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Le front de Salonique (1916-1917)
Suite à la formation du front de Salonique au cours de l'été 1916, sous le commandement suprême du général français Sarrail, 122 600 soldats serbes constituèrent le tiers de l'ensemble des forces alliées, aux côtés des troupes françaises et britanniques. Trois armées serbes furent alignées sur la ligne de front orientée vers la Macédoine, où, dès les premières escarmouches avec les Bulgares, plusieurs victoires significatives furent enregistrées en septembre 1916 (Gornićevo, Kajmakčalan). Lors de l'offensive alliée suivante, fin 1916, la prise de Bitolj se traduisit par la libération d'une partie du territoire serbe. Puis les combats cessèrent pendant une longue période de gel, et de décembre 1916 à l'automne 1918 se déroula une épuisante guerre de tranchées. Suite aux lourdes pertes subies lors des affrontements avec les forces des Puissances centrales, la Troisième armée serbe fut dissoute en mars 1917 et ses effectifs servirent à combler les rangs des deux armées restantes. A l'exception de la France, les forces alliées considéraient le front de Salonique comme un terrain d'opérations secondaire, alors que la Serbie s'efforçait avec obstination d'en assurer le maintien.
Le procès de Salonique : le règlement de comptes avec la Main noire
L'affrontement entre les autorités civiles et militaires en Serbie - ou plus précisément la rivalité entre le gouvernement légal et l'organisation secrète l'Union ou la Mort (la Main noire) - avait seulement été retardé par le déclenchement de la guerre. Ce conflit reprit sous une forme beaucoup plus dure après l'écroulement militaire de la Serbie en 1915. Les membres de la Main noire reprochèrent alors au gouvernement de Pašić et au prince héritier Alexandre d'avoir mal dirigé les affaires politiques et militaires, contribuant ainsi de manière décisive à la défaite. Sur le front de Salonique, ils menaçaient ouvertement que dans la Serbie libérée, ne rentreraient sous un « arc de sabres » que ceux qui l'auraient mérité. L'influence de la Main noire au sein des unités de volontaires formées en Russie ainsi que dans d'autres unités militaires, était sensible. On craignait que, dans des conditions favorables, cette influence ne pût être utilisée pour fomenter un putsch et instaurer une dictature militaire.
Le prince héritier Alexandre
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Le roi Pierre I er
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Ce conflit se termina par un procès instruit à la suite d'un prétendu attentat contre le prince héritier, qui fut imputé aux membres de la Main noire. La liquidation judiciaire de l'organisation l'Union ou la Mort ne devint possible que lorsque le vieux roi Pierre eut donné son accord pour que les dirigeants de la Main noire fussent traduits devant la justice, à Salonique en 1917. Le chef militaire serbe le plus respecté, le maréchal Putnik, considéré comme un protecteur de la Main noire, fut démis de ses fonctions du fait de sa maladie. Il alla se soigner en France, où il mourut peu de temps après.
Pašić, qui se trouvait avec le gouvernement serbe sur l'île de Corfou, n'était pas disposé à ce que le régime parlementaire, établi avec difficulté, en exil - alors que le pays était occupé -, fût sacrifié du fait de l'aventurisme brumeux d'officiers qui menaçaient de former une junte militaire. Pašić conclut alors une alliance tactique avec le prince héritier Alexandre et céda devant son exigence de faire un procès aux membres de la Main noire.
Le procès de Salonique
Le procès eut lieu devant un tribunal militaire réuni à Salonique, où les témoins de l'accusation furent fournis par des officiers du groupe rival de la Main blanche. Il s'agissait de jeunes officiers dirigés par Petar Živković qui, depuis un conflit avec Apis en 1911, constituaient une sorte de garde rapprochée du prince héritier Alexandre. Après une instruction détaillée, tous les principaux membres de la Main noire furent traduits devant la cour martiale, composée de membres de la Main blanche. Les arrestations avaient été faites sur la base d'une liste de membres de l'organisation découverte lors d'une perquisition chez Apis. L'instruction permit de mettre en lumière que ce dernier et plusieurs autres membres de l'organisation avaient aidé les auteurs de l'attentat de Sarajevo, puisqu'ils les avaient ravitaillés en armes avant de les faire secrètement passer en Bosnie.
Seuls les trois premiers accusés, dont la grâce fut refusée par le prince héritier, furent exécutés (le colonel Apis, le commandant Ljubomir Vulović et le volontaire Rade Malobabić) ; tous les trois furent condamnés du fait de leur soutien aux auteurs de l'attentat de Sarajevo, alors que la plupart des membres influents de la Main noire furent condamnés à de lourdes peines de prison, et déchus de leur grade d'officier.
OCCUPATION, REPRESAILLES ET RESISTANCE
Le Monténégro fut organisé en « gouvernement général du Monténégro » sous autorité militaire austro-hongroise. La Serbie fut divisée en deux zones – l'une sous commandement militaire austro-hongrois (« gouvernement militaire général ») et l'autre, au sud de Trstenik, sous occupation bulgare. Les tentatives de dénégation de l'identité nationale de la population (interdiction de l'alphabet cyrillique) s'accompagnaient du pillage systématique des biens culturels. On pilla ou détruisit les trésors des bibliothèques, des archives et des monastères, de Žiča et Ravanica jusqu'à Dečani et Ohrid. La terreur infligée aux civils par les autorités militaires austro-hongroises et bulgares prit des proportions terribles (arrestations, internements, exécutions). Le président du Conseil bulgare déclara qu'« il se pourrait que la Serbie se reconstruise, qu'elle s'agrandisse après la guerre, mais il n'y aura plus de Serbes en Serbie ». Dès le début décembre 1915, Conrad von Hetzendorf mettait en garde que « toute existence d'une Serbie indépendante, aussi réduite soit-elle, aurait les conséquences les plus graves pour la Double Monarchie et pourrait détruire les acquis si chèrement obtenus et au prix de tant de victimes. La Serbie constituera toujours un foyer pour les aspirations à l'unité nationale et sera le centre des idées grand-serbes. »
Le soulèvement de Toplica (1917)
A la tentative de l'armée bulgare de procéder à une mobilisation de recrues serbes dans les régions occupées répondit l'éclatement, en février 1917, de l'insurrection de Toplica. Cet important soulèvement engloba une large fraction du Sud de la Serbie et des régions limitrophes – du Kosovo jusqu'à la vallée du Timok. Sous le commandement de Kosta Vojinović (le maréchal Kosovac) et du représentant du Haut Etat-major, Kosta Pećanac, cette insurrection fut soutenue par des groupes de tchetniks et de volontaires venus du Monténégro. En un premier temps, l'insurrection connut un succès appréciable. Lors de durs affrontements avec les forces bulgares, les insurgés remportèrent des victoires significatives et établirent leur contrôle sur un territoire qui fut appelé « le pays des komitadjis » (tchetniks). Mais d'importantes forces militaires furent dépêchées pour mater ce soulèvement, et il fut écrasé dans le sang après l'exécution de Kosta Vojinović, fin 1917, en l'absence de la principale condition nécessaire pour sa survie et son développement – la percée attendue du front de Salonique. Les représailles de l'occupant sur la population civile furent d'une rare brutalité : 20 000 personnes environ, hommes, femmes et enfants, furent tuées ou disparurent, et plusieurs dizaines de villages situés entre Prokuplje et Leskovac furent entièrement détruits. La majorité de la population masculine de la ville de Niš fut internée dans des camps de concentration. Dans le Monténégro occupé naquit, fin 1916, un mouvement de komitadjis, animé par l'idée de la libération et de l'union finale des deux Etats serbes.
LE PERCEE DU FRONT ET LA LIBERATION
Deux divisions de volontaires, formées essentiellement de Serbes et sous commandement serbe, mais comprenant des Croates, des Slovènes et des Tchèques, furent transférées sur le front de Salonique. Une « division yougoslave » fut constituée par des volontaires recrutés surtout en Amérique. Les premières victoires furent remportées dès l'automne 1916, mais l'offensive de l'ensemble des forces alliées, commandées par Franchet d'Esperey, ne survint que le 15 septembre 1918. Au sein du bloc des forces alliées, les troupes serbes, sous haut commandement français, accomplirent une spectaculaire percée du front et, avant la fin septembre 1918, enfoncèrent les lignes germano-bulgares. Lors de cette percée, 90 000 soldats ennemis furent faits prisonniers. La Bulgarie fut contrainte de signer l'armistice le 29 septembre. Pour sa percée réussie du front, le général Petar Bojović fut élevé à la dignité de maréchal.
Maréchal Petar Bojović (1853-1945)
Les troupes serbes, aux côtés de volontaires et de forces alliées, libérèrent Niš le 12 octobre, avant d'entrer à Belgrade en vainqueurs, le 1er novembre 1918. Le déferlement de l'armée serbe et des troupes françaises avait provoqué le soulèvement spontané de la population dans les régions dont les forces de libération se rapprochaient. En un seul mois de marche ininterrompue, ces troupes avaient libéré toute la Serbie. L'empereur d'Allemagne, le Kaiser Guillaume II, tempêtait à la suite de ces succès serbes. Dans un télégramme adressé au souverain bulgare, au lendemain de la percée réussie des Serbes, il écrivit : « C'est une honte. 62 000 Serbes ont décidé du sort de la guerre. »
Les volontaires
La plupart des volontaires dans l'armée serbe étaient d'origine serbe. Le nombre de volontaires recrutés en octobre 1914 parmi les prisonniers austro-hongrois s’élevait à vingt-six. L'armée serbe accueillit aussi des volontaires issus d’autres ethnies de l'Autriche-Hongrie, notamment des Tchèques et Slovènes. Sur les 70 000 prisonniers austro-hongrois de la fin de 1914, 20 000 environ étaient d'origine yougoslave. Au Monténégro, on constitua quatre bataillons de volontaires composés essentiellement d’hommes en provenance des États-Unis et de réfugiés d'Herzégovine.
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A partir de la division yougoslave furent formées, le 21 octobre, les troupes de l'Adriatique qui, via le Monténégro et l'Albanie, se dirigèrent vers le littoral. L'action des tchetniks et le soulèvement de la population en Métochie, ainsi que celui du clan des Vasojević près de Nikšić, Podgorica et Pljevlje, contribuèrent à la libération rapide du Monténégro. La contribution principale à cette victoire fut apportée par les tchetniks du clan des Vasojević commandés par Boško Djuričanin. La ville de Cetinje fut libérée le 5 novembre, alors que les combats se poursuivirent encore quelques semaines sur le littoral.
Le maréchal Louis Franchet d'Espèrey (1856-1942)
En tant que commandant des Alliés sur le front de Salonique (dès juin 1918), Franchet d'Espèrey appliqua avec enthousiasme et énergie le plan d'offensive de septembre 1918 préparé par son prédécesseur le général A. Guillaumat. Grand ami du peuple serbe et fin connaisseur de la mentalité balkanique, il fut, avec le maréchal serbe Mišić, l'architecte principal de la percée ayant hâté le terme de la Grande Guerre. Il reçut la distinction de maréchal en 1921. Il fut le seul commandant étranger à recevoir le titre de voïvode, correspondant au grade de maréchal. Il estimait l’armée serbe pour sa discipline, son courage et son commandement. Belgrade, qu'il a décorée la Légion d’honneur en tant que ville héroïque, lui édifia un monument après la Seconde Guerre mondiale.
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Les succès des Serbes et des Alliés sur le front de Salonique fortifièrent les sentiments anti-habsbourgeois qui existaient déjà à l'intérieur des frontières de l'Autriche-Hongrie. Dès février 1918, la flotte s'était soulevée contre l'empereur dans les Bouches de Kotor, et au mois de mai, un régiment slovène en avait fait de même. En Croatie, un mouvement appelé « le cadre vert » s'était rapidement propagé parmi les déserteurs de l'armée, lesquels, contribuant à répandre un sentiment pacifiste, faisaient des incursions en dehors de leurs refuges forestiers et s'en prenaient aux grandes propriétés foncières, qu'ils incendiaient en réclamant la justice sociale.
A la Serbie
Aujourd'hui tu brûles seulemen du sang des meilleurs Qui offrirent leur corps au fer de l’épée ; brillant dans ton esprit et ta volonté limpide, merveilleux et saint pays orthodoxe.
Tin Ujević, poète croate
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Tin Ujevic (1891-1955)
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L'entrée en Bosnie
Suite au rétablissement du Royaume de Serbie et de la libération du Monténégro, l'armée serbe fit son entrée en Bosnie le 4 novembre, à l'invitation de l'Assemblée nationale de Sarajevo. Deux jours plus tard, la Deuxième armée serbe, commandée par le maréchal Stepa Stepanović, entra triomphalement dans Sarajevo en fleurs. En Bosnie et en Herzégovine, les autorités locales proclamèrent, tout au long du mois de novembre 1918, l'union des municipalités bosniaques avec la Serbie : 42 municipalités sur 54 (Banja Luka, Prijedor, Bihać, Ključ, Jajce, Zvornik, Bijeljina, Višegrad, Gacko, Nevesinje, Rogatica, etc.) décrétèrent l'union immédiate avec Belgrade. Ces unions avec la Serbie se prolongèrent jusqu'au 3 décembre, quand on apprit en Bosnie que deux jours auparavant, à Belgrade, avait été proclamée la création du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes.
Télégrammes adressés au maréchal Stepa Stepanović
Le Conseil de direction de l'Assemblée populaire de Banja Luka, se conformant à la volonté irrésistible du peuple, sans distinction de religion et de nom, a proclamé aujourd'hui l'union complète avec le Royaume de Serbie, sous l'autorité de Sa Majesté le roi Pierre Ier. Vive notre roi Pierre Ier. »
Message de l'Assemblée populaire de Banja Luka, le 27 novembre 1918.
Compte tenu de la volonté du peuple, nous avons proclamé aujourd’hui l'intégration de la Bosnie et de l'Herzégovine au Royaume de Serbie sous la conduite de la glorieuse dynastie des Karadjordjević.
Assemblée nationale réunie à Prijedor le 28 novembre 1918
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L'appel à l'armée serbe avait été adressé le 5 novembre par l'Assemblée nationale de Zagreb, en vue de protéger la population de troubles intérieurs et des incursions de troupes italiennes sur la côte adriatique. Le premier bataillon serbe arriva à Zagreb le 14 novembre, puis le lendemain à Rijeka, empêchant ainsi la progression des Italiens. En Slovénie, à la demande des autorités locales, une unité fut formée parmi les prisonniers serbes qui revenaient des camps, sous le commandement du lieutenant-colonel Švabić, qui réussit à s'opposer avec succès à l'avance des forces italiennes sur Ljubljana.
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