UN HOMME POURSUIVI ET QUI VA MOURIR DÉCOUVRE "L'EXTASE MATÉRIELLE"
par
JEAN-BAPTISTE MAUROUX
Branimir Scepanovic / Šćepanović : La bouche pleine de terre Trad. du serbo-croate par Jean Descat. L'Age d'Homme, 1975, 84 p.
Ce n'est pas un effet du hasard si la couverture, toute scintillante d'un jaune or, d'encre noire et de sang séché, révèle un aspect de l'œuvre du peintre Louis Soutter. Le texte de Scepanovic vibre, étincelle, murmure des mêmes éclats assourdis par le temps, décantés par la mémoire, vit de sa propre existence dans un état second d'illumination : "Maintenant tout lui semblait à la fois plus beau et plus réel, et il ne lui venait pas un instant à l'esprit que quelqu'un pût lui vouloir du mal."
L'homme, qui parle et dont l'univers mental flotte déjà dans quelque sphère inaccessible, aux couleurs de Paul Klee, est en état de fuite : fuite de lui‑même, fuite d'un univers qu'il a fini par ne plus reconnaître à travers le miroir de ses pensées, de son existence : "Il voulait fuir au hasard, s'éloigner du monde jusqu'à ce qu'il fût tout à fait certain d'en être tout à fait détaché." Certes, "il était entré dans la salle de garde déserte et, par pur hasard, avait aperçu sur la table en désordre l'histoire de sa maladie en quelques mots latins laconiques elle lui annonçait qu'il n'avait plus que quelques mois à vivre." Il décide alors de revoir son pays, "ces petits villages monténégrins où il avait connu jadis le bonheur et la souffrance."
Il y revient en vagabond, solitaire. À l'orée d'un bois, des campeurs aperçoivent cette ombre fugitive et se mettent à sa poursuite, non pour le voler ou l'abattre, mais "pour tirer ça au clair".
Aussitôt, le récit flambe : la poursuite s'accélère au rythme que lui inflige la fièvre métaphysique du fuyard tandis que, dans la tête des poursuivants, bouent les faux syllogismes, les dangereuses illusions : "Nous vîmes alors le grand chapeau clair dont il était coiffé et qu'il retenait de la main gauche pour ne pas le perdre, saisi dans les rayons obliques du soleil, s'embraser comme une auréole flamboyante ; et il nous sembla que si cet homme cocasse continuait à courir dans cette position, il allait mettre le feu aux fougères dont il se rapprochait rapidement."
Une poursuite impitoyable
Cette poursuite impitoyable et féroce s'articule sur un mouvement intérieur qui, lentement, par le jeu d'une osmose métaphysique, fixera chacun dans sa vérité. Si, au départ, les poursuivants semblent avoir la force de leur côté, s'ils parviennent à ameuter les paysans des environs, à les conditionner au point de les aveugler sur l'homme qu'ils chassent (n'a‑t‑il pas volé un fusil au garde‑champêtre ?), si leur haine ne cesse de s'enfler au point de devenir démente, en revanche l'homme traqué accède à un nouveau degré de connaissance, de vie : "Il comprit soudain que l'existence de l'homme n'a de sens que grâce à l'amour et à la beauté." Sous le choc de cette révélation, le monde se métamorphose : "les sommets noirs et dentelés des montagnes devenaient de plus en plus transparents et… l'herbe drue qui l'entravait l'instant d'avant devenait tendre et bleuissait, tout le plateau ondoyant ressemblait à la mer ! Pourtant cette métamorphose ne le surprit pas. Il savait que désormais les choses se réfractaient en lui différemment…" Cet homme qui ne souhaitait au début de sa fuite que "se pendre à un arbre solitaire ou se précipiter dans un gouffre" éprouve soudainement à travers tous les pores de son esprit la fantastique sensualité de la vie à l'ombre même de sa plaie : "S'il vivait pleinement chacun des instants à venir comme s'il était le seul et le dernier, peut‑être finirait-il par avoir l'impression d'avoir eu sa part de la vie."
Dans le déroulement de cette fuite haletante, parmi les fougères incendiaires et les plantes vénéneuses, il revit, dans un raccourci fulgurant, son passé. Pourquoi avoir gaspillé sa jeunesse ? Et toutes "les femmes qu'il n'avait même pas eu le temps de désirer" ? La vie vorace enivre tout son corps : Dionysos le propulse bien au‑delà du circuit de tortue dans lequel il a pataugé. Le récit nous projette dans une démesure nietzschéenne qui est volonté de vivre, de respirer, de sentir : "émerveillé par toute chose comme si le monde entier n'existait que pour lui, il désirait aussi, presque avec désespoir, un corps de femme ardent et impudique, alangui par le soleil et par l'attente, pour s'y abîmer tout entier, oubliant la mort et le temps !" et il peut alors mourir, les bras en croix, avec sur ses lèvres non point la crispation douloureuse d'un Christ, mais le sourire de Bouddha.
Même la haine que lui vouent ses poursuivants (ne se promettent‑ils point "de le mettre en lambeaux, de le réduire en bouillie…, de lui arracher le cœur" ?) se trouve envahie puis possédée par la présence magnétique de cet homme : "Nous le suivions désormais comme des ombres impuissantes."
Comme un vertige bleu et ocre
La fin est rapide comme un rêve, comme un vertige bleu et ocre à Van Gogh, comme un ballet d'encre et de suie peint sur la caverne des songes par le peintre Louis Soutter : le soleil déchire plus rapidement "les cimes aiguës des montagnes" qui confondent leurs aspérités avec les ailes découpées "d'oiseaux effarouchés", puis c'est une maisonnette isolée, surgie de la terre comme une ronce, un couple esquissant des gestes absents, la voix enrouée d'un chien, la grande et sereine déroute d'un soir parmi ses décombres glacés et brûlés.
Texte envoûtant où les thèmes de la rédemption, de la catharsis, de l'extase, de l'alchimie mentale tissent entre eux de mystérieuses correspondances. Texte dans le mouvement même de la vie, pur et bouleversant.
In La Quinzaine littéraire, n° 226, le 1er février 1976..
Publié avec l'autorisation de
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