SERBICA 
Scepanovic portrait 2 
СЕРБИКА
                   Revue électronique          
ISSN 2268-3445
            N° 11 /  février  2015                   
♦ SOMMAIRE ♦

 *

1.

SOUS LA LOUPE

BRANIMIR  ŠĆEPANOVIĆ
(1937)

Une « étoile filante » ou un « messager » pour la postérité
par Milivoj Srebro
 
La Bouche pleine de terre : extrait
traduit par Jean Descat
 
Un homme poursuivi et qui va mourir découvre "l'extase matérielle"
La Bouche pleine de terre
 
/ Usta puna zemlje
par  Jean-Baptiste Mauroux
 
Malone meurt (S. Beckett) et La Bouche pleine de terre (B. Šćepanović),
 ou comment finir

par Françoise Genevray
 
Voies du récit, voix du silence,
la nécessité de la parabole dans La Bouche pleine de terre
par Claude Lesbats
 
Une métaphore du monde sans Dieu
L’Eté de la honte / Sramno leto
par Milivoj Srebro
 
Olivier Barrot : présentation de L’Eté de la honte
"Un livre, un jour", France 3, Ina.fr - 20/01/1993
 
L’homme de bronze de Šćepanović
Le Rachat / Iskupljenje
par Georges Nivat
 
Les lumières et « les ombres » d’un chef d’œuvre :
Branimir Šćepanović vu par la critique française
par Milivoj Srebro

2.

♦ EMIR KUSTURICA
UN ARTISTE  AUX  TALENTS  MULTIPLES
 
Kusturica est un miracle !
par Ivan Negrišorac
 
Emir Kusturica : Étranger dans le mariage – extrait
traduit par Alain Cappon
 
La peur et les jeans ne passent jamais de mode
par Emir Kusturica

3.

DANILO KIŠ AURAIT EU 8O ANS AUJOURD’HUI ♦
 
Ecrire pour survivre
par Milivoj Srebro
 
Qu'est-ce qu'un écrivain yougoslave à Paris ?
Entretien avec Danilo Kiš, La Quinzaine littéraire, n° 317, le 16 janvier 1980

Entretien avec Danilo KišRadioscopie (France Inter)
émission animée par Jacques Chancel, 13/05/1980
 
Souvenir de Danilo Kiš
par Alain Cappon

4.

♦ ATELIER DE TRADUCTION 
Slavoljub Marković
 
Un flaubertien serbe postmoderne : Slavoljub Marković
par Boris Lazić
 
Slavoljub Marković : Ma ville
traduit par Boris Lazić

5.

♦ LA SERBIE DANS LA GRANDE GUERRE ♦
supplément au N° 8/9

Les Balkans, les grandes puissances et la Grande Guerre
De cause à effet
par Boško I. Bojović
 
Milovan Vitezović : Les Chaussettes du roi Pierre - extraits
traduit par Amalija Vitezović

 *

1.  SOUS  LA  LOUPE
BRANIMIR  ŠĆEPANOVIĆ
Scepanovic portrait 2 
Branimir Šćepanović
(1937)

Une « étoile filante » ou un « messager » pour la postérité
par Milivoj Srebro

Jeune prodige du Monténégro débutant sa carrière d’écrivain à l’âge de dix-sept ans, Branimir Šćepanović (1937) s’est imposé d’emblée comme l’une des figures singulières de la littérature serbe contemporaine. Passionné par l’écriture mais peu prolixe, ce nouvelliste et romancier confirmera par la suite, d’un livre à l’autre – et en particulier dans son chef d’œuvre La Bouche pleine de terre (1974) –, sa singularité créatrice, marque indubitable d’un talent hors du commun. Cette singularité de l’écrivain, autant louée par la critique serbe que par la critique française, se manifeste aussi bien dans sa vision particulière du monde présenté souvent comme grotesque ou absurde que dans l’authenticité de son style d’écriture ou, encore, dans « l’étrangeté » de ses récits : tout en mettant en scène des histoires insolites où s’entremêlent les images de la réalité la plus tangible à des visions fantastiques et poétiques, les récits de Šćepanović se transforment souvent en une allégorie ou en une parabole, ce qui leur donne un aspect énigmatique, voire étrange. […]

Traduit en plusieurs langues, Šćepanović a également trouvé un accueil favorable en France : la critique a en particulier loué son roman La Bouche pleine de terre qui fait partie aujourd’hui de la Bibliothèque idéale de Bernard Pivot.
[…] >Texte intégral <

La Bouche pleine de terre
traduit par Jean Descat
- extrait –

[…] Au point du jour, il s’arrêta pour reprendre haleine. Il ne savait ni combien de temps il avait marché à travers champs dans les ténèbres, ni où ses pas l’avaient conduit. En revanche, il était sûr d’avoir bien fait de descendre du train dans cette petite gare ; désemparé, parmi les rails, les tonneaux de goudron et les coffres de bois, il avait eu raison de céder au désir de s’enfuir dans la nuit, le plus loin possible des hommes et de tout ce qui aurait pu, ne fût-ce qu’un instant, le pousser à chercher aide ou consolation. Il voulait fuir au hasard, s’éloigner du monde jusqu’à ce qu’il fût tout à fait certain d’en être tout à fait détaché. Mais il ne cédait ni à la haine ni à l’envie. […] A mesure qu’il s’enfonçait dans la nuit, poussé par le désir d’aller mourir, comme une bête à l’agonie, en quelque endroit silencieux et désert, il s’efforçait de s’habituer peu à peu à une pensée secrète qui, tout d’abord, lui avait fait peur et honte : ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de trouver le courage de se donner lui-même la mort. Il s’arrêta, fatigué, haletant, dans l’aube naissante ; il distingua au loin la masse sombre d’une forêt et, plus loin encore, les cimes dentelées d’une montagne qui ressemblait fort à la Prékornitsa où, il y avait bien trente ans, par une nuit sinistre, il avait pour la première fois pensé à la mort comme à une délivrance. Bien sûr, il ne pouvait pas croire qu’un instinct mystérieux l’eût ramené dans les montagnes de son enfance ; mais il savait maintenant qu’il allait réaliser l’idée qui lui était venue il y avait déjà longtemps : se pendre à un arbre solitaire ou se précipiter dans un gouffre qui, ouvrant son vide ténébreux, l’attendait depuis toujours. […] >Texte intégral<

 

Un homme poursuivi et qui va mourir découvre "l'extase matérielle"
La Bouche pleine de terre
 
/ Usta puna zemlje
par  Jean-Baptiste Mauroux
 
[…] Le texte de Scepanovic vibre, étincelle, murmure des éclats assourdis par le temps, décantés par la mémoire, vit de sa propre existence dans un état second d’illumination : « Maintenant tout lui semblait à la fois plus beau et plus réel, et il ne lui venait pas un instant à l’esprit que quelqu’un pût lui vouloir du mal. » L’homme, qui parle et dont l’univers mental flotte déjà dans quelque sphère inaccessible, aux couleurs de Paul Klee, est en état de fuite : fuite de lui-même, fuite d’un univers qu’il a fini par ne plus reconnaître à travers le miroir de ses pensées, de son existence […] La fin est rapide comme un rêve, comme un vertige bleu et ocre à Van Gogh, comme un ballet d’encre et de suie peint sur la caverne des songes par le peintre Louis Soutter … […]

Texte envoûtant où les thèmes de la rédemption, de la catharsis, de l’extase, de l’alchimie mentale tissent entre eux de mystérieuses correspondances. Texte dans le mouvement même de la vie, pur et bouleversant. >Texte intégral<
 
Malone meurt (S. Beckett) et La Bouche pleine de terre (B. Šćepanović),
 ou comment finir

par Françoise Genevray
 
Que la lecture de Samuel Beckett ait ou non retenti sur l’écriture de Branimir Šćepanović, plusieurs récits de l’écrivain serbe mettent en œuvre des situations limites, comparables à celles qu’explore l’auteur de Fin de partie. Le parallèle ici proposé n’entend pas déceler une hypothétique influence ou la trace de quelque réminiscence. Il vise à éclairer l’une par l’autre deux narrations (Malone meurt, La Bouche pleine de terre) organisées chacune autour d’une figure de « frontalier » : ce terme désigne, dans l’espace littéraire, un être dont l’expérience et le langage sont déterminés soit par une double appartenance (nationale, culturelle, linguistique), soit par sa position en suspens dans un intervalle psychique, une zone de passage (entre vie et mort, raison et folie). Les deux écrits retenus semblent de prime abord n’avoir que ce point commun : leur protagoniste s’apprête à finir. Malone au seuil de la mort ratiocine et se distrait comme il peut au fil de l’attente ; cheminant quant à lui vers un suicide annoncé, le héros de La Bouche pleine de terre se trouve également en sursis. Nous partirons de cette analogie sommaire pour confronter deux œuvres a priori fort éloignées – tant par leur facture que par la position respective des auteurs dans l’Europe littéraire  –, mais tout aussi saisissantes, l’une par sa vertu à la fois hypnotique et énergisante, l’autre par le mystère et la puissance propres à l’univers de Šćepanović, sur lequel nous mettrons l’accent au moment de conclure. […] >Texte intégral<
 
Voies du récit, voix du silence,
la nécessité de la parabole dans La Bouche pleine de terre
par Claude Lesbats
 
[…] Nous avons constaté, dans le détail, le recours systématique à la comparaison [dans La Bouche pleine de terre] ; à considérer l'ensemble, le récit est aussi comparaison et prend ainsi une allure allégorique. Comme les personnages pallient l’impuissance du langage par l'utilisation de la comparaison, l’auteur semble avoir conçu son récit comme parabole évangélique. […] Mais il faut bien rappeler que si l’univers constitutif de La Bouche pleine de terre semble ainsi emprunter à l'univers du Nouveau Testament c'est dans les limites de la métaphore, et non pour en reprendre le message. La parabole chrétienne est l’illustration d’une vérité qui lui est extérieure, elle est enseignement confiant dans l’instrument du discours, tandis que ce que nous apprend le récit de Šćepanović, c’est que le langage n’est pas l’instrument qui permet l’interrogation, mais l’objet même de cette interrogation. Les Evangiles se terminent sur la résurrection, le témoignage et la parole ; notre récit, lui, s’achève sur la vision d’un monde qui se plonge dans les ténèbres… >Texte intégral<
 
Une métaphore du monde sans Dieu
L’Été de la honte / Sramno leto
par Milivoj Srebro
 
Le retour au pays natal est souvent, dans la littérature, la quête de l’enfance, du « paradis perdu ». Pour ces individus hypersensibles et réellement nostalgiques que sont les héros de Branimir Šćepanović, ce retour mène non pas au paradis, mais bel et bien en enfer. Parce que l’écrivain considère qu’il faut avant tout « juger l’homme à son enfer », pour employer les termes de Marcel Arland, mais aussi parce que celui qui revient n’est plus celui qui était parti. Dans La Bouche pleine de terre Šćepanović aborde ce thème sous l’angle de la métaphysique, dans l’esprit d’une philosophie de l’absurde. L'Été de la honte place ce thème dans un contexte différent. Le pays natal est ici un village imaginaire au nom symbolique de Passiatcha (pays de chiens) : l’auteur a voulu présenter, dans l’esprit du réalisme critique, avec des éléments caricaturaux et grotesques, une vision sans indulgence de la mentalité primitive et une métaphore du monde sans Dieu, où même le « serviteur de Dieu », le prêtre du village, est un hérétique. Dans un tel cadre, le retour au pays ne pouvait mener qu’en enfer. […] >Texte intégral<
 

Olivier Barrot : présentation de LEté de la honte 
"Un livre, un jour", France 3, Ina.fr - 20/01/1993 

TV 0

 

L’homme de bronze de Šćepanović
Le Rachat / Iskupljenje
par Georges Nivat
 
[…] Le Rachat est aussi une chasse à l’homme allégorique. La rançon à payer est celle qu’exige la meute pour réintégrer Grégoire Zidar dans le collectif humain. Réapparu un quart de siècle après son exploit de 1942, Grégoire dérange l’histoire déjà faite, il rencontre sur son chemin sa propre allégorie, cet homme de bronze dans lequel il a déjà été coulé. Grégoire Zidar est un héros peu exigeant ; il convient d’emblée qu’il n’a été héroïque que par peur, qu’il n’a sauvé les vingt-trois otages du Grand ravin que par hasard. Sans le savoir il connaît Platon, Tolstoï et tous les grands accusateurs, les grands déshabilleurs de l’humanité. […]

Comment ne pas songer à la démarche parallèle de Wajda, en Pologne, et à son Homme de marbre. Accepte de devenir effigie ou meurs ! Le long récit de Šćepanović, tout comme le film de Wajda, se situe dans un contexte de « statufication » de l’histoire. Aux fontaines pétrifiantes de notre siècle l’héroïsme devient un joug, l’histoire un étouffoir, l’homme vivant un homme d’airain sur lequel grouillent des homuncules charognards de l’histoire. […]  >Texte intégral<
 
Les lumières et « les ombres » d’un chef d’œuvre
Branimir Šćepanović vu par la critique française
par Milivoj Srebro
 
Il y a des livres qui, sans efforts particuliers de la part de leurs éditeurs et sans publicité quelconque, réussissent à s’imposer par leurs qualités littéraires et par leur force intérieure. C’est le cas de La Bouche pleine de terre qui – aussitôt après sa parution en 1975 – a été accueilli tant en France qu’en Suisse et en Belgique, comme un véritable événement. Dans le déluge de louanges, il y avait certainement des exagérations propres au discours journalistique. Mais, en somme, le récit de Šćepanović, produit d’une imagination peu commune, a trouvé l’écho qu’il méritait. Voici, à titre d’exemple, une citation tirée du Magazine littéraire : c’est « un roman qui, par sa profondeur, la puissance de sa thématique et la beauté de son verbe, se hisse au niveau de la plus grande littérature ».

Après ce grand succès de La Bouche pleine de terre, sans aucun doute le maître livre de Šćepanović, on aurait pu croire que le chemin menant à la pleine affirmation de cet écrivain en France, était finalement ouvert. Tel ne fut pourtant pas le cas. Les livres parus ultérieurement, La Mort de monsieur Golouja (1978), Le Rachat (1981) et L’Été de la honte (1992) eurent une réception bien plus tempérée. Après sa découverte fulgurante, Šćepanović a donc dû, à l’instar de son grand compatriote Ivo Andrić, subir les aléas de la mode littéraire et les caprices de la critique pour laquelle il était et reste toujours, avant tout, l’auteur d’un seul livre : La Bouche pleine de terre.   >Texte intégral<

2. EMIR  KUSTURICA
UN  ARTISTE  AUX  TALENTS  MULTIPLES

Kusturica portrait
Emir Kusturica
 
Kusturica est un miracle !
par Ivan Negrišorac
 
[…] Artiste, Emir Kusturica n’est pas du genre à accepter que son droit et l’obligation qui sont les siens de rendre compte de l’authenticité et de l’assise de l’existence soient sacrifiés au profit d’une aimable reconnaissance de son art et d’éloges décernés par la société. C’est pourquoi, tant dans ses films que dans sa prose narrative et dans le rock de son groupe Zabranjeno pušenje, tant dans sa sensibilité artistique que dans le quotidien de l’existence, il a toujours personnellement eu à cœur d’observer les vérités de la vie les plus profondes dans l’infantilisme sciemment cultivé et dans le primitivisme de l’homme moderne, urbain. Ce faisant, il défend pareillement le droit et à la pureté élémentaire de l’âme de l’enfant et à la complexité de l’homme non civilisé en qui se blottit toujours le bon sauvage de Rousseau. Du même coup, Kusturica cultive un système éprouvé de vérification de fond en comble de  l’expérience humaine, un système que nous pourrions étudier dans le cadre d’une formule toute simple : si certaines idées et créations humaines ne peuvent s’exposer de sorte à être intelligibles aux enfants et aux esprits primitifs, c’est qu’elles ne valent pas un pet de lapin. L’infantilisme et le néoprimitivisme de Kusturica ne reflètent donc nullement un parfait manque de sérieux, un pur badinage, mais la forme sous laquelle se manifeste une image du monde d’intonation humaniste, artistique et profonde. […]  >Texte intégral<

Emir Kusturica : Étranger dans le mariage
traduit par Alain Cappon
- extrait -
 

Les Années de l’âne de Branko Ćopić m’arriva de Belgrade par courrier. […] Ce cadeau ne me fit pas plaisir. Je partis à l’école plein d’appréhension matinale. Quand la cloche sonna la grande récréation, je pris possession le premier des W.-C des grands on les appelait ainsi parce qu’on y fumait. La LD filtre était la cigarette des écoles car elle s’achetait à l’unité. Une seule faisait dix élèves de 3C.

Pas comme ça  ! reprocha Ćoro à Crni. Faut inhaler longuement la fumée, pour qu’elle arrive jusqu’à ton petit orteil.

Il paraissait expliquer comment fumer mais, en fait, il en profitait pour tirer des bouffées plus souvent qu’à son tour.

Jai un sacré problème avouai-je subitement. Qu’est-ce que je peux faire ?

Ça dépend … À propos de quoi ?               

Ils veulent me forcer à lire des bouquins Je préfère aller en maison de correction !

Jai un remède.

Je manquai de m’étouffer : le tabac d’Herzégovine. Ça avait beau être la grande récréation, on n’avait pas l’éternité pour fumer.

Un remède  ?... Lequel  ?

D’ici la fin de l’année, il faut que mon frangin ait lu Le Rouge et le noir de Balzac.

Stendhal. Balzac, cest Le Père Goriot qu’il a écrit.

Tu demandes un coup de main, et tu fais chier  !

Je suis quasiment sûr

Savoir qui a écrit quoi, c’est important ?! Bon, voilà… À l’école, ils ont dit au frangin que s’il ne lisait pas ce fichu bouquin, il allait redoubler sa 7ième. La mère l’a attaché sur une chaise en le menaçant : « Je te surveille jusqu’à ce que t’arrives au bout de ce livre ! Quitte à ce que tu en crèves de lire, et moi de te tenir à l’œil, mais ce putain de mec, tu l’auras lu !

Quel mec  ?

Ben Balzac, tiens  ! [...] >Texte intégral<

 

La peur et les jeans ne passent jamais de mode
par Emir Kusturica
 
En hommage aux victimes des attaques terroristes qui ont secoué la France au mois de janvier, Serbica publie cet article d’Emir Kusturica paru dans le quotidienne belgradois Politika le 10 janvier 2015.

[…] Après la Seconde Guerre mondiale, le sang est apparu dans un petit documentaire projeté avant le début du film où un violoniste gisait dans une mare de sang après la chute de Berlin. Les spectateurs effrayés ont alors vu pour la première fois du sang à l’écran. Depuis, ce liquide est devenu le plus désiré dans les médias. Le meurtre des caricaturistes ne vise pas uniquement à effrayer ceux disposés à rire même à leurs propres dépens (Charlie Hebdo se moquait très souvent du Christ), il nous a simplement remis en mémoire l’insupportable légèreté avec laquelle, partout dans le monde, on fait couler le sang. À l’écran et dans la vie. […]

Pâtissent le plus souvent des victimes innocentes, désemparées, désarmées comme l’étaient les caricaturistes de Charlie Hebdo ! En vertu de quoi s’arroge-t-on le droit de leur ôter la liberté de railler ? Et pas uniquement cette liberté-là, mais aussi la vie. La vidéo qui montre les assassins en action paraît extraite d’un film contemporain, mais ce n’est là qu’une impression superficielle. Le meurtre très effrayant des caricaturistes
reflète une orientation durable du contenu de la dramaturgie hollywoodienne qui n’est pas simplement une expression cinématographique mais, nous le voyons bien désormais, un dessein stratégique et politique. Cette stratégie uniformise la vie réelle, l’écran de cinéma et de la télévision. Le sang se déverse sur nous du même bidon … […]

Si ceux qui conduisent l’Europe contemporaine ont suffisamment d’intelligence, ils pourraient faire de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo un nouveau 11 septembre européen… 
>Texte intégral<

3. DANILO KIŠ AURAIT EU 8O ANS AUJOURD’HUI 

Kis portrait 2Danilo Kiš

Si le destin en avait décidé autrement, Danilo Kiš, né le 22 février 1935, aurait eu aujourd’hui 80 ans. Pour rendre hommage à ce grand écrivain, Serbica présente à ses lecteurs « un portrait » de l’auteur de l’Encyclopédie des morts, deux entretiens qu’il a accordés il y a 35 ans d'abord à la revue La Quinzaine littéraire puis à l'émission Radioscopie de Jacques Chancel, ainsi qu’un texte du traducteur Alain Cappon qui évoquait en 1989 la disparition prématurée de Danilo Kiš.


Écrire pour survivre
par Milivoj Srebro

Prosateur à la sensibilité de poète, érudit au goût cultivé, intellectuel de conviction à l’esprit libre et à la verve polémique, homme au tempérament bouillonnant menant de temps en temps une vie de bohème, Danilo Kiš était par-dessus tout un artiste : un artiste qui s’est adonné à la littérature comme on se voue à un destin, qui se consacrait avec une passion dévorante, quitte à se mettre en danger, à la seule chose qui comptait véritablement pour lui – l’écriture. « L’écriture », disait-il, « est une vocation, une mutation dans les gènes, dans les chromosomes. J’écris parce que je suis mécontent de moi-même et du monde. Pour dire ce mécontentement. Pour survivre ! » C’est d’ailleurs par l’écriture, et uniquement par elle, que Kiš a pu à la fois exprimer son immense talent, dire sa vérité sur lui-même et l’homme en général, sur l’histoire et le monde, et, enfin, surmonter les profonds traumatismes de son enfance causés par la guerre. Aujourd’hui, bien après sa disparition prématurée, les bons connaisseurs de son œuvre en sont convaincus : c’est sa mort précoce, elle seule, qui a empêché l’écrivain de devenir, après Ivo Andrić, le deuxième lauréat serbe du Prix Nobel. […]>Texte intégral<

Qu'est-ce qu'un écrivain yougoslave à Paris ?
Entretien avec Danilo Kiš, La Quinzaine littéraire, n° 317, le 16 janvier 1980
 
- extraits -

C’est à tout ça que je pensais à Belgrade, à la crédulité des [intellectuels] français (je tire mon chapeau aux exceptions), à ce rêve d’un monde nouveau et meilleur, dans lequel ils ronflent comme dans un bon lit, à toutes les illusions qu’ils s’entêtent à fabriquer, en dépit des faits, en dépit de tout. À leur monde en noir et blanc, ici c’est le Bien, ici c’est le Mal, là c’est la Gauche, là c’est la Droite, ils s’accrochent à cet équilibre.

*

Nous, Yougoslaves, marginaux nous sommes et marginaux nous resterons, comme culture, comme littérature, nous n’existons ni à Paris, ni dans le monde. C’est le destin des petites nations, plus précisément des petites langues. Oui, c’est comme ça. Nous sommes « exotiques », et n’intéressons qu’à ce titre.

*

Tout ce qui se passe ici, en culture, en politique, en littérature, c’est mon monde à moi, une partie du moins, c’est même ma culture. Je connais tous les noms de la culture française. Je vis avec eux, je leur parle, ils me répondent. Mais ils ne vivent pas avec moi. Entre nous, aucune référence n’est possible à ma culture, à ses grands thèmes. Leurs thèmes sont les miens, mes thèmes à moi ne sont jamais les leurs. […]>Texte intégral<

 
Entretien avec Danilo KišRadioscopie (France Inter)
émission animée par Jacques Chancel, 13/05/1980
TV 0


Souvenir de Danilo Kiš

par Alain Cappon
 
[…] Le hasard, Dieu, la Providence – quel que soit le nom qu’on lui donne – fait qu’un jour chacun se trouve à la croisée des chemins, face à un événement, à une rencontre qui, du tout au tout, de fond en comble, modifiera le cours de son existence. Cela je l’ai compris un matin d’octobre 1989 où, arrivant au lycée pour y assurer mes cours d’anglais, j’ai croisé Anne Turquin, la documentaliste.
– Tu as vu ?... m’a-t-elle dit.
– Vu…quoi ? ai-je répondu sans doute mal réveillé encore.
– Danilo Kiš…
– Quoi… Danilo Kiš ?
– Tiens, lis…
Et elle m’a tendu Le Monde.
Les Gaulois, prétend-on, n’avaient qu’une seule hantise : que le ciel leur tombe sur la tête. Ce jour-là, le ciel m’est tombé sur la tête. Danilo Kiš… mort… Non, cela ne se pouvait pas. Il y avait… forcément erreur !
Hélas, non, il n’y en avait pas. […] >Texte intégral<
4.   ATELIER DE TRADUCTION 
 Slavoljub Marković 

Markovic Slavoljub portrait

Slavoljub Marković
 
Un flaubertien serbe postmoderne : Slavoljub Marković
par Boris Lazić
 
Maître dans l’analyse et la mise en évidence du langage convenu, flaubertien postmoderne, héritier des avant-gardes, à l’aise tant dans la nouvelle que dans le roman (chez lui, toujours expérimentaux, à la limite même, parfois, de l’hermétisme) Slavoljub Marković est l’un des auteurs les plus achevés de la deuxième vague du postmodernisme serbe.

Alors que les auteurs de sa génération tels Svetislav Basara, David Albahari ou Vladimir Pištalo entrent en littérature comme nouvellistes pour évoluer vers le souffle plus ample du roman, Slavoljub Marković entre de plein pied dans les lettres par la grande porte et un roman de premier ordre : L’Etat fluctuant de l’histoire, thème majeur, s’il en est, des lettres serbes. Il s’ensuit une élaboration de cycles romanesques qui traduisent ses différentes préoccupations esthétiques et qui se résument à trois cycles : historique, linguistique, et métanarratif des romans de coauteurs. Il faut leur ajouter trois recueils de nouvelles. […] >Texte intégral< 
 
Slavoljub Marković : Ma ville
traduit par Boris Lazić
 
La chanson

            Depuis longtemps déjà le Tsigane ivre ne chante plus sa chanson car il est mort. On n’entend pas non plus la voix de sa femme qui l’arrache, ivre, au café et l’emmène à la maison. Elle le maudit, le pousse, le tire, marque des pauses et attend qu’il finisse de chanter. Elle le soutient alors qu’il titube. Elle aussi est morte.

Seulement parfois, par une nuit calme, dans le lointain, alors que tout s’apaise, on entend de nouveau la voix, non seulement du Tsigane, mais aussi celle de sa femme qui interrompt sa chanson.

Il chantait toujours la même.

Comme je n’arrive plus à me souvenir des paroles, je ne fais qu’écouter, de nouveau, la voix. >Texte intégral<

5 LA SERBIE DANS LA GRANDE GUERRE
supplément au N° 8/9
Les Balkans, les grandes puissances et la Grande Guerre
De cause à effet
par Boško I. Bojović

[…] Après un siècle de guerres européennes et mondiales, de guerres civiles et de guerres balkaniques qui inaugurent cette impressionnante suite de tragédies dévastatrices, force est de constater que leur interprétation témoigne de l’évolution d’un monde en pleine mutation. La remarquable discrétion dans la commémoration des guerres balkaniques pourrait et devrait sans doute susciter des études comparées et multidisciplinaires, elle est un signe des temps dont nous avons peine à mesurer encore la portée. Il suffirait de comparer substantiellement les deux rapports de la Fondation Carnegie, pour en avoir une première idée. Alors que le parallélisme de ces deux paradigmes de l’implication des grandes puissances et de perception extérieure qui en résultent ne peut qu’être l’objet d’études et de relectures ultérieures, force est de signaler qu’à moins d’un siècle d’écart, l’impartialité de ce regard extérieur est loin d’avoir évolué en faveur d’un bon sens le plus élémentaire. Une instrumentalisation idéologique et politique avérée de l’arbitrage international, sans même parler de niveau intellectuel et méthodologique, ne peut être un gage probant pour l’avenir de ce point si sensible dans la géopolitique de l’Europe, exposé aux influences et rivalités toujours plus contradictoires. […] >Texte intégral<


Milovan Vitezović : Les Chaussettes du roi Pierre
traduit du serbe par Amalija Vitezović

– extraits –

– Tout ça, c’est trop embrouillé dans votre tête, Majesté... À quoi bon compliquer les choses ? C’est très simple, une femme vous a donné une paire de chaussettes… Tout simplement, il lui est venu à l’esprit que le roi de Serbie pourrai les transmettre à son fils, soldat. Ainsi les chaussettes seraient en lieu sûr. Le destin n’a rien à faire avec ça ! 

– Rien ? N’importe quoi, professeur, n’importe quoi, alors pourquoi est-ce que le destin n’a pas permis que Makrena le retrouve elle seule et lui donne les chaussettes… ? 

– Ce n’est qu’une question de hasard ! 

– Une question de hasard, longue comme le front tout entier de l’armée serbe battant en retraite… Une question de hasard, de Slovac à Pirot, de Pirot à Prizren… Quelque chose la poussait à le chercher toujours plus loin, à tout prix, quelque chose de plus important que le hasard ! Le destin de Marinko n’a pas laissé sa mère le trouver et lui donner les chaussettes, tout le long de son voyage par la Serbie… Permettra-t-il que moi, je le trouve ? ... »

Le professeur Djukanović comprit de quoi il s’agissait. Le roi avait réduit le destin de tout son peuple à celui de Marinko Spasojević… En mathématicien, lui, il aurait défini cela comme une réduction de fractions au même dénominateur…

« Maintenant, la seule question qui reste, c’est si je préviendrai le destin de Marinko et lui remettrai les chaussettes de la part de sa mère, ou bien… »

Ils arrivèrent au bord d’un précipice que le sentier longeait. Le fond de l’abîme se perdait dans le brouillard, si bien qu’il semblait qu’ils longeaient la bordure du ciel. […] >Texte intégral<

Revue  éditée avec le soutien de  :

Université Bordeaux Montaigne 
MSHA
EA 4593 CLARE
Ministère de la culture de la République de Serbie

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Je n’ai rien

                Je n’ai rien comme souvenir de Goli Otok.

                Or j’avais ce peigne dont je t’ai parlé.

                Ce peigne, qui était à moi.

                Tu vois bien comment ils sont, ces vieux peignes en corne.

                Avec un manche, long et large, de couleur sombre mais translucide.

                J’avais gravé des choses dans le manche, toutes les dates.

                D’un côté, les dents, et, de l’autre, ce manche, long et large. En plus des dates, j’y avais inscrit aussi gauchement, obstinément, tous les endroits.

                En premier, la date de mon arrestation, puis Obilićev venac, Kovačica, ensuite une autre date, un peu plus loin Ramski rit, puis la date de Zabela, et enfin Goli…

                J’avais tout inscrit avec diverses petites épingles, pinces à cheveux, agrafes.

                Ce peigne, comme j’ai pu le garder jalousement !

                Quasiment personne, je pense, ne l’a vu pendant un bon bout de temps ! Je ne le prêtais pas.

                Car dans tous ces camps et prisons, tout ce qu’on était amené à toucher était crasseux, et aussi tout ce qu’on voyait, qu’on regardait… et ne parlons pas des poux, et des punaises, et des lentes.

                Ne pas passer son peigne à quiconque pour se coiffer.

                Surtout avec ces dates, endroits, chemins parcourus, lieux et temps de détention. Chacun de mes transfèrements.  […]

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