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Les lieux d’un tiers exil

dans L’Appât de David Albahari[1]

par

ROBERT RAKOCEVIC

CEEM-INALCO (Paris)

 

 

Albahari MAMAC

Albahari - Appât

David Albahari : Mamac / L'Appât

 

Introduction

Le court récit de David Albahari intitulé L’Appât, écrit à la première personne du singulier, a reçu le prix NIN du meilleur roman de l’année 1996 en Serbie[2]. Ce fut peu après la fin de la guerre de Bosnie-Herzégovine. L’histoire moderne et contemporaine yougoslave forme non seulement l’arrière-fond du récit mais aussi l’un de ses thèmes principaux. Pour le protagoniste, avec le démembrement de l’ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie, ce n’est pas seulement un État qui s’en va, c’est tout un éthos, un vivre ensemble qui disparaît brutalement. Juif yougoslave, le héros d’Albahari n’a jamais eu de véritable « patrie », seulement un « pays ». Depuis que ce dernier n’existe plus, il n’a qu’une envie, un peu absurde : le quitter. Une opportunité professionnelle qu’il saisit lui permet d’émigrer au Canada. Dans ses valises, il emporte des bandes magnétiques contenant les discours de sa défunte mère, enregistrés quelques années auparavant. La trame autobiographique est très largement centrée sur le rapport entre le narrateur et sa mère. Elle évoque en particulier les difficultés qu’un écrivain éprouve lorsqu’il projette de consacrer un livre au destin complexe de cette dernière, qui plus est lors d’une époque particulièrement troublée de l’histoire balkanique, allant de la Seconde Guerre mondiale à nos jours[3]. Les discussions sur la littérature et l’histoire que ce projet inspire au narrateur et à son interlocuteur principal, un écrivain canadien prénommé Donald, composent la partie centrale du récit d’Albahari. Plus encore, on pourrait être tentés de voir une correspondance entre la situation exilaire et la vision de l’écriture et de la littérature qui se dégage de ces récits.

Le « départ » du personnage de L’Appât ne semble pas purement géographique. Tandis qu’il part dans le « vide » canadien, il se dit sombrer dans l’absence de parole. C’est ainsi que s’affirme l’idée d’un certain « exil » dans la langue maternelle[4]. Aussi, l’écriture est associée ici à la figure des « sables mouvants » et du « silence ». Le récit, selon le narrateur, s’écrit à partir d’une absence qui, jamais tout à fait objectivée, anime le discours[5]. Le fait de se trouver dans un interstice entre l’absence et la présence de parole est explicitement comparé au fait de vivre entre deux mondes, à l’instar d’un émigré. Ceci est toutefois présenté comme étant essentiellement une affaire d’écrivain : pas spécialement d’un écrivain émigré ou exilé, mais de tout écrivain en tant que tel. « Un écrivain flotte à la surface » dit le narrateur, « sur la ligne de partage des mondes, à la limite entre la parole et le silence »[6]. La figure est d’ailleurs réitérée ultérieurement avec quelques variations : « Tous deux », déclare le narrateur à propos de lui-même et de son ami et collègue écrivain Donald, « nous flottons à la surface de la vie, même si nous ne cessons de prétendre vivre la vie dans sa féconde plénitude »[7]. La condition d’écrivain est ainsi associée à un certain état de passivité – l’écrivain n’accédant pas véritablement à la plénitude de la vie, ne s’y engageant pas pleinement (ce que suggère l’idée de la « surface de la vie » à laquelle il « flotte ») –, tandis que  l’écriture est associée à un « espace » intermédiaire (entre la parole et le silence). Ailleurs, elle est présentée comme profondément ancrée dans l’incertitude. Parfois », dit le narrateur, « je me dis que c’est une chance que je ne sache pas écrire, car dès que je réfléchis sur le travail de l’écriture, je ne rencontre que des questions, jamais de réponses »[8]. Ou encore : « écrire, c’est douter des mots, du discours, de toute possibilité de narration, c’est en fait fuir le langage et non pas, comme on dit, plonger au cœur même du langage »[9]. De l’idée que l’écriture doit tout remettre en question et fuir les certitudes, le narrateur tire non seulement un credo personnel mais aussi un critère de jugement plus général : « […] en tant que lecteur, j’ai toujours eu une prédilection pour les écrivains dont l’intention n’est pas claire, ou pour ceux, et ce sont, je crois, les meilleurs, qui n’en ont aucune »[10].

Exister à la frontière des mondes, à la limite « entre la parole et le silence », tout en ayant le langage comme seule patrie : bien des idées traitées dans L’Appât semblent pouvoir s’appliquer à la fois à l’exil et à l’écriture. L’Appât, un livre sur l’exil ou sur l’écriture, ou encore, un livre sur l’écriture qui n’est, fondamentalement, qu’une forme d’exil ? L’auteur se garde bien de fournir une quelconque réponse définitive à ces interrogations. Ce n’est pas non plus le but de cet article, qui se contentera de mettre à plat les questions et les tensions qui traversent le récit de David Albahari. Le premier chapitre aborde les relations entre histoire, géographie et émigration. La vision que le narrateur a de l’histoire et de sa propre expérience d’émigré contribue à la construction d’une identité qui s’exprime le mieux par un tiraillement entre l’Occident et l’Orient, l’Amérique et l’Europe, l’« ici » et le « là-bas ». Le deuxième chapitre étudie le choix des procédures formelles que l’auteur fait pour rendre compte de ce tiraillement. Il y est notamment question de choix linguistiques – en particulier d’un certain emploi de préfixes – et rhétoriques – avec un maniement particulier de stéréotypes, une syntaxe proverbiale et un discours de certitude, contrastant avec l’esprit de doute chez le narrateur-écrivain et le soulignant. Le troisième et dernier chapitre est consacré plus spécifiquement aux rapports entre l’écriture et l’exil tels qu’annoncés plus haut.

L'histoire et le territoire du vide et du plein

La migration et l’exil figurent parmi les topoï les plus constants de la littérature serbe[11]. Au moins depuis le monumental roman Migrations de Miloš Crnjanski, à propos des exilés serbes en Autriche, en Hongrie et en Russie au XVIIIe siècle, jusqu’aux romans de Danilo Kiš sur le destin des Juifs centre-européens au XXe siècle, en passant par les ouvrages de Miodrag Bulatović consacrés aux émigrations économiques serbes en Occident (notamment en France dans les années 60 et 70 du 20e siècle), la thématique alimente la littérature serbe d’une manière continue[12]. On la retrouve plus récemment chez les auteurs qui ont commencé à écrire dans les années 80 et 90, et qui représentent ce que la critique a nommé la « jeune prose serbe[13] ». David Albahari, Dragan Velikić et Vladimir Tasić, par exemple, ont écrit des romans qui portent sur le démantèlement de la Yougoslavie au début de la décennie 1990 et sur les migrations que la guerre civile et la crise politique ont déclenchées.

L’importance de la trame exilaire chez David Albahari se mesure, entre autre, à l’obsession de ses personnages pour l’histoire et pour le changement et la transformation perpétuelle des choses. Le héros de L’Appât affirme à la fin du récit que « le monde change et que le changement est constant, que le changement est, en fait, le vrai visage du monde […] »[14]. Les héros d’Albahari évoluent entre le pays natal et la « terre d’accueil », entre le « là-bas » et l’« ici » : ils sont dès lors également fascinés par l’espace et la géographie, cadre de leurs trajectoires migratoires. Ceux-ci jouent un rôle symbolique important sur le plan de l’« identité » culturelle, nationale et linguistique des personnages[15]. La possibilité de « suspendre » le changement perpétuel des choses se traduit, dans les propos du narrateur de L’Appât, par des métaphores spatiales. « Je croyais », déclare-t-il, « qu’il existait dans ces transformations universelles des îlots d’immuabilité, des systèmes clos qui résistent à toute tentative de modification »[16]. Un « îlot d’immuabilité » correspond à une place à soi que tout individu cherche à trouver dans le monde et qui puisse combler son désir d’appartenance. Le personnage d’émigré qu’est le narrateur ne s’en croit pas capable, bien que ce soit aux autres qu’il reproche cette incapacité : Donald, l’écrivain canadien et interlocuteur privilégié du narrateur, « ne sait pas ce que c’est que d’avoir une place à soi, de savoir que cette place n’appartient qu’à vous […] »[17]. Inversement, les autres reconnaissent cette capacité au narrateur (Donald détecte chez lui « le sentiment décadent européen de posséder un lieu »[18]. Quant au narrateur lui-même, il dit à de nombreuses reprises ne pas pouvoir s’approprier l’espace (« l’espace n’a jamais fini par m’appartenir vraiment »[19]) et fait part de son sentiment d’être constamment tiraillé entre différents lieux et époques (« il m’arrive souvent d’avoir l’impression d’exister simultanément en de nombreux lieux, en de temps différents »[20]).

Les relations entre temps, lieux et identité sont souvent évoquées à propos des cartes géographiques. Ces dernières, comme l’a bien noté la critique, y renvoient moins à un espace réel qu’à d’autres représentations – idéologiquement et politiquement conditionnées[21]. Les deux personnages principaux de L’Appât, le narrateur et son confrère écrivain Donald, parlent régulièrement d’histoire et de littérature. À une occasion, ils observent une carte de l’Europe à l’aide de laquelle le narrateur tente de montrer à Donald, son interlocuteur canadien, la complexité de l’histoire yougoslave et de l’histoire personnelle de sa mère. C’est la vie de cette dernière, une femme bosniaque de confession chrétienne orthodoxe qui s’est convertie au judaïsme, la religion de son premier mari, issu d’une famille ashkénaze, en 1938, qui fait l’objet du récit qu’il tente d’écrire. Le narrateur fait glisser son index le long des repères cartographiques en essayant de retracer les pérégrinations de sa mère (Zagreb, Derventa, Belgrade, Zemun, Peć, Ćurpija), alors qu’elle fuyait les nazis à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il se dit même dans l’obligation de comprendre cette trajectoire particulière afin de pouvoir produire le récit de vie de cette femme, qui serait en même temps le récit de la tragédie yougoslave. La ligne virtuelle que le narrateur « dessine » sur la carte coïncide avec l’exil de la mère, depuis la Croatie vers la Serbie, tout en marquant une bonne partie de l’espace serbo-croate : elle est dès lors, à ses yeux, hautement symbolique du destin national, semé de drames et de guerres. Pour le Canadien Donald, les parcours de la mère du narrateur gardent, en revanche, une part de mystère : il « se tenait devant [l]a carte de l’Europe, indécis, plié sous la profusion des noms et des faits historiques »[22]. Mais cette ambigüité et cette illisibilité tiennent aussi à l’« indécision » du narrateur et à celle qu’il découvre lui-même dans l’itinéraire de sa mère, « sa descente dans les ténèbres de plus en plus épaisses, dans les entrailles de la guerre qui faisait de plus en plus rage »[23]. Au lieu d’apporter plus de clarté sur les parcours, les lieux et les événements qui s’y sont déroulés, la carte paraît déconcertante. D’une façon similaire, dans le roman L’Homme de neige de David Albahari, le narrateur, un professeur serbe expatrié au Canada, passe de longues heures à rêver devant des cartes de l’Empire romain et fait part de son indécision à propos de l’espace et du temps historiques[24]. Dans L’Appât, l’histoire (européenne en général et yougoslave en particulier) est souvent interprétée en rapport direct avec la géographie :

Un pays écartelé entre les quatre points cardinaux, ai-je dit à Donald pendant que nous nous penchions sur la carte, un pays comme a été le mien, en partie au nord et en partie au sud, un pied en Orient et l’autre en Occident, un tel pays est voué à la ruine. Et lorsque des forces centrifuges en détachent les territoires du pourtour, ai-je dit en faisant glisser mon index sur la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Macédoine et le Monténégro, alors les forces centripètes, abandonnées à elles-mêmes, écrasent ce qui se trouve au centre[25].  

La position de l’ancienne Yougoslavie, au carrefour de l’Occident et de l’Orient, « écartelé[e] entre les quatre points cardinaux » : indirectement ou inconsciemment, le narrateur attribue à la carte géographique la fonction de donner à voir non simplement l’espace mais aussi le temps historique. Le narrateur s’aperçoit que la cartographie est liée à la conscience des luttes entre les « forces centrifuges » et « centripètes » qui ont façonné l’histoire européenne. Il n’empêche qu’elle confirme la perplexité du héros devant les contradictions de l’Histoire, davantage qu’elle ne permet de les rationaliser et comprendre.

Une certaine illisibilité de l’espace cartographié est souvent soulignée. Dans L’Homme de neige, le narrateur voit dans la carte un amas de choses insignifiantes, Jérusalem devenant une simple tache, les Balkans une salissure grasse et l’Europe entière des gribouillis dépourvus de sens[26]. Dans L’Appât, en observant la carte de l’Europe correspondant à l’ex-Yougoslavie, le Canadien Donald transpose les territoires représentés en figures géométriques, soulignant l’incompréhension de l’histoire balkanique dont il fait preuve par ailleurs : pour lui, la Bosnie fait penser à « un triangle brisé, un triangle mal dessiné […], tracé d’une main tremblante d’enfant »[27]. Le narrateur lui-même souvent désigne sa patrie comme un espace doublement vide[28]. Elle n’existe pour lui que dans les souvenirs nostalgiques qu’il a gardés d’une époque révolue, et plus précisément à travers les objets qu’il a apportés avec lui dans le Nouveau Monde et dont il décrit également la vacuité et l’opacité. Le « sentiment de vide » s’étend ici sur la quasi-totalité des espaces autour desquels se construit le récit, par exemple sur l’appartement familial, où les membres de la famille se heurtent les uns aux autres dans le vide[29]. Et c’est l’espace du Grand Nord qui paraît particulièrement propice à cette esthétique du vide, au-delà même des représentations stéréotypées qu’il suscite généralement. L’aspect évanescent des espaces canadiens et leur description plus que déficiente sont mis en rapport avec une absence d’histoires, et donc une narration également déficiente : « ici [...], il n’y a pas d’histoires, il n’y a même rien à voir »[30]. Il n’est pas aisé pour autant de donner une interprétation exacte de cette « absence d’histoires ». Ne reflète-t-elle pas un manque d’intérêt pour l’Histoire chez les Nord-Américains ? D’ailleurs, le narrateur dit que « sur le continent nord-américain, personne […] ne savait ce qu’est l’histoire, elle n’intéressait personne, en cette fin du vingtième siècle où l’on entrait dans l’avenir »[31].

Au lieu de soi, l’autre

La situation d’exil s’accompagne, dans L’Appât, d’un sentiment chronique d’absence, y compris d’absence de lieu au sens propre du terme, qui se traduit avant tout par une insuffisance toponymique. La ville canadienne dans laquelle s’installe le personnage-narrateur en quittant la Serbie restera innommée jusqu’à la fin, comme si elle n’existait pas tout à fait dans son esprit. L’absence d’indication toponymique est d’ailleurs fréquente dans les œuvres d’Albahari, comme y est fréquent le thème de l’émigration[32]. Pour ses personnages, éloignés de leur cadre de référence linguistique et spatial, l’incapacité de comprendre les toponymes de façon immédiate et intuitive est source de frustration. C’est la langue maternelle seule qui semble pouvoir rendre à l’espace son ampleur : un vieil Italien, exilé au Canada comme le narrateur et se rappelant sa Sicile natale, affirme que « le mot Sicile contient plus de significations que le plus gros de dictionnaires »[33].

La façon dont les lieux sont représentés, et non seulement ce qui en est dit explicitement dans le récit par les différents personnages incluant le narrateur, contribue largement à appuyer le récit sur la situation d’exil ou l’expérience de la guerre. Les rares topographies de la ville dans L’Appât sont souvent données par la mère du narrateur. Ses propos attribuent à l’espace un caractère fragmentaire, qui est directement en rapport avec sa vie, émaillée de guerres et d’exils. Les itinéraires de la mère, nous l’avons dit, correspondent à une ligne droite sans possibilité de retour et se conforment à sa vision fataliste de l’histoire, qu’elle compare métaphoriquement à un maillet s’abattant sur les gens avec une précision impitoyable[34]. Dès lors, l’univers parcouru se compose d’une suite de tableaux, de petites images de villes détruites, empêchant toute perception globale[35]. La ville de Zagreb qu’elle quitte au moment de l’arrivée des nazis est toute entière résumée dans l’image troublante d’un tapis de fleurs et de chocolats sur lequel marchent les soldats allemands[36]. Belgrade, où elle arrive peu après, laisse voir ses trottoirs ensanglantés sur lesquels « gisaient encore des soldats morts »[37].

Dans l’ensemble des procédures formelles utilisées par l’auteur de L’Appât pour traiter de la migration, il convient de signaler un emploi récurrent des verbes « venir », « arriver » ou « partir », ainsi que des substantifs comme « départ » et « arrivée ». « Retour » et « retourner » sont plus rares, ce qui permet au narrateur de souligner, sans en parler explicitement, l’idée que son retour au pays est devenu improbable, sinon impossible. Les particularités morphologiques et sémantiques des termes employés dans le texte original semblent d’ailleurs aller dans le même sens. Les mots les plus fréquents sont préfixés par un « do » ou par un « od » (dans le second cas, l’alternance phonétique appelée assourdissement donne parfois un « ot »)[38]. Leur signification précise est en partie évacuée dans la traduction française. Prenons comme exemple le substantif serbe « odlazak », synonyme d’« oтьeзд » en russe, et le verbe correspondant « odlaziti » (dont l’aspect perfectif est « otići »). On les traduit en français par « départ » et « partir », mais leur sens est quelque peu différent des mots français. De fait, le « départ » signifie aussi bien un commencement, un « démarrage » (comme dans « departure » en anglais) que « le fait de quitter un lieu » (coïncidant en ceci avec « leaving » en anglais)[39]. Le terme serbe, lui, s’emploie pour indiquer le moment où le « départ » proprement dit a déjà eu lieu. Le même constat est valable pour le verbe. « Odlazak » et « odlaziti » dénotent le fait d’avoir déjà quitté un lieu, alors qu’un autre couple de mots – « polazak » et « polaziti » (l’aspect imperfectif du verbe « poći ») – désigne le fait d’être sur le point de prendre le départ[40]. Il est alors possible de comprendre le caractère achevé de cette action (prendre le départ) comme porteur d’un sens symbolique et de concevoir ainsi, de façon analogique, le « départ » pour le Canada comme définitif, sinon irrévocable. Le narrateur dit d’ailleurs à plusieurs reprises son impression d’être le captif de son « exil », tiraillé entre l’inéluctabilité du « départ » (de chez lui) et l’improbabilité du « retour ».

Cet emploi particulier de verbes et substantifs préfixés permet donc de traiter de la condition exilaire et en particulier du sentiment de perte des repères et de désorientation identitaire. D’autres techniques méritent d’être signalées. Par exemple, le référent change en fonction du locuteur : celui qui dit « je » est parfois le personnage narrateur, parfois sa mère. De même, dans l’emploi qu’en fait le narrateur, les référents des adverbes « ici » et « là-bas » sont souvent interchangeables. Enfin, l’évocation de stéréotypes « spatiaux » est de première importance, notamment dans les dialogues entre le narrateur et son interlocuteur canadien, l’écrivain Donald. Celui-ci est un double quelque peu caricatural du narrateur, sa « figure inconsciente d’autorité et son médium[41] ». Son discours, comme celui du narrateur lui-même, repose sur des préjugés quant aux rapports de l’Est et de l’Ouest, de l’Europe et de l’Amérique. La vision stéréotypée du narrateur polarise l’espace notamment selon un axe Nord-Sud, ce qui rend souvent son discours tautologique et redondant : « Le Nord c’est le Nord et le Sud c’est le Sud, et celui qui soupire après le Nord ne peut se convertir en amoureux du Sud »[42]. Cette polarisation spatiale exprime également des divergences culturelles : l’« outrecuidance » des Américains vivant dans un éternel présent s’oppose à la « maturité » des Européens, hantés par la pesanteur de l’histoire[43]. L’horizon imagologique du discours de Donald n’est pas moins figé[44]. Par exemple, lorsqu’il valorise l’« individualisme » nord-américain au détriment de la propension des Européens (notamment lorsqu’ils vivent dans la partie orientale du continent) à n’être toujours que partie d’une multitude[45], ou l’esprit « vainqueur » et l’assurance de ses compatriotes par opposition à la culture européenne du doute[46]. Un grand nombre de ses phrases commencent, en outre, par des compléments de lieu, comme « sur votre continent » et « sur notre continent »[47], ce qui traduit en termes spatiaux son discours convenu. La stéréotypie spatiale est également présente dans d’autres œuvres de l’écrivain. Par exemple, dans le roman Tsing, l’Europe orientale est symbolisée par un voile métaphorique derrière lequel les souvenirs (personnels) et l’histoire (commune) demeurent cachés au « regard » du narrateur, alors que l’Amérique connote la transparence[48].

Le premier effet des stéréotypes dans L’Appât consiste à cristalliser – autour des grands pôles de l’espace planétaire (l’Ouest et l’Est, le Nord et le Sud, l’Amérique et l’Europe) – les visions du monde, opposées et fortement réductrices, des personnages principaux[49]. Dans le discours du narrateur, l’Amérique se résume, nous l’avons vu, à son infantilité et à son incompréhension des profondeurs obscures de l’âme humaine et de l’histoire, alors que l’Europe est une terre mystérieuse et mature, douloureusement consciente de son passé. La même pratique simplificatrice se lit dans le discours de Donald, dans lequel l’Amérique et l’Europe ne sont guère plus que des images : la première, celle d’une fraîcheur, d’une mobilité, d’une ouverture vers le monde et d’un individualisme triomphant ; la seconde, celle d’une stabilité, voire d’une inertie, et d’une sagesse introspective, mais vieillissante. Ces prises de position tranchent fortement avec le discours de l’incertitude, quant à l’Histoire et quant à l’écriture, qui traverse le récit de part en part. Il est dès lors possible d’y voir un effet d’ironie : les débats menés par les personnages d’Albahari ne montrent-ils pas que la finesse et la complexité du regard que l’on porte sur soi-même n’empêchent pas d’avoir des autres une vision bien plus réductrice ? Cet effet devient encore plus fort lorsque le narrateur se met à la place de Donald et tente de voir son propre monde et celui de son interlocuteur tels que ce dernier semble les voir. Il projette alors, dans la vision de l’autre, sa propre perception de l’univers[50]. Un passage sur les avantages de la vie au Canada le montre bien :

[…] de la nourriture saine et de l’esprit sportif, de l’espace qui rend les gens tous égaux en donnant à chacun autant de place qu’il désire en prendre. Voilà comment, je suppose, Donald croit que les Européens voient l’Amérique et le Canada, comme un espace ouvert dont la beauté se communique aux êtres qui s’abandonnent à cet espace[51]. 

Au fil du récit, le jeu d’oppositions entre les visions du monde des deux personnages devient toujours plus complexe. La logique binaire laisse place à une manière de voir plus nuancée, grâce à laquelle les positions du narrateur et de Donald se rapprochent. « Lui en tant que Canadien et moi en tant que Yougoslave », affirme le narrateur, – 

[…] nous partageons l’absence d’une identité reconnaissable et […] nos pays respectifs, mon ex-pays et son pays encore actuel, se trouvent aux confins de leurs continents […] En fait, nous sommes des jumeaux qui ne se ressemblent pas du tout[52].

Si l’on admet l’existence d’une motivation psychologique, Donald peut paraître un alter ego du narrateur (« jumeaux qui ne se ressemblent pas »), un « étranger » en lui-même. « S’il n’y avait pas eu de Donald », dit le narrateur, « il n’y aurait peut-être pas eu de moi non plus »[53]. Mais c’est « l’absence d’une identité reconnaissable » qui contribue surtout à éclairer la stéréotypie des discours. Cette « absence », que le narrateur décèle à la fois en lui-même et chez Donald, paraît résulter de la position que leurs pays respectifs occupent sur les continents américain et européen. Situés aux confins, excentrés, les (anciens) Yougoslaves et les Canadiens ne savent pas tout à fait qui ils sont, en un sens culturel et historique. Dès lors, les stéréotypes auxquels ils se raccrochent demeurent peut-être les derniers recours susceptibles d’ancrer chez eux des sentiments d’appartenance à un espace commun. 

L'écriture, promesse trahie d’un chez soi

Dans L’Appât, le discours autoréflexif à propos de l’écrivain et de l’écriture est particulièrement dense : il accompagne les réflexions du héros sur sa vie d’émigré et sur l’espace dans lequel il évolue[54]. Né d’un père juif et d’une mère bosniaque orthodoxe convertie au judaïsme, le narrateur-personnage d’Albahari, une fois émigré au Canada, se présente tour à tour comme « yougoslave », « juif », « serbe » ou encore « est-européen ». Il en est autrement lorsqu’il endosse son identité d’écrivain[55]. Son « exil », ainsi que l’espace que ce dernier implique, sont envisagés alors d’une façon à la fois plus individuelle, plus spécifiquement littéraire et plus abstraite[56]. En substance, un même événement – l’émigration du personnage – donne ici lieu à deux discours différents, bien que difficilement séparables dans le récit. Le premier est celui d’un impossible « retour » vers une « patrie » désormais « imaginaire », en même temps que d’un impossible « enracinement » du héros dans un territoire et une culture étrangers. Le second discours de l’exil dans L’Appât porte davantage sur l’écriture et le langage. Nous allons les examiner de plus près.

L’idée d’un départ inéluctable et d’un retour improbable peut sembler problématique. Le départ du narrateur pour l’émigration est motivé par le sentiment de ne pas appartenir à la nouvelle société serbe des années 90, sa désapprobation de la politique, ou plutôt du projet de société mis en œuvre dans les anciennes républiques yougoslaves après leur sécession d’avec la Serbie. Les motifs de son départ sont vaguement politiques, mais à aucun moment le narrateur ne dit explicitement avoir été victime d’un ostracisme, bien que le spectre de celui-ci soit bien présent. Son départ semble à la fois correspondre à une nécessité et relever d’un libre choix. Un homme dans une situation proche de la sienne, dit-il notamment, « n’a d’autre possibilité que de partir en exil volontaire, devançant ainsi ceux qui l’y enverraient de force. Exil, en fin de compte, n’est qu’un autre mot pour vérité »[57]. Le pathos « exilaire » de L’Appât se construit donc, du moins en apparence, sur une contradiction[58]. Car l’« exil » dans lequel on doit partir parce qu’on n’a pas « d’autre possibilité » ne peut en effet être « volontaire ». D’ailleurs, si l’on suit à la lettre la définition proposée par Edward W. Said, l’exil exclut la possibilité d’un libre choix[59].

Quant à son retour au pays, le fait qu’il soit présenté comme « impossible » peut paraître singulier, étant donné que le récit n’évoque pas de véritable obstacle politique mais plutôt un manque de volonté de la part du narrateur (le narrateur affirme à plusieurs reprises ne pas vouloir y retourner). En tant que telle, la situation du personnage narrateur ne semble pas exclure la possibilité d’un retour au pays. L’impossible retour ne semble pas motivé davantage par sa situation d’immigré canadien. Le narrateur rend souvent compte de son incapacité d’« arriver » réellement au Canada, son pays d’accueil, qu’il ne parvient jamais à faire sien. « Arriver » signifie ici non seulement venir quelque part mais aussi « s’y installer », « s’y établir » et enfin de compte « s’y enraciner ». Pourquoi donc cet enracinement lui serait-il si difficile à imaginer ? La crise identitaire, causée par le démantèlement de la Yougoslavie, incite le narrateur de L’Appât à partir vers des lieux « vides » (« pour un déploiement, il fallait de l’espace vide »[60]. Bien que le désir de s’identifier intégralement à un nouveau pays finisse par l’emporter, il se heurte inéluctablement à la blancheur et à la froideur des espaces canadiens, thème développé dans la totalité de la « trilogie canadienne » du romancier[61]. Un critique a remarqué d’ailleurs, à propos du statut du Canada dans les œuvres des écrivains serbes David Albahari et Vladimir Tasić – qui ont tous les deux choisi d’y émigrer – que ce pays nourrit une vision de l’histoire très différente de celle de l’Europe, qui la dépasse de loin par sa complexité. Leurs récits, selon le même critique, se sont construits autour du thème de l’errance « en dehors de tout groupe » et « d’une histoire unique à propos d’un échec individuel et d’une inéluctable disparition du sujet de l’Histoire, d’une perte d’identité et enfin d’une mort accordée aux rythmes de la nature canadienne[62] ». L’Européen (et a fortiori l’Européen « de l’Est ») et le Canadien (et plus largement le Nord-Américain) ont deux visions de l’histoire, et donc du réel, diamétralement opposées l’une à l’autre. L’Européen ne peut jamais revêtir l’identité canadienne – c’est ce que le narrateur de L’Appât rappelle sans cesse, tout en usant, à l’encontre de son confrère écrivain Donald, des représentations stéréotypées déjà analysées ici. Il évoque, par exemple, « la réalité de [l’]histoire [européenne] » et « le pathétique de l’existence [nord-américaine] dans un présent permanent »[63]. Ailleurs, l’auteur décrit l’histoire canadienne comme une histoire « non réalisée », jamais vraiment commencée, alors que l’histoire européenne serait une histoire « réalisée[64] ». L’univers de L’Appât est ainsi fondamentalement traversé par l’histoire, bien que le livre porte en grande partie sur l’époque contemporaine, qualifiée par le narrateur de « post-historique »[65],[66]. L’auteur prétend même ne rien connaître de l’histoire ou de ses rapports avec la littérature[67]. Il se déclare favorable à une prose intimiste qui ne s’articule pas nécessairement autour de grandes questions historiques[68]. Un réseau de motifs aquatiques se met en place dans le récit afin de suggérer ce défaut d’enracinement : de tels motifs semblent d’ailleurs propres au discours migratoire[69]. L’« île » flottant sur le fleuve qui traverse la ville canadienne dans laquelle se retrouve le narrateur, ainsi que le sentiment du narrateur de « flotter » entre deux mondes[70], sont particulièrement récurrents. D’autres motifs récurrents suggèrent l’idée que l’émigration est un « piège » dans lequel tombe celui qui croit pouvoir trouver « sa place » loin de chez soi : l’« appât », figure centrale du récit, en est, bien entendu, l’illustration la plus saillante. Il s’ensuit que l’« impossibilité » du retour ne découle aucunement d’une ambition « diasporique » ni d’une envie (et encore moins d’une capacité) de s’enraciner dans le nouveau pays.

Néanmoins, le récit donne également matière à penser que l’idée d’un « inéluctable départ » de chez soi et d’un « impossible retour » au pays serait, in fine, pertinente, de même que l’emploi du mot « exil » serait justifié. De fait, tels qu’ils ont été envisagés jusqu’ici, le départ et le retour ne concernaient qu’un espace – celui du pays dont le narrateur est originaire. Or, lorsqu’il évoque son « exil », le narrateur parle également d’un temps : « j’étais devenu pareil à un homme préhistorique, je vivais dans une histoire qui n’existait plus, dans un temps dont tous disaient qu’il n’avait jamais été »[71]. La notion de « chez soi » devient alors plus complexe et concerne la société yougoslave avant le démantèlement du pays et non la Serbie des années 90 du vingtième siècle. Le « chez soi » appartient pleinement au passé et à la mémoire, et donc à l’oubli. Dans une certaine mesure, il s’agit d’une « patrie imaginaire », qui rappelle ce que Salman Rushdie, parlant de sa propre émigration vers l’Angleterre et de ses origines indiennes, a désigné par l’image des « Indes de l’esprit ». Ces dernières sont des pays « éloignés considérablement dans l’espace et dans le temps » par rapport aux patries réelles et qui restent « accessibles seulement à travers un acte d’imagination[72] ». Il y a, chez Albahari et chez le narrateur de L’Appât, un attachement sincère à cet espace-temps désormais révolu. Parlant du Canadien Donald, le narrateur dit, par exemple, qu’il ne « sait pas ce que c’est que d’avoir une place à soi, de savoir que cette place n’appartient qu’à vous, d’y retourner ou de la quitter pour toujours »[73]. Les éléments permettant de comprendre plus profondément la nature de cet attachement au passé yougoslave sont peu nombreux dans L’Appât, mais d’autres textes ouvrent quelques pistes de lecture. En exprimant un avis tout à fait personnel, l’auteur a indiqué à plusieurs reprises que l’histoire contemporaine des peuples yougoslaves était celle du passage d’un pays « ouvert » à des pays « fermés », de même qu’il a défini le projet initial de L’Appât comme celui de montrer comment une « ouverture supranationale se transformait en une fermeture nationale[74] ». D’autre part, l’écrivain canadien d’origine ukrainienne Mirna Kostas a mis l’attachement d’Albahari à la « yougoslavité » en rapport avec sa « judaïcité » : « en tant que Juif yougoslave, il n’a pas de peuple – tout au plus un pays. Il n’est pas juif, serbe ou bosniaque. C’est un citoyen de la Yougoslavie[75] ».

En même temps, il est possible de considérer que le « chez soi » définitivement perdu dont il est question dans L’Appât ne correspond pas entièrement à la société yougoslave, dans laquelle, en tant que Juif, le personnage narrateur aurait trouvé sa « place à soi », comme il l’affirme. Selon la définition que lui donne Emmanuel Levinas, par exemple, le « chez soi » n’est un « lieu » qu’au sens très large du mot : le lieu où un individu peut se sentir libre en dépit de toutes les dépendances réelles[76]. Chez Jacques Derrida, il devient un lieu intime, qui « ne se constitue que dans l’écart ouvert par la différence d’avec soi[77] ». Il réapparaît, sous la plume du critique russe Svetlana Boym, comme une réalité qui n’est plus nécessairement spatiale : « se sentir chez soi », prétend Boym, équivaut à savoir « que les choses se trouvent à leurs places, tout comme nous-mêmes ; c’est un état d’esprit qui ne dépend d’aucun positionnement réel[78] ».

Ce « chez soi » n’est-il pas alors à chercher dans le langage et l’écriture ? De fait, l’émigration du personnage coïncide avec l’abandon de sa langue maternelle et la nécessité qui s’impose à lui d’adopter une langue étrangère, ce qui le renvoie constamment à son départ : « c’est justement elle, cette langue étrangère, qui me rappelle sans cesse qu’ici je ne suis pas chez moi, que je suis incapable d’exprimer avec précision des concepts abstraits, que je suis réduit au monde des substantifs et des chiffres »[79]. Il s’ensuit un certain enfermement de l’écrivain dans sa langue maternelle, celle-ci demeurant le seul « espace » auquel il puisse encore s’identifier, une fois entouré d’étrangers. Cette nouvelle situation du personnage face à sa propre langue, dans laquelle il continue d’écrire mais qu’il n’utilise plus dans la vie quotidienne, est régulièrement décrite comme inconfortable. En comparant deux personnages d’exilés serbes au Canada, l’auteur affirme significativement :

Pendant que le héros de L’Homme de neige part dans le vide, dans l’éphémère blancheur de la neige, le héros de L’Appât sombre dans l’absence de parole, dans l’impossibilité de communication, dans les sables mouvants du silence[80].

On constate que le processus d’écriture est souvent envisagé en termes spatiaux. L’écriture se conçoit dans L’Appât comme une surface (« de la vie »), une limite (« entre la parole et le silence ») et un parcours[81]. En raillant la vision de l’écriture de son ami, le narrateur affirme ironiquement que « quelqu’un qui sait écrire, comme Donald, se mettrait à sa table et écrirait un récit, en prenant le chemin le plus court, du début à la fin »[82]. À cette métaphore de l’écriture comme un tracé linéaire, le narrateur oppose la figure d’un cheminement, d’un itinéraire plus sinueux, car « il n’y a nulle part dans la nature de ligne droite et […] les choses se déroulent, au mieux, en spirale »[83]. Conçue comme cheminement et expérience des limites, l’écriture réfléchit le vécu migratoire du personnage narrateur. Inversement, sa situation d’écrivain émigré et de citoyen d’un « pays qui n’existe pas » semble entretenir un rapport d’analogie avec l’existence « à la surface » et « sur la ligne de partage des mondes », inséparable de l’expérience de l’écriture[84]. Émigrer, être constamment tiraillé entre deux univers, lui permet d’accomplir le but ultime qu’il assigne à l’écriture : « sortir de lui-même et donc du monde[85] ». Pour cet « être fantomatique d’une contrée perdue qui n’est ni du nord ni du sud ni de l’est ni de l’ouest ni du centre »[86], la portée « autobiographique » de son récit devient secondaire, au profit de la réflexion sur l’écriture[87].

Dans la littérature serbe contemporaine, il est courant de concevoir l’écriture à partir de l’expérience de l’émigration et l’existence même de l’écrivain comme située dans une spatialité à laquelle aucun territoire concret ne peut être assigné. Les romanciers semblent souvent laisser planer une ambigüité sur le sens du thème de l’émigration dans leurs œuvres. Le cas du roman La Place Dante (« Danteov Trg ») de Dragan Velikić est paradigmatique. Dans ce roman, écrit par un écrivain serbe émigré en Allemagne et consacré au destin d’écrivains exilés, le personnage nommé Damjan Savić fait part d’un « désir de fuir », qui n’entraîne pas chez lui d’intérêt pour « le plaisir, l’oubli, la découverte de rues, de places et de passages inconnus », ou pour « les villes ou les gens », mais pour le mot même de « voyage », pour les « cartes des voies navigables dans des pays lointains […] les cartes de voies ferrées dans des villes qu’il n’a jamais visitées et dans lesquelles il n’avait même pas le désir de se retrouver », une fascination enfin pour les « lignes, les carrefours et les trajectoires[88] ». Au moins en partie, cet attrait de l’errance, des mots qui l’expriment et des images qui l’évoquent, est commun aux personnages de Velikić et d’Albahari, à cette différence près que ce dernier associe d’une façon plus explicite ce désir avec le processus d’écriture.

Écrire la vie ou vivre pour écrire ? Conclusion

Le lien entre le travail de l’écriture et l’esprit d’incertitude s’établit dans L’Appât de plusieurs manières, notamment à mesure que le narrateur réplique aux prises de position littéraires de son collègue Donald. Lorsque ce dernier lui fait comprendre que tout véritable écrivain doit posséder une foi inébranlable en son activité et un style personnel fort, le narrateur tourne cette idée en dérision et, par un geste quelque peu absurde, manifeste à nouveau un manque de certitudes : il écrit sur une feuille de papier “Style : trouver et devenir”, et fixe celle-ci au moyen d’une plaquette aimantée sur le réfrigérateur.

Le doute et l’angoisse du doute sont ce que l’écrivain et l’émigré ont en commun. L’idée de l’écriture comme mise en doute du monde trouve un aboutissement remarquable, peut-être même parfait, dans le récit exilaire. Pour écrire, comme il est fréquemment rappelé dans L’Appât, il faut vouloir sortir de soi-même et donc du monde, faire l’expérience d’une limite (« ligne de partage des mondes »), ne pouvoir se sentir chez soi nulle part, vivre « dans une histoire qui n’existe plus ». Ses doubles origines (serbe et juive), sa vie d’émigré (le fait d’être tiraillé entre son pays d’origine et son pays d’accueil) et la situation linguistique et culturelle dans laquelle il se retrouve (il se sait intimement lié à l’Histoire européenne et à la langue serbe, tout en étant entouré de la culture nord-américaine, qui le fascine et l’indigne à la fois) sont donc des sujets d’écriture par excellence. Il n’est pas interdit de se demander si la vie même de l’auteur (et de son narrateur) ne se construit en accord avec sa vision de l’écriture. Le héros de L’Appât ne se retire-t-il pas en « périphérie du monde », dans un « pays de neige » qu’il considère comme dépourvu d’histoire et de mémoire, situé aux confins du continent nord-américain (Canada), sur une « ligne de partage des mondes », pour mieux mesurer le chaos de l’histoire européenne et en faire récit ? Si l’expérience migratoire a incontestablement façonné la forme des récits de David Albahari, cette forme s’inscrit également dans une poétique plus générale dont les premiers développements remontent à des époques antérieures à L’Appât, à la guerre civile en Yougoslavie et à l’émigration de l’auteur vers le Canada. Si l’on pousse cet argument à l’extrême, on pourrait dire que la conception de l’écriture entraîne chez Albahari une prédestination à l’émigration[89].

 

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NOTES

[1] Cet article a été publié précédemment dans Le silence et la parole au lendemain des guerres yougoslaves, sous la direction de Lauren Lydic et Bertrand Westphal, Limoges, PULIM, 2015.

[2] D. Albahari, L’Appât, traduit du serbo-croate par Gojko Lukić et Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1999, 150 p. L’original : Mamac, Belgrade, Narodna knjiga, 1996, 260 p.

[3] Un des récits antérieurs de David Albahari met en scène le père de l’auteur : Cink [1988], Belgrade, Dereta, 1995, 84 p.

[4] Nous nous appuyons en partie sur l’analyse proposée par Marijana Milošević, dans Čitanje, u ogledalu. Kritike o savremenoj srpskoj prozi [Lecture dans le miroir. Critiques de la prose serbe contemporaine], Novi Sad, Matica Srpska, « Prva knjiga », 2004, p. 46.  

[5] L’Appât, op. cit., p. 41.

[6] Ibid., p. 18 (« […] pisac pluta na površini, na razmeđi svetova, na granici između govora i tišine » : Mamac, op. cit., p. 15).

[7] Ibid., p. 99 (« Obojica, zapravo, plutamo na površini života, premda nam iz usta stalno izviru priče o tome kako ga zahvatamo u plodnoj punoći » : Mamac, op. cit., p. 106).

[8] Ibid., p. 73 (« Ponekad pomislim da je dobro što ne umem da pišem, jer kad god razmišljam o pisanju, suočavam se samo s pitanjima, nikada sa odgovorima » : Mamac, op. cit., p. 76).

[9] Ibid., p. 18 (« Pisanje je neverica u reči, rekao je, u govor, u bilo kakvu mogućnost pripovedanja, ono je, rekao je, zapravo bekstvo od jezika, a ne, kako kažu, tonjenje u sam jezik » : Mamac, op. cit., p. 15).

[10] Ibid., p. 31 (« Otuda sam, kao čitalac, gajio sklonost prema piscima čija je namera bila nejasna ili onima, a ti su, smatram, najbolji, koji uopšte nemaju nikakvu nameru » : Mamac, op. cit., p. 29). 

[11]  Voir V. Pavković, Kritički tekstovi. Savremena srpska proza [Essais critiques. Prose serbe contemporaine], Belgrade, Prosveta, 1997, p. 147. 

[12]  Le premier tome de l’œuvre de Miloš Crnjanski (Seobe : roman), publié en 1929, est un livre relativement indépendant du second tome (Druga knjiga Seoba), datant, lui, de 1962. En français, en un seul tome : Migrations : roman, traduit du serbo-croate pas Velimir Popović, Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche », 1988, 1172 p. ; D. Kiš, Le Cirque de famille [1993], contenant Chagrins précoces [1970], Jardin, cendre [1965] et Sablier [1972], traduit du serbo-croate par Pascale Delpech et Jean Descat, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1989, 490 p. ; M. Bulatović, Ljudi sa četiri prsta : roman [Les Gens à quatre doigts : roman], Belgrade, « Meridijani. Književnost ovog vremena », 1975, 299 p. 

[13]  Notion employée par le critique Sava Damjanov, dans Šta to beše mlada srpska proza? Zapisi o “mladoj srpskoj prozi” osamdesetih [Qu’était la jeune prose serbe ? Notes sur la “jeune prose serbe” des années 80], Novi Sad, Književna zadruga, 1990, 135 p.

[14] L’Appât, op. cit., p. 127 (« Do tada sam, naravno, naučio da se svet menja i da je promena postojana, da je mena, zapravo, pravo lice sveta [...] : Mamac, op. cit., p. 138).

[15] Sur la question des rapports entre l’émigration et l’« identité » chez Albahari, voir M. Ćuk, « Identitet imigranta u Kanadi u prozi Davida Albaharija i Dragomira Ivkovića » [L’identité de l’immigré canadien dans la prose de David Albahari et Dragomir Ivković], Reči : časopis za jezik, književnost i kulturološke studije, Belgrade, 2009, p. 203-222. Voir aussi K. Bugarčić, « Istorija u romanima Davida Albaharija » [L’Histoire dans les romans de David Albahari], Beogradski književni časopis, Belgrade, 2010, p. 95-103.  

[16] L’Appât, op. cit., p. 127 (« […] ipak sam verovao da u tom svekolikom pretapanju postoje ostrvca nemenjanja, zatvoreni sistemi koji se odupiru svakom pokušaju preobražaja » : Mamac, op. cit., p. 138).

[17] Ibid., p. 72 (« On ne zna šta znači imati svoje mesto, znati da je to mesto samo tvoje, vraćati mu se ili ga napustiti zauvek » : Mamac, op. cit., p. 76).

[18] Ibid., p. 41 (« dekadentni evropski osećaj posedovanja mesta » : Mamac, op. cit., p. 41).

[19] Ibid., p. 55 (« prostor nikada nije postao samo moj » : Mamac, op. cit., p. 57).

[20] Ibid., p. 40 (« […] često mi se događa da osetim kako postojim istovremeno na mnogim mestima, u raznim vremenima » : Mamac, op. cit., p. 39).

[21] Voir à ce propos V. Tasić, « Snežni čovek i paralaksa » [L’Homme de neige et la parallaxe], Gradac. Časopis za kulturu, umetnost i društvena pitanja n° 156 (« David Albahari »), Čačak, année 31, 2005, p. 88-94.

[22] L’Appât, op. cit., p. 47 (« Tako je i Donald sedeo pored moje mape, neodlučan i nesiguran, poguren pod obiljem imena i istorijskih podataka [...] » : Mamac, op. cit., p. 47).

[23] Ibid., p. 49 (« […] majka je nastavila da se spušta prema Kruševcu, u sve veći mrak, u utrobu rata koji je takođe postajao sve veći » : Mamac, op. cit., p. 50).

[24] D. Albahari, L’Homme de neige [1995], traduit du serbe par Gojko Lukić et Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 2003, 113 p. L’original : Snežni čovek, Belgrade, Vreme knjige, « Minut », 1995, 154 p. Sur la signification de la carte dans L’Homme de neige, voir Vasa Pavković, Kritički tekstovi. Savremena srpska proza [Textes critiques. Prose serbe contemporaine], op. cit., notamment p. 136.

[25] L’Appât, op. cit., p. 90 (« Zemlja koja se razapinje između četiri strane sveta, rekao sam Donaldu dok smo se naginjali nad mapu, zemlja kao što je bila moja, malo na severu a malo na jugu, delom na istoku a delom na zapadu, takva zemlja mora da propadne. A kada centrifugalne sile razvuku područja sa rubova, rekao sam i prevukao kažiprstom preko Slovenije, Hrvatske, Srbje, Makedonije i Crne Gore, onda pomahnitale centripetalne sile, prepuštene same sebi, zgnječe ono što stoji u središtu » : Mamac, op. cit., p. 96).

[26] D. Albahari, Snežni čovek, op. cit., p. 110.

[27] L’Appât, op. cit., p. 119 (« […] dok ga je Bosna podsećala na izlomljeni trougao, na neuspešan trougao, ispravio se, nacrtan drhtavom dečjom rukom » : Mamac, op. cit., p. 129).

[28] A propos de l’esthétique du vide dans l’œuvre de David Albahari, se référer à Nathalie Crom, « Albahari, l’attrait du vide », La Croix, Paris, 22 janvier 2004, p. 11.

[29] Ibid., p. 11.

[30] Ibid., p. 52 («  A ovde, koje nije isto “ovde” kao ono koje je moja majka pomenula, nema priče, nema šta ni da se vidi » : Mamac, op. cit., p. 53).

[31] Ibid., p. 61-62 (« Na severnoameričkom kontinentu niko zapravo i nije znao šta je istorija, a nije ih to ni zanimalo, sada, na kraju dvadesetog veka, kada je počinjala budućnost » : Mamac, op. cit., p. 63).

[32] Sur la précarité de la toponymie et l’anonymat des personnages de David Albahari dans le contexte de la littérature de l’Europe centrale : Vladimir Gvozden, « Albaharijeva i Tasićeva Kanada » [Le Canada d’Albahari et de Tasić], in Činovi prisvajanja. Od teorije ka pragmatici teksta [Les Actes d’appropriation. De la théorie à la pragmatique du texte], Novi Sad, Svetovi, « Posebna izdanja », 2005, p. 125.

[33] L’Appât, op. cit., p. 12 (« […] u reči “Sicilija” ima više značenja nego u najvećem rečniku » : Mamac, op. cit., p. 8).

[34] Ibid., p. 20.

[35] Ceci contribue à créer l’impression d’un « passé refoulé », jamais traité de manière directe et surtout exhaustive : cf. S. Vladiv-Glover, « Potisnuta prošlost u romanu Mamac Davida Albaharija » [Un passé refoulé dans le roman L’Appât de David Albahari], Sveske : časopis za književnost, umetnost i kulturu, n° 97, année 20, Belgrade/Pančevo, 2010, p. 67-75. 

[36] L’Appât, op. cit., p. 19.

[37] Ibid., p. 29 (« Na nekim pločnicima još uvek su ležali ubijeni vojnici » : Mamac, op. cit., p. 27).

[38] « là-bas, d’où je suis venu, on est en train de faire une nouvelle guerre » (Ibid., p. 19) / « tamo, odakle sam došao, vodi se novi rat » (Mamac, op. cit., p. 18) ; « j’ai connu Donald aussitôt arrivé au Canada » (L’Appât, op. cit., p. 30) / « Donalda sam upoznao odmah po dolasku u Kanadu » (Mamac, op. cit., p. 32) ; « j’ai pris la décision de quitter le pays et de venir sur ce continent-ci » (L’Appât, op. cit., p. 62) / « [ja] sam doneo odluku da otputujem, i to na ovaj kontinent » (Mamac, op. cit., p. 72) ; « il y a des gens qui assimilent tout départ, y compris le leur, à la trahison » (L’Appât, op. cit., p. 64) / « ima ljudi koji svaki odlazak, pa i svoj, povezuju sa izdajom » (Mamac, op. cit., p. 75) ; « je suis venu dans le nord du monde » (L’Appât, op. cit., p. 88) / « došao [sam] na severnu stranu sveta » (Mamac, op. cit., p. 107) ; « tous ceux qui arrivent et qui, apportant ce qu’ils auraient dû laisser derrière eux, ne font que piétiner sur place au lieu d’avancer » (L’Appât, op. cit., p. 109) ; « on i[…] koji dolaze i, donoseći ono što je trebalo ostaviti za sobom, samo tapkaju u mestu umesto da se kreću napred » (Mamac, op. cit., p. 134) ; « alors je suis parti » (L’Appât, op. cit., p. 135) / « a onda sam otputovao » (Mamac, op. cit., p. 169). Nous soulignons.

[39]  Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1996, entrée « départ », p. 593.

[40] « c’est pour cela que je suis parti dans le Nord, parce que je ne crois plus au Sud » in L’Appât, op. cit., p. 90 ; « zato sam i pošao na sever, zato što više ne verujem u jug » (Mamac, op. cit., p. 109). Cet important degré de précision, propre aux langues slaves, est rendu possible par l’existence d’un grand nombre de préverbes et de préfixes nominaux (en l’occurrence « od », dans le nom « odlazak » et dans les verbes « odlaziti ») situant spatialement l’action (et par là, l’actant lui-même), et traduisant la manière dont elle est perçue par le locuteur. Outre les noms « polazak » et « odlazak », il y a également « izlazak » (sortie ou échappement), « ulazak » (entrée), « prelazak » (traversée), « prolazak » (action de passer à travers), « prilazak » (approche), « silazak » (descente) et autres. Tous les substantifs possèdent des correspondants parmi les verbes : « izlaziti » (aspect perfectif : « izaći »), « ulaziti » (« ući »), « prelaziti » (« preći »), « prolaziti » (« proći »), « prilaziti » (« prići »), « silaziti » (« sići »). Le préfixe « od » suggère que l’action du mot « odlazak » (exprimant l’abandon d’un lieu, dont on s’é-loigne ou se -pare : « od-laziti») a déjà été effectuée au moment où le constat du départ se fait. 

[41] « podsvesni autoritet i medijum » : Mihajlo Pantić, « Jezikom, o smrti » [De la mort, par le biais du langage], Letopis Matice Srpske n° 173/459, Novi Sad, volume 4, avril 1997, p. 558.

[42] L’Appât, op. cit., p. 90 (« Sever je sever, a jug je jug, i onaj ko žudi za severom ne može da se preobrati u zaljubljenika juga » : Mamac, op. cit., p. 95).

[43] Ibid., p. 56-57.

[44] L’objet de l’imagologie est constitué en premier lieu par les « images de culture [et] la représentation littéraire de l’étranger » : Daniel-Henri Pageaux, « Recherche sur l’imagologie : de l’Histoire culturelle à la Poétique », in Revista de Filología Francesa n° 8, Madrid, Servicio de Publicaciones, Univ. Complutense, 1995, p. 135. 

[45] L’Appât, op. cit., p. 56.

[46] Ibid., p. 14.

[47] Ibid.

[48] D. Albahari, Cink, op. cit., par exemple p. 58. 

[49] L’image de l’« autre » dans les œuvres de David Albahari et de l’écrivaine croate Dubravka Ugrešić a été étudiée dans Ž. Milanović, Dva pisca i drugi [Deux écrivains et les Autres], Belgrade, Službeni glasnik, 2012, 283 p.

[50] Sur la représentation du Canada chez D. Albahari, voir Vladimir Gvozden, « Albaharijeva i Tasićeva Kanada » [Le Canada d’Albahari et de Tasić], op. cit., p. 122-132.

[51] L’Appât, op. cit., p. 104 (« […] o zdravoj hrani i sportskom duhu, o prostoru koji sve izjednačava jer svima daje onoliko koliko žele da uzmu. Pretpostavljam da Donald veruje da Evropljani tako misle o Americi i Kanadi, kao o otvorenom prostoru čija lepota se preliva u bića onih koji mu se predaju » : Mamac, op. cit., p. 111).

[52] Ibid., p. 83 (« […] delimo odstustvo prepoznatljivog identita i […] naše zemlje, moja bivša i njegova još uvek sadašnja, zauzimaju rubna područja na svojim kontinentima […]. U stvari, mi smo kao oni blizanci koji uopšte ne liče jedan na drugoga » : Mamac, op. cit., p. 88).

[53] Ibid., p. 84 (« Da nije bilo Donalda, možda ne bi bilo ni mene » : Mamac, op. cit., p. 89).

[54] La forte dimension autopoétique des œuvres de David Albahari est généralement perçue par la critique serbe comme signe d’une esthétique « postmoderne ». Voir Vasa Pavković, table ronde « Savremena srpska proza – enigma postmoderne i posle », op. cit., p. 398.

[55] La critique a souvent fait constat d’une double quête dans les œuvres d’Albahari, à la fois « identitaire » et « littéraire ». Ainsi, Milorad Pavić, « Opis smrti Davida Albaharija » [La description de la mort de David Albahari], Književna reč n° 19/358, Belgrade, 1990, p. 6-7.

[56] Le mot « exil » (« izgnanstvo ») fait objet d’un emploi fréquent de la part de l’écrivain. Ainsi dans D. Albahari, « Književnost promene » [Littérature du changement], Reč. Časopis za književnost i kulturu n° 55(1), Belgrade, 1999, p. 141.  

[57] L’Appât, op. cit., p. 97 (« Izgnanstvo je, na kraju krajeva, samo drugo ime za istinu » : Mamac, op. cit., p. 104).

[58] L’adjectif « exilaire » est un néologisme employé par de nombreux critiques pour désigner ce qui, de diverses façons, se réfère à l’exil au sens large du terme, englobant l’« émigration » et l’« expatriation » dans la typologie d’Edward W. Said. Voir par exemple Julia Kristeva, « L’autre langue ou Traduire le sensible », French Studies n° LII, Oxford (UK), 1998, p. 385.   

[59] Edward W. Said, dans Reflections on Exile and Other Essays [2000], Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2001, p. 181.   

[60] Ibid., p. 38 (« za širenje [je] neophodna praznina » : Mamac, op. cit., p. 37).

[61] C’est ainsi que la critique nomme souvent les œuvres suivantes d’Albahari (dans l’ordre chronologique) : L’Homme de neige [1995], op. cit., L’Appât et Mrak : ténèbres [1997], traduit du serbo-croate par Ljiljana Huibner-Fuzellier et Raymond Fuzellier, Paris, Ginkgo, « Lettres d’ailleurs », 2007, 165 p.

[62]  « lutanje izvan svake grupe i pričanje individualne jedinstvene priče o porazu […] Roman […] je neka vrsta svedočanstva o sporom ili neumitnom iščezavanju subjekta iz istorije, o gubitku identiteta i smrti u ritmu kanadske prirode » : Vladimir Gvozden, « Albaharijeva i Tasićeva Kanada » [Le Canada d’Albahari et de Tasić], op. cit., p. 132.

[63] L’Appât, op. cit., p. 56.

[64]  D. Albahari, Teret. Eseji, op. cit., p. 44.

[65] L’Appât, op. cit., p. 96.

[66] Certains paradoxes inhérents au double discours sur l’histoire dans L’Appât, ont été étudiés par Vladislava Ribnikar, « Istorija i fikcija u poetici Davida Albaharija » [Histoire et fiction dans la poétique de David Albahari], Književnost. Mesečni časopis n° 104, Belgrade, cahier 11/12, 1999, p. 1809-1818.

[67]  Ljubica Pupezin, entretien avec David Albahari, Glas javnosti, Belgrade, 7 avril 2002, URL : http://www.knjizara.com, consulté en octobre 2004.

[68]  Saša Ilić et Slobodan Georgijev, « Između buke i besa » [Entre le bruit et la fureur], entretien avec David Albahari, Vreme n° 724 (rubrique « Kultura »), Belgrade, 18 novembre 2004, p. 18.

[69]  Selon Robert Winder, les « métaphores de l’immigration sont souvent aquatiques » [« the metaphors for immigration are usually aquatic »] : Bloody Foreigners : The Story of Immigration to Britain, Londres, Abacus, 2004, p. 7.  

[70] L’Appât, op. cit., p. 18.

[71] Ibid., p. 97 (« […] pretvorio sam se u praistorijskog čoveka, živeo sam u istoriji koja više nije postojala, u vremenu za koje su svi govorili da se nije desilo » : Mamac, op. cit., p. 104).

[72] « Indias of the mind », « far removed in time and space », « available for return only through an act of the imagination » : S. Rushdie, « Imaginary Homelands » in Imaginary Homelands: Essays and Criticism 1981-1991, Granta, 1991, p. 10.    

[73] L’Appât, op. cit., p. 72 (« On ne zna šta znači imati svoje mesto, znati da je to mesto samo tvoje, vraćati mu se ili ga naspustiti zauvek » : Mamac, op. cit., p. 76).

[74]  « kako se nadnacionalna otorenost pretvara u nacionalnu zatvorenost » : Zoran Đerić, « Vek egzila », op. cit., p. 5.

[75] « kao jugoslovenski Jevrejin, « on nema narod – on ima zemlju. On nije Jevrejin, Srbin niti Bosanac. On je građanin Jugoslavije » : commentaire repris dans les essais d’Albahari, Teret. Eseji [Fardeau. Essais], Belgrade, Forum pisaca, 2004, p. 40. 

[76]  E. Levinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 7.

[77]  J. Derrida, L’Autre cap, suivi de La Démocratie ajournée, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 16-17.

[78]  « to feel at home is to know that things are in their places and so are you; it is a state of mind that doesn’t depend on an actual location » : S. Boym, The Future of Nostalgia, New York, Basic Books, 2001, p. 251.

[79] L’Appât, op. cit., p. 34 (« [...] zato što mi upravo on, taj tuđi jezik, stalno govori da ovde ne pripadam, da sam nesposoban da na njemu precizno izrazim apstraktne koncepte, osuđen na svet imenica i brojki » : Mamac, op. cit., p. 33).

[80] « dok junak Snežnog čoveka odlazi u prazninu, u nepostojanu belinu snega, junak Mamca tone u odsustvo jezika, u nemogućnost komunikacije, u živo blato tišine » : D. Albahari, Teret. Eseji [Fardeau. Essais], op. cit., p. 40 ; D. Albahari, L’Homme de neige, op. cit.

[81] Sur le motif de la frontière dans les œuvres d’Albahari, voir M. I. Aćimović, « Granice jezika, granice sveta » [Frontières du langage, frontières du monde], Povelja. Časopis za književnost, umetnost i kulturu n° 3, Kraljevo, année 34, 2004, p. 174-178.

[82] L’Appât, op. cit., p. 62 (« Neko ko ume da piše, poput Donalda, lepo bi seo i napisao priču, prešavši pritom najkraći mogući put od početka do kraja » : Mamac, op. cit., p. 64).

[83] Ibid., p. 67 (« nigde u prirodi ne postoji prava linija i [...] stvari [se], u najboljem slučaju, odigravaju u spirali » : Mamac, op. cit., p. 69).

[84] Voir à ce propos Lili Braniste, « L’écrivain venu d'un pays qui n’existe plus », Lire n° 325, « Actualité littéraire », mai 2004, p. 83.  

[85] « da izađe iz sebe, i tako, iz sveta » : D. Albahari, Teret. Eseji, op. cit., p. 40.

[86] L’Appât, op. cit., p. 83 (« senasto biće iz nedođije koja je stajala ekscentrično u odnosu na sve strane sveta i samo središte » : Mamac, op. cit., p. 88).

[87] Dans une autre œuvre, le personnage principal, une étudiante, prend conscience du fait qu’être entre l’Occident et l’Orient revient à n’appartenir à personne et n’être nulle part. D. Albahari, « Nema pesma » [Poème muet], in Izabrane priče [Nouvelles choisies], op. cit., p. 197.

[88] « Damjan je želeo bekstvo » ; « zadovoljstvu, zaboravu, otkrivanju nepoznatih ulica, trgova, prolaza» ; « gradovi ni ljudi » ; « put » ; « karte rečnih plovnih puteva dalekih zemalja […] karte podzemnih železnica gradova u kojima nije bio i u kojima nije ni želeo da bude » ; « linije, preseci, putanje » : D. Velikić, Danteov trg [Place Dante], Belgrade, Stubovi kulture, « Peščanik », 1998, p. 13.

[89] Nous l’avons étudiée dans le récit Cink (1988), op. cit. Voir R. Rakocevic, « Shem is Eating Words. On an Episode of Logophagy : David Albahari’s Tsing », Serbian Studies, vol. 19, n° 1, Indiana University, 2005, p. 25-34.

 

 

In Le silence et la parole au lendemain des guerres yougoslaves, sous la direction de Lauren Lydic et Bertrand Westphal, Limoges, PULIM, 2015.

 

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