiques français : « Il faut que la Yougoslavie soit un pays de sauvages pour qu’une telle histoire soit traitée avec sobriété et dignité par un écrivain ayant obtenu le prix Nobel », écrit ce critique « raffiné », collaborateur des Nouvelles littéraires.[7] On voit par là combien Enckell a pris l’histoire d’Anika au pied de la lettre, sans cacher son animosité à l’égard de son créateur et sans discerner la profondeur métaphysique et les significations universelles qui vont au-delà des notions de « sauvage » et de « civilisé » pour exprimer un drame humain dans toute sa complexité.
Citons enfin un commentaire de Louise L. Lammbrichs, qui traduit lui aussi une antipathie et même une certaine désobligeance à l’égard d’Andrić. Dans l’article consacré à Travnička hronika [La Chronique de Travnik], Mme Lammbrichs a d’abord tenté de faire passer le prix Nobel pour, ni plus ni moins, un adepte du réalisme socialiste avant de tirer une conclusion fort dépréciative suggérant que cet écrivain n’a pas grand-chose à voir avec le patrimoine littéraire français et occidental[8]. Certes, cette supputation – à savoir que le « choix littéraire » d’Andrić est « aux antipodes de notre tradition romanesque » ! – n’est pas formulée de façon aussi brutale mais l’idée qu’elle sous-entend est tout à fait claire !
Les trois derniers exemples cités sont, il faut le souligner, des cas extrêmes, des modèles de lecture malintentionnée. En ce sens, ils ne peuvent, bien entendu, être comparés au jugement de Georges Perec, et encore moins à l’attitude d’une grande majorité des critiques français qui ont toujours accueilli Andrić avec bienveillance et, parfois, admiration. Cela dit, ils illustrent tout de même, de manière, certes, outrée, une certaine incompréhension à l’égard de cet écrivain et le sentiment, peut-être plus répandu, qu’il s’agit d’un auteur étranger à ce que l’on considère comme étant la culture française et occidentale[9].
2. La littérature française, « la principale nourriture spirituelle » d’Andrić
Cette curieuse représentation d’Andrić écrivain appartenant à un monde étranger à la sphère culturelle occidentale, et, en particulier, l’hypothèse dépréciative selon laquelle l’œuvre du prix Nobel serbe serait « aux antipodes » de la « tradition romanesque » française, surprennent encore davantage quand on sait que l’écrivain a entretenu, toute sa vie durant, une relation spirituelle très riche avec la France et sa culture, une relation qui va bien au-delà de sa mission diplomatique ou de ses voyages dans ce pays.[10] D’ailleurs, selon ses propres aveux, de toutes les cultures nationales qui l’attiraient et le passionnaient, la culture française occupait à ses yeux, et peut-être dans son cœur[11], une place à part.
Érudit et polyglotte, Andrić a commencé à lire en français assez tôt, lorsqu’il était au lycée. « Ce n’était pas pour moi », écrira-il à Claude Aveline bien plus tard, « une langue nouvelle, mais un Monde nouveau ». Un Monde spirituel et littéraire qu’il n’arrêtera pas d’explorer, toujours avec la même passion, toute sa vie, comme il l’a également confié à Aveline. « Je n’ai jamais coupé les contacts avec la littérature française », affirme-t-il avant d’expliquer : « Votre littérature est ainsi restée pour moi la principale nourriture spirituelle jusqu’à nos jours. Mes goûts et mes affinités ont évolué au cours des années, mais les moralistes français sont restés, jusqu’à aujourd’hui, ma lecture et l’objet de mes études permanents. »[12] Sa fidélité et sa reconnaissance envers la France, sorte de « nourrice spirituelle », l’écrivain les affirmera aussi à d’autres occasions. Voici un exemple parlant :
Par chance, pour mon éducation spirituelle, je dois remercier d’abord la culture française. J’ai appris également des autres, c’est incontestable – par exemple des Polonais –, mais les empreintes françaises sont restées les plus profondes…[13]
Les preuves les plus tangibles de ces « empreintes » et de la fidélité d’Andrić à la littérature française, sont surtout présentes dans ses Sveske [Carnets], sorte de « cave à matériaux bruts », où l’on peut trouver un nombre important de citations extraites d’œuvres d’auteurs français, accompagnées souvent par des commentaires personnels de l’écrivain. Ces citations et notes de lecture démontrent à la fois la lucidité des observations d’Andrić et l’étendue impressionnante de ses champs d’intérêt. Précisément, l’écrivain lisait, avec la même passion et la même attention, les « anciens » et les « modernes », des auteurs appartenant à des époques diverses et à des écoles différentes : de Montaigne et des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’à ses contemporains – Gide, Montherlant ou Camus, en passant par les romantiques et les réalistes.[14] Dans cette « bibliothèque française », une place de prédilection a été réservée, comme Andrić l’a indiqué lui-même, aux moralistes – tels Pascal, La Rochefoucauld, Chamfort, Joubert… – qui correspondaient peut-être davantage à ses goûts « classiques ». Mais ses affinités de romancier l’ont poussé à lire et à explorer également les œuvres romanesques des Grands du XIXe siècle : Hugo, Stendhal, Balzac, Flaubert…
Chose curieuse : celui qui a tout fait pour préserver sa vie privée et ses secrets d’écrivain, celui qui considérait le fait de tenir un journal comme une preuve de vanité, pire, comme « quelque chose d’impur et de laid », cet homme timide et discret a témoigné un intérêt tout particulier pour certains écrits « intimistes » de ses confrères français, notamment pour leurs correspondances et journaux. Ainsi, sur les « rayons » de sa bibliothèque, on trouve, entre autres, Lettres à Sophie Volland de Diderot, les correspondances de Jaubert et de Flaubert, les journaux d’Hugo, des frères Goncourt, de Jules Renard, d’André Gide etc. Une curiosité qui n’était certainement pas suscitée par un quelconque voyeurisme, mais plutôt, nous semble-t-il, par l’intérêt qu’il portait aux processus de création et aux « laboratoires » d’écriture des autres. Et, peut-être aussi, par le besoin de confronter ses convictions sur la vie avec celles des Grands Esprits en cherchant, auprès d’eux, un réconfort apte à apaiser son lourd fardeau de doutes.
Ces « empreintes » françaises, on les retrouve également, bien sûr, dans ses œuvres, mais transformées, sublimées et adaptées à sa pensée et à son esprit, sans traces visibles à l’œil, telles les racines d’un arbre aux origines hétérogènes. C’est la raison pour laquelle on ne peut parler d’« influences » directes (terme au demeurant assez compromis dans le langage critique contemporain), mais plutôt d’affinités communes, ou bien encore de parenté spirituelle entre l’écrivain serbe et certains auteurs français. D’ailleurs, répondant à la question des « influences » qu’il aurait subies en lisant d’autres écrivains, Andrić s’est prononcé explicitement en indiquant clairement, nous semble-t-il, dans quelle optique il faut également observer les rapports qu’il entretenait avec sa « bibliothèque française » :
Je crois pouvoir dire que je n’ai jamais cherché ni trouvé mon inspiration dans les livres. N’empêche que la lecture m’a souvent influencé, non pas comme modèle à suivre par sa forme ou par son contenu, mais plutôt comme un encouragement, comme aiguillon pour écriture.[15]
Il est indéniable qu’un certain nombre des citations qu’Andrić a tirées des œuvres françaises lui ont servi justement d’« aiguillon » ou d’« encouragement » pour suivre son propre chemin, pour persévérer sur la voie choisie. Ces citations ‒ parfois en harmonie presque parfaite avec certains traits de la poétique andrićienne, comme si l’écrivain les avait formulées lui-même – avaient dû sonner, dans ses oreilles, comme des échos lointains de sa propre voix, comme des preuves réconfortantes qu’il ne s’était pas trompé, qu’il était dans la bonne direction. Par exemple, cette lucide remarque de Joseph Joubert : « L’art est de cacher l’art » (Lettre à Mme de Beaumont). Ou, cette autre tirée des célèbres Caractères de La Bruyère : « C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule. » Ou, encore, ce bel aveu de Diderot à Mme Sophie Volland : « Celui qui s’est voué aux lettres, s’est dévoué aux Euménides. Elles ne le quitteront qu’au bord du tombeau. » On dirait que c’est Andrić lui-même qui les a écrites puisque elles expriment parfaitement l’esprit de son œuvre et sa manière de concevoir la vocation et le métier d’écrivain.
Enfin, la parenté spirituelle existant entre l’écrivain serbe et certains auteurs français avec lesquels il a partagé des affinités esthétiques et philosophiques – parenté qui est, on le voit, aux antipodes de la thèse et de la représentation erronée d’Andrić évoquées plus haut – pourrait être interprétée d’une autre façon. Sans nier ou minimiser le rôle que la culture française – rappelons-le : la « principale nourriture spirituelle » d’Andrić – a joué dans son éducation littéraire, on pourrait observer que cette parenté touche à quelque chose de plus essentiel, qui va au-delà de toutes les « empreintes » : on pourrait le considérer, en fait, comme un reflet de l’universalité de la pensée humaniste, comme une expression des correspondances secrètes qui lient les Grands Esprits.
3. Orient et Occident : deux sources d’inspiration d’un écrivain slave et européen
Un autre malentendu stéréotypé, autrement plus fréquent – qui caractérise la réception d’Ivo Andrić en France et, sans doute, en Occident en général – concerne ce que l’on peut nommer son identité littéraire et culturelle, plus précisément les liens complexes que son œuvre tisse avec l’héritage culturel de l’Orient. En fait, ce romancier et nouvelliste est presque régulièrement présenté comme successeur moderne du « conteur oriental », ce qui sous-entend des connotations dévalorisantes, voire même péjoratives qui renvoient à l’image d’une littérature exotique ou folklorique et régionaliste.
Comme illustration, il nous suffira de nous référer à l’accueil que la critique française a réservé au roman Le Pont sur la Drina à l’occasion de la parution de la nouvelle traduction de ce livre en 1994.[16] En fait, tout en soulignant qu’il s’agit là de « l’un des plus grands romans de notre siècle »[17], ou encore de « l’un des chefs-d’œuvre de la littérature européenne »[18], la plupart des critiques ont vu Andrić avant tout comme un héritier du conte et de la tradition orientales. Ainsi, par exemple, après avoir remarqué que l’on a à faire à un art « d’une grande simplicité » qui fait « surgir en quelques traits des figures et des situations inoubliables », François Salvaing constate que la « phrase fluide » du Pont sur la Drina rappelle clairement ses origines : le « classicisme quasi oriental »[19]. Le critique de l’Hebdo est encore plus direct. Sans cacher, lui non plus, son admiration pour ce livre, il a signalé d’abord que la chronique de Višegrad avait été déjà comparée aux Mille et une nuits. C’est une comparaison, selon lui, non sans fondement car ce livre, à la fois « musical comme un conte » et « sobre comme un grand roman », dégage « la force d’une mémoire collective dépouillée du superflu », ce qui évoque justement, conclut-il, « la puissance allégorique » des histoires racontées par la légendaire Schéhérazade[20].
Une telle lecture d’Andrić, même si elle est inspirée par un enthousiasme évident, nous paraît cependant quelque peu réductrice. Avant tout parce qu’en insistant sur la domination des éléments « orientaux » chez ce prosateur, elle risque de l’enfermer dans un modèle culturel et poétique figé et, dans le même temps, d’occulter toutes ses autres qualités littéraires, tout le réseau intertextuel qui le lie d’abord à son contexte naturel défini par l’héritage culturel serbe et plus largement balkanique mais aussi à la tradition littéraire occidentale.
Sur ce dernier point, il serait bien sûr possible de disserter longuement. Contentons-nous de rappeler quelques faits significatifs sans pour autant entrer dans les détails. Mise à part sa passion pour la littérature française évoquée plus haut, l’écrivain a très tôt côtoyé les littératures et les auteurs occidentaux qui ont indéniablement laissé des traces sur sa philosophie et sa vision du monde. Ainsi, déjà dans sa jeunesse, Andrić lit Goethe, découvre et traduit Walt Whitman avant de chercher le réconfort, lors de son emprisonnement dans les geôles austro-hongroises, dans l’œuvre et la pensée de Sören Kierkegaard. Plus tard, Andrić sera fasciné surtout par la peinture de Francisco Goya dont il parlera dans son célèbre essai, sorte de l’ars poetica, « Razgovori sa Gojom » [Conversations avec Goya]. En outre, certains critiques français – ceux qui ne se sont pas laissés enfermer dans une lecture stéréotypée – ont également remarqué des contacts avec les symbolistes nordiques, en particulier Strinberg, et établi le parallèle entre Andrić et un certain nombre de romanciers et de nouvellistes occidentaux, tels les Français Stendhal, Balzac, Flaubert, Roger Martin du Gard, André Maurois, ou encore l’Allemand Thomas Mann et les Américains Theodore Dreiser et Bashevis Singer…[21] En un mot, continuer à suivre ici toutes les ramifications de ce riche réseau de contacts andrićien avec la sphère spirituelle occidentale, en particulier celles remarquées par la critique française, risquerait de nous mener loin, jusqu’à établir une certaine parenté – à première vue… surprenante – avec Franz Kafka dans La cour maudite, avec Marcel Proust dans la nouvelle « Jelena, celle qui n’était pas »[22], et même avec H. L. Borges dans L’Éléphant du vizir ![23]
Soyons clairs : notre propos, ici, n’est pas de tenter de faire passer Andrić pour un écrivain éminemment occidental, et encore moins de nier ses fécondes relations avec l’Orient. Esprit ouvert et curieux, lecteur assidu et méticuleux, voyageur infatigable et bon observateur, il s’est frotté, sans préjugés ni idées reçues, à diverses civilisations et aux cultures de différents pays : son œuvre aux sources d’inspiration multiples, son esprit de tolérance ainsi que la largesse et la profondeur de sa vision du monde en sont les meilleurs preuves. Pour être précis nous pourrions affirmer qu’Andrić, tout en restant profondément enraciné dans la réalité, l’histoire et les légendes des Balkans, a puisé son inspiration tant dans l’héritage littéraire français et occidental que dans le trésor culturel oriental. D’ailleurs, il y a bien longtemps, Isidora Sekulić remarquait, avec une rare lucidité, la polyvalence de l’œuvre narrative d’Andrić : « C’est par l’Occident, avec sa psychologie pénétrante et universaliste, que [ses] nouvelles touchent à nos sensibilités artistiques les plus fines », constatait-elle avant d’ajouter : « Mais ce qui nous tire vers les profondeurs, ce qui nous donne la soif de lire, c’est bien l’Orient. »[24]
Il est donc indéniable que l’art narratif andrićien comporte certains traits orientaux et il ne s’agit aucunement de contester cet élément important de sa poétique. Ce qui mérite d’être dénoncé, en revanche, c’est cette tendance simplificatrice, très fréquente dans la critique française, à identifier ou plus exactement à réduire Andrić à un simple « conteur oriental ». D’où vient donc ce malentendu, où sont ces racines ?
D’abord il faut souligner que la traduction du premier livre d’Andrić publié en France, Le Pont sur la Drina, accentuait à l’outrance les traits orientaux de ce roman, comme le fait remarquer à juste titre François Maspero[25]. Certes, tout en rappelant qu’à l’époque de la première parution de ce livre en France en 1956,[26] les critiques ont déjà comparé ce roman au conte oriental, Maspero constate lui aussi qu’on ne peut pas effectivement s’empêcher de songer à un tel parallèle : le foisonnement des personnages dans ce roman, la forme de la chronique qui combine saga historique et légende populaire, ou encore l’omniprésence des couleurs locales, sont justement les éléments qui caractérisent les récits orientaux. Mais, ajoute-t-il, ce parallèle a été sans doute suggéré davantage par la traduction de Georges Luciani qui en avait accentué « le côté ‘conte oriental’ par un style très ample dont on soupçonne qu’il prenait quelques libertés avec l’original ». La preuve en est déjà la traduction du titre lui-même, Il est un pont sur la Drina, « qui allait dans ce sens ».[27]
Toutefois, cette « étiquette » du conteur oriental sera durablement collée à Andrić surtout à l’occasion de sa distinction par le prix Nobel, étiquette « confectionnée » en partie grâce aux déclarations de l’écrivain lui-même ! Comme le rappelle Kjell Strömberg, c’est le romancier suédois, Eyvind Johnson, qui a le premier, dans son rapport au Comité Nobel, émis un jugement au sujet du Pont sur la Drina présentant son auteur comme « ‘un conteur dans le genre des Mille et une nuits’, fortement assujetti à des influences orientales de source populaire »[28]. Ce jugement sera ensuite repris par Anders Osterling : dans sa présentation de lauréat communiquée à la presse internationale, le secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise a notamment souligné qu’Andrić allie « le fatalisme venu des Mille et une nuits » à « une pénétration psychologique moderne »[29]. Cette représentation orientalisée de l’œuvre du prix Nobel sera enfin scellée, aux yeux de la critique occidentale, lors de la réception du Prix par le discours du lauréat qui a effectivement évoqué de façon métaphorique « la légendaire et diserte Schéhérazade », tout en faisant l’éloge du conte et du conteur en général :
Ainsi, on croirait parfois que, depuis les premières lueurs de sa conscience, et à travers les temps, au rythme de sa respiration et des pulsations de son sang, l'humanité se raconte à elle-même, en d'innombrables variantes, toujours la même histoire. Et cette histoire, on dirait qu'elle s'applique, à l'instar de la légendaire et diserte Schéhérazade, à faire patienter le bourreau, à suspendre l'inéluctable arrêt du sort qui nous menace et à prolonger l'illusion de la vie et de la durée.[30]
Mais cette évocation métaphorique sensée exprimer et souligner davantage l’importance, le sens et la mission humaniste de l’art narratif tels qu’Andrić les concevait lui-même, sera par la suite interprétée comme une revendication explicite d’une tradition littéraire tandis que l’écrivain sera « promu » héritier du conte oriental.
Pour clore le débat sur cette question, évoquons enfin l’avis de Christian Salmon qui nous paraît particulièrement pertinent. Dans son texte « L’épique époque d’Andric »[31] qui se distingue par sa densité et par ses accents polémiques, celui-ci tente d’abord de briser le stéréotype qui fait de l’écrivain serbe, précise-t-il, une sorte de « conteur des mille et une nuits, de messager de l’Orient ». C’est une simplification, dit Salmon, qui révèle un « absurde malentendu ». Car, bien qu’il s’agisse d’un héritier d’une culture marquée par certains éléments orientaux, dont la tradition orale occupait une place importante, dans ses œuvres il n’y a « aucune trace de naïveté épique ». Bien au contraire, l’héritage folklorique et, plus particulièrement, les légendes sont subvertis et parodiés par l’ironie habilement mesurée, de façon que les légendes deviennent désenchantées tandis que le texte romanesque prend l’allure d’un palimpseste. Pour bien définir l’art du roman d’Ivo Andrić, Salmon nous propose une autre interprétation qui se réfère implicitement à la théorie lukàcsienne. C’est un art, dit-il, qui répète d’une manière créative et exemplaire « l’expérience décisive dans la naissance du roman européen », à savoir, « le passage de l’épopée au roman, d’une vision d’un monde unifié et stable à la conscience malheureuse ». C’est pourquoi dans les romans de cet écrivain les temps clos des légendes et le passé épique ne sont plus protégés du présent incertain et de la « corrosion de l’actualité ». « Ni contes orientaux, ni romans historiques », conclut enfin Salmon, les romans d’Ivo Andrić s’inscrivent dans la grande lignée du roman européen qui reflète, depuis Cervantès, une expérience spécifique, « le désenchantement ».
4. Il n’est pas facile non plus, en Bosnie, de lire Ivo Andrić
Avant de poursuivre notre analyse, retournons brièvement au début de cette communication et au constat fait il y a donc plus d’un quart de siècle : « Il n’est pas facile, en France, de lire Ivo Andrić. » Aujourd’hui, trente ans plus tard, à ce constat toujours valide on pourrait en ajouter un autre, tout aussi décourageant : aujourd’hui, ironie du sort, il n’est guère plus facile de lire Ivo Andrić dans les Balkans ! Et plus particulièrement dans son pays natal – la Bosnie où certains intellectuels et universitaires nationalistes musulmans l’ont déclaré « traître à la cause bosniaque », et tentent de le clouer au pilori ! Quelle serait donc « le péché mortel » de celui qui, par l’extraordinaire puissance de son art, a érigé cette même Bosnie en un symbole universel ?
On pourrait dire que c’est d’une certain façon « la question d’Orient » et de sa représentation qui ont, de nouveau, brouillé les pistes et risque sérieusement de « brouiller » définitivement Andrić avec certains de ses lecteurs bosniaques. Pour être plus précis, disons que l’on reproche à l’écrivain d’avoir donné, dans ses œuvres, une image fausse de l’Empire ottoman et de la Bosnie sous le joug turc.[32] Dans cette interprétation, évidemment mal intentionnée, cette image reflète, pour citer les termes de Jasna Šamić, professeur à l’Université de Sarajevo, « un monde impitoyable, presque caricatural » qui « n’est même pas un monde, mais plutôt un ‘semi-monde’ (polusvijet). ». Ce cruel « monde andrićien », avec « ses habitants terribles, horribles et maudits », poursuit l’universitaire, « n’est que méchanceté, ruse et haine », et son but est de souligner « la difficulté, voire même l’impossibilité d’une vie commune entre les différentes communautés religieuses de Bosnie » ![33]
Mais ce qui étonne encore d’avantage c’est que cette attitude indigne à l’égard d’Andrić se trouve confortée par le soutien que lui apportent certains intellectuels et universitaires français, en particulier Paul Garde. Ainsi, dans la préface à La Chronique de Travnik, ce dernier s’efforce, sinon de justifier, à tout le moins de rendre acceptable l’hostilité que « certains Musulmans bosniaques » nourrissent à l’encontre de l’écrivain.[34] S’ils lui « reprochent d’avoir médit de leurs ancêtres et de l’empire ottoman », dit Paul Garde, il doit bien y avoir une raison. Que, tout naturellement, il trouve : « Il est bien vrai », stipule-t-il, « que l’historiographie actuelle a tendance à nuancer le jugement très sombre qui a longtemps été porté sur ce régime, et qui se trouve chez Andrić » ! C’est une tentative, là encore, de révision de la vision andrićienne de l’histoire de la Bosnie ![35]
Heureusement, la critique française, quant à elle, ne partage pas ce point de vue tendancieux. Au contraire, depuis la parution des premières traductions des œuvres d’Ivo Andrić, elle a toujours loué le dévouement de l’écrivain à la Bosnie, la justesse de sa vision de la réalité historique bosniaque et son humanisme à l’égard des petites gens de son pays natal. Même pendant la tragique guerre civile en Bosnie – période durant laquelle Andrić, comme d’ailleurs les autres écrivains serbes, n’a pas complètement échappé à une lecture influencée par « les temps qui saignent », pour reprendre l’expression d’un critique – personne n’a jamais mis en doute l’impartialité de son regard sur la Bosnie et son histoire. Évidemment, il aurait été très difficile, voire impossible, de lire à cette époque Ivo Andrić sans faire des allusions à l’actualité, d’autant plus que les lieux où se déroulent ses histoires ont été présents, durant les années de conflit, à la une des journaux ainsi qu’à l’esprit de tout un chacun.[36] Pourtant, sauf dans les cas extrêmes, les critiques se sont gardés de faire des commentaires politiques trop tranchés. Cette attitude a été sans doute conditionnée par les œuvres andrićiennes elles-mêmes qui ne laissent place à aucune réflexion manichéenne, à aucun jugement partisan.
En fait, il nous semble qu’en lisant Ivo Andrić, même s’ils n’ont pas réussi à saisir toutes les significations, les critiques se sont rendu compte à la fois de la complexité du récent drame bosniaque et de la complexité d’une région où il est très facile de bousculer un équilibre toujours fragile et de provoquer une nouvelle tragédie. Cette prise de conscience est surtout visible dans l’accueil que la critique française a fait à La Chronique de Travnik, malgré la préface fort tendancieuse de Paul Garde. Le nouveau prisme de la lecture – nécessairement façonné par les contraintes de « temps qui saignent » – s’est naturellement imposé de soi, par les similitudes frappantes entre la Bosnie évoquée dans ce livre et celle des tragiques années quatre-vingt-dix dont les images saisissantes ont parcouru le monde entier. Surpris par ses similitudes étonnantes, les critiques n’ont pas caché leur émoi suscité par la justesse de la représentation andrićienne de la Bosnie, ainsi que par sa troublante intuition prémonitoire. En décrivant ce pays de l’époque napoléonienne, Andrić a démontré – constate-on de façon quasi unanime – à la fois « un pessimisme tragiquement prophétique »[37] et « une prémonitoire et dérangeante lucidité »[38]. En lisant La Chronique sous un nouvel éclairage, celui de l’actualité, les critiques ont également réalisé que l’image de la Bosnie qui se reflète dans ce roman ne correspond pas tout à fait à celle plus ou moins manichéenne qui a défilé, durant des années, devant les yeux des téléspectateurs stupéfaits. Quel dommage, remarque à ce propos un chroniqueur, « que nos diplomates, éditorialistes et autres analystes ne l’aient pas lu ».[39] Grâce à ce livre, les critiques se sont enfin aperçus que la particularité tragique de la Bosnie, ce kaléidoscope de nations et de religions en perpétuelle agitation, ne vient pas uniquement du mal qui la ronge de l’intérieur mais aussi de son destin de no man’s land situé « à la lisière de deux mondes » où s’entrechoquent les intérêts opposés de l’Orient et de l’Occident.
Afin de compléter et d’ajuster davantage ces assertions sur la vision andrićienne de la Bosnie et de son histoire, il nous semble nécessaire d’évoquer plus en détail encore un point de vue, celui de Robert Bréchon, qui se distingue de tous les autres par le but qu’il se donne : démontrer et élucider la complexité des rapports ambigus qu’Andrić aurait entretenus avec son pays natal. Comme l’indique explicitement le titre de son étude[40], deux problèmes majeurs se trouvent au centre de sa lecture, celui de l’enracinement et celui de l’exil que l’auteur essaie d’éclaircir à travers une analyse du mal et de ses avatars dans les deux grands romans de l’écrivain. L’univers que dépeint Andrić est, à première vue, un univers dominé par la misère, la terreur et la cruauté, constate Bréchon. La Bosnie, telle qu’elle apparaît, par exemple, aux yeux des consuls dans La Chronique de Travnik, est un « cauchemar » et un « enfer » où l’homme semble être abandonné à sa nature primaire. Mais les scènes de terreur et de cruauté ne sont pas le privilège de ce roman ; elles jalonnent également Le Pont en choquant le lecteur aussi bien par leurs descriptions minutieuses que par leurs aspects irrationnels. D’ailleurs, c’est dans ce roman qu’on trouve la scène du supplice du pal infligé au paysan serbe Radisav, une scène qui dépasse l’entendement : « Jamais dans aucune littérature, me semble-t-il, écrit Bréchon, on n’est allé plus loin dans l’évocation du traitement qu’un homme peut faire subir à un autre homme qu’il tient en son pouvoir ».
C’est donc bien « l’enfer bosniaque », l’enfer d’un monde qui « n’a pas été tempéré par la culture et l’humanisme » ! Mais, cette image de la Bosnie sous l’occupation ottomane est-elle vraiment celle que l’écrivain a voulu communiquer ? Ce critique arrive-t-il donc à la même conclusion que Jasna Šamić et Paul Garde ?
Si on lit plus attentivement les romans d’Andrić, souligne Bréchon, les choses se révèlent, cependant, plus nuancées et plus complexes. L’attitude de l’écrivain à l’égard de son pays d’origine, se révèle, elle aussi, ambiguë, voire paradoxale : une attitude qui revendique et rejette à la fois. Ainsi, explique le critique, Le Pont et La Chronique expriment, dans « leur signification primaire », la volonté de l’auteur « d’assumer et d’affirmer sa solidarité avec le peuple de Bosnie ». On pourrait même dire qu’il explore le passé de son pays natal pour décrire et exalter « son propre enracinement ». Cependant, le sentiment que l’écrivain a de cet enracinement reste quelque peu ambigu, « comme s’il était sans cesse l’objet d’une contestation de la part de l’étranger qu’Andritch est devenu ». En d’autres termes, « s’il éprouve de l’intérieur la condition bosniaque, il la voit en même temps de l’extérieur, comme un témoin et un juge ». Certes, précise Bréchon, cette contestation demeure « voilée » dans Le Pont où domine un ton épique, mais elle se manifeste ouvertement dans La Chronique tout en accentuant sa dimension tragique.
Ce double sentiment par rapport à la Bosnie fait d’Andrić à la fois un homme enraciné qui subit le destin de son pays natal et un exilé qui l’observe, le rationalise et le juge. Bien sûr, il s’agit ici, poursuit Bréchon en se lançant dans une sorte d’analyse psychanalytique, d’un exil intérieur qui s’articule comme une « situation spirituelle ». Pour mieux saisir ce sentiment de l’écrivain, le critique s’attache à analyser ses héros, car il lui semble qu’Andrić projette justement sur eux « sa propre angoisse ». À ce propos, le personnage du consul français Daville lui paraît le plus significatif, d’autant plus qu’il voit clairement « dans son angoisse d’exilé le reflet d’un sentiment » vécu par Andrić. Plus précisément, le consul français (et à travers son personnage l’écrivain lui-même) ressent l’exil « comme une double privation d’être », c’est-à-dire qu’il se sent étranger aussi bien par rapport à lui-même que par rapport aux autres. Sa « déchirure intime » n’est pas provoquée uniquement par l’étrangeté de la Bosnie où il n’arrive pas à trouver sa place ; elle vient, en fait, « de plus loin que les circonstances », et c’est cela qui le rapproche, souligne le critique, de quelques autres personnages d’Andrić qui « éprouvent comme lui l’impossibilité d’être à leur place dans le monde ». Interprété ainsi, le sentiment d’exil ne paraît donc plus conditionné par les circonstances ou par les lieux géographiques précis ; il prend une dimension métaphysique aussi bien chez l’auteur que chez ses héros. Vu sous ce nouvel éclairage, « l’enfer bosniaque » prend de nouvelles significations et se présente, d’après Bréchon, comme « l’image grossie de la condition humaine », tandis que « la Bosnie devient un pays mythique qui figure l’exil de l’esprit dans le monde ».
Le même glissement de sens, d’un plan concret vers un plan universel, s’opère également dans le traitement de phénomène du mal et de la cruauté. Tout en décrivant le mal qui s’est emparé de la Bosnie, précise le critique, Andrić pose, « d’une manière générale, le problème de la cruauté dans l’histoire ». Ce faisant, il essaie de répondre notamment à cette question : « Comment la terreur est-elle possible ? » Et il nous suggère plusieurs hypothèses. La première est celle qui a été formulée déjà au XVIIIe siècle par les humanistes français : « la cruauté est liée à l’intolérance ». La deuxième vise encore plus loin : le mal subi ou exercé par l’homme est « l’effet de son aliénation » qui se manifeste surtout dans les périodes de troubles ou l’homme renonce aux valeurs qui, en temps de paix, façonnent les relations humaines.
On pourrait bien entendu contester ou accepter sans réserve cette interprétation qui s’appuie en partie sur la psychanalyse. Mais il serait difficile de mettre en doute la validité de sa conclusion, plus précisément le fait que la représentation andrićienne de la Bosnie dépasse largement une simple image d’une réalité géographique et historique concrète pour acquérir des dimensions mythiques, métaphysiques et universelles. D’ailleurs, pour prouver l’universalité de l’œuvre littéraire d’Ivo Andrić et, du même coup, pour balayer toutes les supputations rappelées plus haut, il suffit d’évoquer, comme argument suprême, irréfutable, une image, une seule : celle du pont sur la Drina, l’incarnation de la philosophie vitaliste andrićienne, l’expression sublimée de sa vision du monde humaniste. Comme nous l’avons déjà fait remarquer par ailleurs[41], c’est surtout à travers ce symbole poétique et puissant qu’Andrić a voulu ériger un trait d’union salvateur reliant les mondes opposés, séparés, hostiles : celui de l’Orient et celui de l’Occident, celui de l’islam et celui de la chrétienté. C’est à travers cette magistrale image du pont également qu’il a tenté, ne serait-ce que métaphoriquement, à réaliser ce qui, hélas, paraît toujours une mission impossible : la réconciliation d’une Bosnie déchirée en son for intérieur avec elle-même et avec les autres…
Les vrais lecteurs en Bosnie, ainsi que ceux, nombreux, en Orient et en Occident, auront compris, et depuis longtemps, le message humaniste d’Ivo Andrić. Pour les autres, le meilleur moyen de se réconcilier, dans un premier temps, avec leur traumatique histoire nationale, puis avec l’écrivain lui-même, c’est de lire et de relire – mais sans préjugés ni arrière-pensées – l’œuvre de cet incomparable sage des Balkans.
Резиме између истока и запада : проблеми рецепције иве андрића у француској
Упркос дугом присуству на француској књижевној сцени – више од пола века ! –, упркос интересовању које је критика показала за више његових књига, Иво Андрић, једини нобеловац из бивше Југославије, још увек није прихваћен у Француској на начин на који то заслужује. Чињеница да овај писац припада књижевности која се на Западу сматра као „мала“ или „минорна“ свакако је негативно утицала на његову рецепцију, али она није довољна да објасни зашто је Андрић – чак и после осамнаест књига објављених на француском језику – још увек недовољно познат у овој земљи.
Настојећи да, у стручним круговима, подстакне на дубље промишљање и отвори најзад конструктивну расправу у вези са овом темом, аутор ове студије – не избегавајући при томе да се сучели са незгодним питањима – подвргава критичкој анализи стереотипе који још од 1956. године, од првих превода Андрићевих романа на француски, прате и профилишу на одређени начин рецепцију овога писца у Француској. Прецизније, полазећи од констатације једног париског компаратисте према којој „није лако, у Француској, читати Иву Андрића“, аутор настоји да идентификује и разјасни разлоге који воде до таквог закључка. Више стереотипа који се често јављају у француском, и уопште западном, читању великог српског писца су тако стављени под критичку лупу : осећање по којем се Андрић доживљава као аутор туђ оном што се сматра француском и западном културом ; теза према којој би дело овог нобеловца било „антипод“ француској „романескној традицији“ ; или, на пример, тенденција која, на упрошћен начин, поистовећује или чак своди овога писца на обичног „оријенталног приповедача“. Најзад, не излазећи из оквира одабране теме, аутор критички анализира тезу елаборирану у одређеним универзитетским круговима, тезу која је по његовом мишљењу погрешна и тенденциозна, а према којој је Андрић дао искривљену слику историје и стварности Босне под отоманском окупацијом.
Kључне речи
Иво Андрић, Нобелова награда, рецепција, књижевни контакти, француска критика, Оријент, Запад, Босна, мост.
Summary between east and west: the problems of ivo andrić's reception in france
Despite his long presence on the French literary scene – more than fifty years! – and despite our critics’ occasional warm welcome of several of his books, Ivo Andrić, the only Nobel Prize from the former Yugoslavia, still remains a writer who has yet to be discovered in France. The fact that he belonged to a literature considered in the West as "small" or "minor" was certainly detrimental to his reception in France but this unfavourable factor does not completely explain why Andrić remains – even after eighteen books translated into French – little known in this country.
In order to encourage a deeper reflection on the subject among specialists and to open a long needed constructive debate, the author of this study proposes, without avoiding or shying away from controversial questions, to scrutinize a certain number of stereotypes which, since the translation of two of Andrić’s books in 1956, have accompanied and somehow influenced the reception of this writer. More precisely, beginning with the observation of a Parisian comparatist according to whom “it is not easy, in France, to read Ivo Andrić”, the author tries to find and explain the reasons that have led to such an assessment. Several frequent stereotypes in the French and Western readings of the great Serbian writer are thus revealed: the feeling that the author is alien to what is considered as French and Western culture; the hypothesis that the Nobel Prize winner’s work is completely out of touch with the French “fictional tradition”; or yet the simplistic tendency to identify or more exactly to reduce the writer to a mere “oriental storyteller”. Finally, while remaining within the limits of the article’s subject, the author wishes to examine critically another hypothesis, which he considers erroneous and biased, and which was developed in some university circles claiming that Andrić gave a false image of history and of the reality in Bosnia under the Ottoman domination.
Key words
Ivo Andrić, Nobel Prize, reception, literary contacts, French criticism, East, West, Bosnia, bridge.
NOTES
[1] Yves Chevrel, « Avatars d’une littérature de langue ‘non-universelle’ : le cas Ivo Andrić », in Дело Иве Андрића у контексту европске књижевности и културе [L’Œuvre d’Ivo Andrić dans le contexte de la littérature et de la culture européennes], Belgrade, Andrićeva zadužbina, 1981, p. 781-795.
[2] Déjà en 1979, Janick Jossin avait dénoncé l’injustice à l’égard du prix Nobel serbe, selon elle trop méconnu en France, en soulignant qu’il s’agit d’un « grand écrivain », et non d’une de « ces gloires consacrées à Stockholm pour des raisons diplomatiques ». (« Au temps d’Anika par Ivo Andritch », Le Nouvel Observateur, 23 juillet 1979, p. 54.) Un an plus tard, Pierre Ajame a tout aussi fermement pointé du doigt l’indifférence imméritée qui, selon lui, entoure, en France, cet « immense écrivain » (« Les prémices de l’aurore », Le Nouvel Observateur, 24 mars 1980, p. 81) avant de récidiver quelques années plus tard en fustigeant le comportement des hommes de lettres français à l’égard du prix Nobel serbe : « C’est navrant mais c’est ainsi », constate-il désabusé. « Les intellectuels français ignorent Ivo Andritch, la plupart ne savent même pas l’existence » de ce « génie » qui « est à la Yougoslavie ce que Thomas Mann fut à l’Allemagne : le romancier absolu, la référence, la création littéraire faite homme » (« Le fils serbe d’Honoré de Balzac », Le Matin, 1er juin 1987). Citons enfin le constat fait en 1997 par Marion Van Renterghem. Quelle ironie du sort ! remarque-t-elle à propos d’Andrić : « Son prix Nobel de littérature, en 1961, n’a pas suffi à le faire connaître à la mesure de son talent, et l’ironie veut encore qu’il ait fallu la tragédie du récent conflit pour relire un peu mieux cet humaniste sceptique et visionnaire » (« L’Europe s’arrête à Travnik », Le Monde, 3 janvier 1997).
[4] Georges Perec : « Il est un pont sur la Drina, par Ivo Andritch », Les Lettres nouvelles, vol. 45, janvier 1957, p. 139-140.
[5] Robert Kanters, « L’imprimerie et la guillotine », Le Figaro littéraire, n° 858, 29 septembre 1962, p. 2.
[6] Oui, « j’ai mal vu », reconnut Mihajlović avant d’expliquer : en le lisant attentivement, on se rend compte que ce court roman possède en réalité une « structure parfaitement claire, extraordinairement solide », une « structure cristalline, presque géométrique », composée « avec rigueur et perfection ». In « Читајући Проклету авлију » [En lisant La Cour maudite], préface à une réédition de ce roman publiée à Belgrade en 1960.
[7] « Au temps d’Anika d’Ivo Andrić », Les Nouvelles littéraires, n° 2684, 26 avril 1979, p. 24.
[8] Louise L. Lammbrichs, « Le regard sans passion d’un consul français sur la Bosnie du XIXe siècle », La Croix, 24 février 1997.
[9] À ce propos, il est intéressant de noter également une réflexion d’Yves Chevrel concernant la forme de présentation par son éditeur de L’Éléphant du vizir, un recueil de nouvelles d’Ivo Andrić (Paris, Publications orientalistes de France, 1977). Comme il a également procédé dans le cas de la publication de L’Œil-de-mer de Désiré Kosztolànyi, POF a présenté L’Éléphant du vizir dans une collection « expressément caractérisée comme offrant des textes venant ‘D’Étranges pays’ (l’expression figure sur la couverture des ouvrages en question) ». L’écrivain serbe et l’écrivain hongrois se sont ainsi trouvés, conclut Chevrel, « catalogués, avant même que la lecture ait commencé, comme des écrivains exotiques ». (Y. Chevrel, « Les études de réception », in Précis de la littérature comparée, P. Brunel et Y. Chevrel (dir.), Paris, PUF, 1989, p. 192-193.)
[10] En tant que diplomate, Andrić a passé deux ans en France : à la fin de 1926, il est nommé au poste de vice-consul du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes à Marseille avant d’être muté, l’année suivante, au consulat de Paris. Il profite de ce séjour pour approfondir, bien sûr, sa connaissance de la langue et de la littérature françaises, mais aussi pour faire des recherches en vue de ses projets littéraires. Ainsi se rend-il fréquemment au Quai d’Orsay pour consulter les archives du ministère des Affaires étrangères et étudier la correspondance de Pierre David, ancien consul de France en Bosnie (1807-1814). Il y trouvera des sources historiques précieuses pour son roman La Chronique de Travnik.
[11] Un détail qui n’est peut-être pas à négliger : dans les années cinquante, Andrić, alors président de la Société des écrivains de Serbie, est élu membre du comité directeur de l’Association culturelle Yougoslavie-France. Cette fonction était plutôt formelle et honorifique, certes, mais l’écrivain ne l’a pas accepté, c’est évident, à contrecœur.
[12] Ces citations proviennent du texte que l’écrivain a envoyé à C. Aveline qui, alors, rédigeait la préface pour la première édition de La chronique de Travnik, publiée en 1956. Le texte original : « Андрићева aутобиографија [L’autobiographie d’Andrić], Политика, 10 octobre 1980.
[13] In Љубо Јандрић, Са Ивом Андрићем [Ljubo Jandrić, Avec Ivo Andrić], Sarajevo, Veselin Masleša, 1982, p. 263.
[14] Voir sur ce sujet en particulier : Jelena Novaković, Иво Андрић и француска књижевност [Ivo Andrić et la littérature française], Belgrade, Filološki fakultet – Narodna knjiga, 2001.
[15] Signes au bord du chemin, traduit par Harita Wybrands, l’Âge d’Homme, 1997, p. 174.
[16] Le Pont sur la Drina, traduit par Pascale Delpech, Paris, Belfond, 1994.
[17] Nicole Zande, « Le pont aux onze arches », Le Monde, 8 avril 1994 .
[18] Béatrice Toulon : « Ivo Andric le passeur », La Croix événement, 17/18 avril 1994.
[19] « Mille et une nuits d’un pont », L’Humanité dimanche, 31 mars 1994.
[20] J.-C. P. : « Le Pont sur la Drina », l’Hebdo, 14 juin 1994.
[21] Selon Alain Bosquet, Ivo Andrić devrait être considéré comme le plus européen des écrivains de l’ex-Yougoslavie. La dimension européenne de l’œuvre andrićienne ressort effectivement davantage dans les parallèles qu’il établit entre le romancier serbe et divers auteurs européens. S’il est évident que les goûts esthétiques d’Andrić sont assez proches des goûts français « tels qu’ils se manifestent au sein des romans traditionnels, à la fois dans la lignée de Stendhal et de Roger Martin du Gard, sinon d’André Maurois », il est encore plus évident que sa vision de l’histoire évoque celle de Léon Tolstoï ou celle de Theodore Dreiser dans Une Tragédie américaine. D’autre part, poursuit Bosquet, le prix Nobel se montre très habile dans l’usage de certains procédés chers à quelques autres écrivains européens. Ainsi, tout en restant authentique, il sait, à l’exemple de Thomas Mann, donner « à ses intrigues autant de grâce que de force tranquille », ou encore, à l’instar de Merejkovski, « tirer d’un épisode historique une morale », voire « une leçon explicite » (A. Bosquet, « Ivo Andritch, romancier yougoslave », Le Monde, 28 octobre 1961, p. 8).
[22] D’après Guy Le Clec’h, ce petit chef-d’œuvre, histoire d’un homme hanté par une femme-image qui apparaît seulement à des moments uniques, représente une recherche artistique d’un « désir-espoir » qui ne surgit qu’en des « intermittences du temps », phénomène qui fait penser inéluctablement à Marcel Proust (G. L. C., « Bonnes nouvelles d’Ivo Andric », Le Figaro, 12-13 nov. 1977, p. 24).
[23] Chez l’auteur de L’Éléphant du vizir – constate, par exemple, Jacques Brosse – « le plus strict réalisme rejoint certain pouvoir d’incantation, de bizarrerie dépaysante qui ne sont pas sans rappeler les mondes imaginaires » du grand Argentin (« L’Éléphant du vizir d’Ivo Andritch », Les nouvelles littéraires, 23 février 1978, p. 24).
[24] « Исток у приповеткама Ива Андрића » [L’Orient dans les nouvelles d’Ivo Andrić], Српски књижевни гласник, Београд, 1923. Cité ici d’après la traduction de Branka Šarančić, in « L’Empire ottoman d’Ivo Andrić : à la recherche de ‘l’histoire perdue’ », Cahiers balkaniques, vol. 36-37, Paris, INALCO, 2007-2008, p. 29.
[25] « Ah, Dieu ! Que la Bosnie est jolie... », La Quinzaine littéraire, 16 avril 1994.
[26] Il est un pont sur la Drina, traduction et préface de Georges Luciani, Paris, Librairie Plon, 1956.
[27] Quant à la traduction de Pascale Delpech, son texte est, selon Maspero, « plus précis dans son vocabulaire, plus ramassé, voir heurté dans son rythme » et « il correspond mieux », souligne-t-il, « à l’idée qu’on se fait d’une chronique plus rude et moins éthérée que celle de Mille et une nuits » (F. Maspero, op. cit.).
[28] Kjell Strômberg, « ‘Petite histoire’ de l’attribution du prix Nobel à Ivo Andritch », in La Cour maudite, Paris, Les Presses du compagnonnage, 1972, p. 11.
[30] Discours prononcé par Ivo Andrić lors de la réception du prix Nobel de littérature, Stockholm, 10 décembre 196. In Les Prix Nobel en 1961, Ed. Göran Liljestrand, [Nobel Foundation], Stockholm, 1962.
[31] Libération, 18 juin 1987.
[32] Voir sur ce sujet en particulier : Staniša Tutnjević, « Andrićevska slika svijeta i muslimanska / bošnjačka književnost » [La vision du monde andrićienne et la littérature musulmane / bochnïake], in Poetička i poetološka istraživanja [Les Recherches poétiques et poétologiques], Belgrade, Institut za književnost i umetnost, 2007, p. 311-342.
[33] Jasna Šamić : « L’Empire ottoman et ses vestiges dans la littérature bosniaque moderne (XIXe et XXe siècles) », Cahiers balkaniques, volume 36-37, Paris, INALCO, 2007-2008, p. 41-60. Cette interprétation erronée et tendancieuse de Mme Šamić n’est malheureusement pas un cas isolé : elle reflète, à vrai dire, des idées d’un certain nombre d’intellectuels et d’universitaires musulmans bosniaques exposées lors d’un colloque organisé en Bosnie-Herzégovine en 1999, sous le titre : Djelo Ive Andrića u historijskom i društvenom kontekstu [L’Œuvre d’Ivo Andrić dans le contexte historique et social] (les actes de ce colloque sont publiés l’année suivante sous un titre modifié : Andrić i Bošnjaci [Andrić et les Bochnïaks], Tuzla, "Preporod", Bošnjačka zajednica kulture, Općinsko društvo Tuzla, 2000). En lisant certaines déclarations faites lors de ce colloque – déclarations parfois très virulentes – on a l’impression de lire un véritable acte d’accusation reposant non pas sur une analyse argumentée mais sur une animosité gratuite voire sur un sentiment de haine à l’égard de l’écrivain. À titre d’exemple, citons seulement quelques idées de Rasim Muminović qui n’hésite pas à recourir à un vocabulare vénéneux. Selon ce philosophe et universitaire, Andrić "trahit le sens de l’art“ en le mettant au service de „l’ideologie grand serbe“ (!) et en developpant „l’art de la haine et du mépris de certains peuples“ (!). Toujours d’après le même universitaire, l’écrivain est responsables, entre autres, d’avoir contrubué à l’instoration du climat propice aux crimes perpétrés en Bosnie (!), raison pour laquelle „il a reçu le prix européen [prix Nobel] de la part d’un monde hypocrite“ (!). In « Nacionalizam kao negacija Andrićeve umjetnosti » [Le nationalisme en tant que la négation de l’art d’Andrić], Andrić i Bošnjaci, p. 116. Ici cité d’après : Staniša Tutnjević, op. cit., p. 333, 337.
[34] Préface de Paul Garde, in La Chronique de Travnik, traduit par Pascale Delpech, Paris, Belfond, 1997.
[35] En lisant attentivement la préface de Paul Garde – où on trouve par ailleurs une analyse pertinente de certains aspects littéraires de La Chronique – on a parfois l’impression que le préfacier tente de faire un procès à l’écrivain et qu’en fait, il s’efforce, sans le dire ouvertement, de faire passer Andrić non seulement pour celui qui a donné une fausse image de la Bosnie ottomane mais aussi pour un renégat qui a fait « la négation du nom de son propre peuple », c’est-à-dire du peuple croate ! La preuve ? Le préfacier la trouve dans le roman lui-même, précisément dans le fait que le romancier « emploie avec parcimonie le mot de Serbe, mais il pose un tabou absolu sur celui de Croate, qui ne figure pas une fois dans le livre ». Cette remarque est, pour le moins, étrange. Celui qui passe aujourd’hui en France pour un spécialiste en la matière semble ignorer que la population catholique de Bosnie n’avait pas encore développé, à l’époque décrite par le roman, la conscience d’appartenir à une nation particulière et que, par conséquent, elle s’identifiait, comme le démontre bien Andrić, par rapport à son appartenance confessionnelle. (Paul Garde, op. cit.)
[36] Il va de soi que les éditeurs ont, eux aussi, adapté leur présentation d’Andrić à ce nouveau contexte, surtout la présentation du Pont sur la Drina. À ce propos, il suffit de citer François Maspero qui, dans son texte consacré à ce roman, constate : « L’édition de 1956 indiquait qu’Andrić était député au Parlement fédéral de Belgrade ; l’éditeur de 1994, lui, s’en tient au seul titre de député à l’Assemblée nationale de la République populaire de Bosnie-Herzégovine. Quant au postfacier [Predrag Matvejević], il tait pudiquement qu’Andrić fut président de l’Association des écrivains yougoslaves dans les premières années du régime communiste... puis de l’Union des écrivains serbes ! Comme quoi les ‘pages blanches’ de l’histoire ne font souvent, hélas, que se déplacer. » (« Ah, Dieu ! Que la Bosnie est jolie... », La Quinzaine littéraire, 16 avril 1994.)
[37] M. Van Renterghem, op. cit.
[38] Marc Semo, « Les consuls de Travnik », Libération, 9 janvier 1997.
[39] Anonyme, « La Chronique de Travnik », L’Histoire, mars 1997.
[40] Robert Brechon, « Ivo Andritch : l’enracinement et l’exil », La Critique, tome XIII, n° 180, 1962.
[41] Voir : Milivoj Srebro, « Un pont entre les mondes », Europe, avril 2009, n° 960, p. 300-307.
Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012
Pour citer cet article :
Srebro, Milivoj, « Entre l’Orient et l’Occident : problèmes de la réception d’Ivo Andrić en France », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 215-235.
Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr
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