Dušan Ivanić Université de Belgrade, Serbie
LES ÉCRIVAINS SLAVES DANS LE RÉALISME SERBE
Résumé
Parmi les littératures slaves, c’est la littérature russe qui marqua la genèse du réalisme serbe, dans les domaines de la théorie et de la critique (l’influence de Tchernychevski, Dobrolioubov et Pissarov sur S. Marković et ses héritiers), en définissant les idées-maîtresses du réalisme en tant que programme et pratique de l’écriture en prose (Tchernychevski, Karavelov) ; elle eut également une grande influence sur une phase du réalisme folklorique, alors que l’œuvre de A. S. Tourgueniev se manifesta dans le cadre du réalisme poétique. La phase de la modernisation et de la désintégration du réalisme sera marquée par les traductions de Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov.
Outre les liens traditionnels et la solidarité des nations slaves de l’Empire autrichien, les traducteurs et les rédacteurs en chef des revues étaient attirés par la « couleur nationale » des auteurs slaves, les conflits entre la tradition rurale et l’urbanisation dans les processus de la modernisation, qui impliquaient souvent une attitude satirique vis-à-vis des circonstances politiques et sociales. Dans les périodiques serbes furent publiées les traductions des œuvres anthologiques des écrivains slaves les plus éminents parmi lesquels, outre les Russes, des ukrainiens (M. Vovtchok, T. Chevtchenko), polonais (H. Sienkiewicz, E. Orzeszkowa ), tchèques (I. Neruda, S. Čech), slovaques (M. Kukučin) et slovènes (I. Kersnik, I. Tavčar).
Le déclin de la poésie dans le réalisme incita à traduire les poètes de l’époque romantique (Pouchkine, Lermontov), même si certains adoptèrent la poétique du réalisme (Nekrassov, par exemple). Encouragée par les processus politiques des années 1880, la solidarité slave se manifesta également dans les traductions de poètes appartenant à des nationalités moins nombreuses (Lj. Karavelov, F. Prešeren, I. Vazov, Halek, Slowacki, Neruda).
Mots-clés
Réalisme, genèse du réalisme serbe, écrivains réalistes slaves, périodiques serbes, Svetozar Marković, Pera Todorović, Milovan Glišić.
La pénétration dans la culture serbe d’œuvres traduites des langues des peuples slaves ne s’est intensifiée à l’ère moderne, soit à partir du XVIIIe siècle, qu’avec l’essor de la presse littéraire et la fondation de maisons d’édition. (Rappelons que la première revue serbe et sud-slave, le Slaveno-srpski magazin [Magazine slavo-serbe] de Zaharija Orfelin qui paraît en 1768 est, à dire vrai, la transposition d’un mensuel russe dans le contexte serbe.)[1] Ajoutons que la littérature serbe du XVIIIe siècle s’est en grande partie développée au sein de la langue russo-slave qui laissait percevoir une certaine parenté avec la littérature du peuple russe (et ukrainien). Toutefois, l’orientation vers le slavo-serbe – pour lequel on utilise fréquemment aujourd’hui le qualificatif de langue de Dositej – et, surtout, la réforme de Vuk Karadžić éloignent la tradition linguistique et littéraire serbe de ce substrat et accroissent le besoin de traduire du russe comme langue source. D’un autre côté, l’esprit de réciprocité slave – notamment chez les Slaves de la monarchie autrichienne –, stimulé par l’action d’un très large cercle d’érudits et de réformateurs de Kopitar et Šafařik à Jan Kolar et Ľudovít Štúr[2], s’affirme rapidement et en particulier vers 1848 où il est manifeste à l’occasion du Congrès slave de Prague. Réprimé politiquement durant l’absolutisme de Bach, l’idéal de réciprocité slave a infusé la littérature et les utopies philologiques (la création d’une langue littéraire commune à tous les Slaves ou, à tout le moins, ceux du Sud !)[3]. Lui fera résonance, entre autres, l’exposition ethnographique slave qui se tient à Moscou en 1867.
Le mouvement culturel panserbe le plus important du XIXe siècle (au cours des années 1860), Ujedinjena omladina srpska [La Jeunesse serbe unie] affirme dans ses statuts qu’elle reconnaît les frères croates comme membres de l’organisation, de même qu’elle considérerait les Serbes comme membres de la jeunesse croate ; elle prévoit que cette réciprocité vaut pour les Bulgares et pour les Slovènes, salue tous les autres peuples slaves et ajoute qu’est cher à l’assemblée tout homme, indépendamment de sa nationalité, qui respecte la liberté de tout autre homme et peuple ».[4] Ainsi le mouvement panslave et panslaviste, qui marque le milieu du XIXe siècle (rappelons-nous le cri lancé par Njegoš à Nenadović : « Ah, que de temps nous aurions été sous le joug, nous, les Slaves ! »[5]) devait peu à peu en venir à soutenir l’affirmation de chaque peuple et langue en particulier, de plus en plus se fractionner en partis politiques et se rapprocher des idées modernes de l’Europe de l’Ouest où trouveront leur place tant le libéralisme que le socialisme et le conservatisme. Cet enthousiasme des jeunes, élèves de la Grande École et étudiants des universités européennes, devait perdurer une partie des années 1870-1880 lorsqu’ils seraient devenus des personnalités marquantes de la vie littéraire et publique : rédacteurs, éditeurs, professeurs, leaders politiques.[6] Avec une intensité et dans des proportions inégales, mais indépendamment du lieu de parution (Vienne, Novi Sad, Belgrade, Cetinje, Sarajevo), les écrivains slaves allaient être visiblement privilégiés, et jusque dans les contenus. (Il ne faut pas en attribuer le mérite au seul mouvement de la Jeunesse serbe unie : en Serbie, des publications périodiques antérieures, le Letopis Matice srpske [Les Annales de la société littéraire serbe], par exemple, consacraient une rubrique particulière aux littératures slaves.[7])
La période du réalisme dans la littérature serbe est la caractéristique conditionnelle de la seconde moitié du XIXe siècle même si, à l’époque, existent en parallèle le haut romantisme et les différentes phases et types de réalisme, et ce jusqu’au modernisme naissant. C’est au cours de ces décennies que dans les littératures des petits peuples slaves, après la renaissance de la poésie pendant le romantisme, la prose renaît à son tour, le style prenant des formes nationales classiques. Pendant cette période, les journaux et revues serbes multiplient les traductions des petites langues slaves (tchèque, slovaque, slovène, bulgare, serbe de Lusace) qui s’ajoutent à celles du polonais et de l’ukrainien, les textes croates étant quant à eux publiés dans l’original. Ce qui confirme l’intérêt croissant porté aux littératures slaves jusqu’alors non affirmées.
La pratique de la traduction, néanmoins, suit quant à elle un mouvement spécifique, spiral pourrait-on dire : outre les contemporains et les écrivains plus récemment révélés, sont traduits les grands auteurs des époques précédentes, les classiques notamment, surtout si leurs œuvres n’ont pas fait l’objet de traductions par le passé. Ainsi, par exemple, Alexandre Pouchkine et Mikhaïl Lermontov figureront en tête de liste des auteurs les plus traduits, de même que Juliusz Slowacki, Tarass Chevtchenko, Adam Mickiewicz, France Prešeren, et les romantiques des autres nations slaves.[8] Il serait possible d’affirmer qu’avec la traduction de la poésie des époques antérieures, un déficit a été comblé à l’époque du réalisme, outre le fait que les traducteurs, fréquemment, comblent les vides laissés par la traduction telle qu’elle était pratiquée jusqu’alors. (Compte tenu de l’apparition relativement tardive et de la lenteur du développement de la presse périodique, et de l’activité éditoriale dans son ensemble, les conditions n’étaient pas réunies pour la publication de traductions.)
Parmi les littératures slaves, c’est la littérature russe qui marque de son empreinte théorique et critique la genèse du réalisme serbe (influences de Nikolaï Tchernychevski, Nikolaï Dobrolioubov et Dimitri Pisarev sur Svetozar Marković et ses disciples), elle profile les idées directrices du programme réaliste et, en partie également, sa pratique de la prose ; elle influe clairement sur la phase du réalisme folklorique par le biais de ses thèmes, motifs et style, à dire vrai par ses techniques narratives (Nicolaï Gogol et, pour la littérature ukrainienne, Marko Vovtchok) jusqu’à ce que dans le cadre du réalisme poétique se manifestent l’action puissante et l’exceptionnelle popularité d’Ivan Tourgueniev qui, dans les années 1880, devient le symbole de l’opposition à Émile Zola et au naturalisme.[9] (Le fait que la même année 1869 paraissent les traductions de ses romans Fumée, À la veille et Pères et fils, soit dans des revues, soit dans des éditions séparées, se passe de commentaires.[10]) Tourgueniev est le critère de valeur, et Laza Lazarević, le conteur serbe le plus moderne de son temps, se voit décerner l’épithète de « Tourgueniev de la prose serbe ». Refusant tout ce qui peut dégénérer en phrase creuse, Laza Kostić affirma : Tourgueniev, certes, « mais redéfini par Gogol », Gogol étant lui aussi un critère, mais pour des valeurs autres. Attribuer à un auteur serbe le nom d’un auteur étranger est, en soi, doublement révélateur : de la popularité de l’auteur lu/traduit et pris comme modèle, mais aussi de la qualité de l’auteur ainsi couronné, jugé analogue au modèle. La phase plus tardive de modernisation et de désintégration du réalisme sera marquée par de nouvelles traductions et de nouveaux étalons : Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov.
Hormis les liens traditionnels et la solidarité entre les peuples slaves de l’Empire autrichien, et l’intérêt qui ne se démentait pas pour les littératures russe, polonaise et ukrainienne, exercèrent une influence sur les traducteurs et rédacteurs serbes plusieurs faits considérés dans une perspective diachronique.
1. Pendant la phase du réalisme programmatique, la prose de Nicolaï Gogol portée à la critique et à la satire est entendue comme le reflet des circonstances et des conditions de vie en Serbie[11], mais on lui témoignera également de la compréhension pour la modernité de sa thématique et la tonalité poétique de sa manière narrative.[12] Cette phase du réalisme serbe – où domine le ton propagandiste et polémique (de Ljuben Karavelov et Svetozar Marković à Pera Todorović et Mita Cenić) – s’oriente vers la critique, les controverses esthétiques et la prose tendancieuse, le russe servant dans certains cas de langue-relais pour la traduction d’œuvres d’auteurs français ou allemands. Telle une ligne rouge fortement marquée, deux décennies durant paraissent des extraits du roman Que faire ? de Nikolaï Tchernychevski jusqu’à la parution, enfin, d’une édition séparée en 1885[13]. Ce type de publication politico-littéraire fait en règle générale la part belle à la prose critique et satirique ; outre Gogol et les démocrates révolutionnaires russes font également leur apparition dans ses pages : Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine, l’un des satiristes russes (russo-ukrainiens) de premier plan, ou encore Gleb Ouspenski, autre critique de la société russe contemporaine et participant de la guerre serbo-turque.[14]
2. Pendant la phase du réalisme poétique et du haut réalisme, les écrivains déjà affirmés attirent l’attention par leurs nouvelles orientations qui contrastent avec celles qui leur ont valu une notoriété mondiale. Ainsi Tourgueniev opère une fusion du fantastique et de la prose poétique (Senilia), signe semble-t-il annonciateur des préoccupations du modernisme (Javor [L’Érable], 1884), tandis que Tolstoï colore de commentaires éthiques la thématique et les images naturalistes de la vie à la ville (les blanchisseuses, prostituées, clochards, ouvriers) et s’affranchit de la domination du descriptivisme scientiste.[15]
3. Un facteur très important fut la « comparabilité des conditions d’existence », similaires pour les autres peuples slaves et le peuple serbe, raison pour laquelle la traduction pouvait combler le manque de publications en langue originale (Rad [Le Travail], la revue de Pera Todorović, publiait exclusivement de la prose traduite)[16] ; ce facteur est surtout visible dans la réception des œuvres de Gogol mais aussi d’autres écrivains plus jeunes tels Henryk Sienkiewicz (« Se rencontrent fréquemment dans ses livres des images et des circonstances qui, mutatis mutandis, correspondent pleinement à la vie de notre peuple »[17]). Avec l’affirmation du réalisme en tant que méthode se manifeste avec toujours plus de vigueur – comme raison de traduire – le désir de réalisme, mais un réalisme à l’opposé de celui de Zola et de Flaubert.[18]
4. Une partie des peuples slaves n’a toujours pas d’État national. Dans les œuvres de leurs écrivains apparaissent les thèmes de l’aliénation de la nationalité, de la libération nationale, des intérêts conflictuels des nations. Une partie du peuple serbe vivant cette situation, sa prose, et notamment en Bosnie-Herzégovine nouvellement occupée, s’empare de cette thématique et la met en avant. C’est le cas, notamment, de la jeune génération dont seront issus Petar Kočić et le mouvement Mlada Bosna [Jeune Bosnie] qui prône la lutte contre l’occupation austro-hongroise.
5. La « couleur nationale » des œuvres des auteurs slaves, les heurts entre la tradition rurale et l’urbanisation dans le processus de modernisation, souvent accompagnés d’un rapport satirique aux conditions sociales et politiques ou aux parvenus, telles sont les tendances générales de la prose des auteurs slaves ; elles correspondent aussi à celles de la prose en Serbie. Les périodiques serbes publient la traduction des œuvres anthologiques des écrivains slaves les plus en vue : mis à part les Russes, on trouve des Ukrainiens (Marko Vovtchok, T. Chevtchenko), des Polonais (Sienkiewicz, Orzeszkowa), des Tchèques (Jan Neruda, Svatopluk Čech), des Slovaques (Martin Kukučin), des Slovènes (J. Kersnik, I. Tavčar), des Bulgares.
6. Le reflux de la poésie dans le réalisme incite à traduire les classiques slaves de l’époque romantique déjà mentionnés, confirmant que ce modèle de lyrisme n’a rien perdu de son actualité même si apparaissent des poètes qui répondent à la poétique du réalisme (Nekrasov, par exemple) ou qui seront des figures centrales du modernisme (entre autres, les Polonais Kazimierz Tetmajer et Stanislav Pchibichevski.)[19] Aiguillonné par les développements politiques des années 1880, la solidarité slave se remarque au nombre toujours croissant de nouveaux noms de poètes issus de peuples slaves différents, qu’ils soient ou non auréolés de gloire : Lj. Karavelov, Ivan Vazov, Halek, I. Neruda, Plechtcheïev, Krassov, Alexis Koltsov, Nadson, et d’autres encore.
7. Manifeste est la tendance à boucher les trous dans la connaissance des littératures slaves, et donc à traduire les œuvres des littératures jusqu’alors moins connues et moins traduites ou à adjoindre de nouvelles traductions à celles déjà existantes. Il ne faut pas oublier que, tout comme aujourd’hui, les traducteurs réagissaient aux « explosions culturelles », à la survenue de nouveautés, à l’émergence d’œuvres de qualité. (Soulignons-le une nouvelle fois : l’époque du réalisme, c’est celle de l’affirmation de la prose en général et, dans les petites littératures slaves, celle où sont jetés les fondements de la prose narrative.) La prose slovène contemporaine, à un moment donné, séduit beaucoup (J. Jurčič, Josip Stritar, I. Tavčar, Pirec, Janko Kersnik), ce qui vaut également pour les autres littératures slaves : Sienkiewicz, Čech, Karolina Světlá, Viteslav Halek, Jan Neruda, Martin Kukučin. Avec une belle célérité paraissent dans les périodiques serbes les dernières œuvres d’écrivains célèbres, tels Tolstoï, ou d’autres qui bientôt le seront : Tchekhov et Sienkiewicz, la traduction étant parfois même réalisée à partir de leurs manuscrits.[20]
Dans cette étude, une autre circonstance reste à mentionner : les époques littéraires ou les périodes en littérature ne sont pas homogènes ; des générations et des poétiques différentes coexistent, les écrivains étant exposés à des influences permanentes, à diverses traditions alors qu’ils ont leurs propres desseins. La stratification de la littérature serbe à la période que nous nommons « réalisme » résulte d’un autre facteur : elle se développe dans plusieurs constellations culturelles et étatiques : Serbie et Monténégro, Bosnie et Herzégovine, Dalmatie et Bouches de Kotor, Confins militaires et Croatie avec la Slavonie, Voïvodine en tant que partie hongroise de l’empire autrichien, enclaves culturelles serbes de Vienne, Buda, et même Prague, la partie toujours en Turquie (le Sud de la Serbie jusqu’en 1878, et le Kosovo). Selon ces localisations géopolitiques et géopoétiques et, naturellement, en fonction aussi de l’orientation des rédacteurs et des collaborateurs dont ils sont entourés, la littérature serbe, pour ce qui est de la réception des littératures étrangères aussi, donne l’impression d’être la convergence d’ensembles constitués de différents éléments, et avec plusieurs centres. Les journaux de Pera Todorović, par exemple, très clairement portés vers la littérature russe, s’attachent également à la littérature de la « Petite Russie », de l’Ukraine, et par le truchement de la langue russe présentent certains écrivains de l’Europe de l’Ouest. De ce point de vue, dans les périodiques liés à la zone méditerranéenne, du fait, soit de l’origine du rédacteur, soit de l’endroit de parution (les journaux de Cetinje Crnogorka [La Monténégrine] et Zeta, puis Nova Zeta [Zeta et La Nouvelle Zeta]), une scission est perceptible entre les zones romane et russe : d’un côté, on traduit O. Gverini, Felice Cavalotti, P. Bracollini, et, de l’autre, Mikaïl Lermontov, Apollon Maïkov, Léon Tolstoï, A. Krassnov, E. Markov, Denis Fonvizine. Quasiment le même phénomène se remarque dans le Kolo [La Ronde] dont le rédacteur, Danilo Živaljević, était originaire des Bouches de Kotor : Anton Tchekhov, Vladimir Galaktionovitch Korolenko, Vsevolod Garchine, V. Kosakievitch, I. Mrazovitska, F. Heritets, A. Planints, mais aussi D. Campoli, et J. Robetto. Signalons au passage que dans Kolo commencent à paraître des études d’envergure sur les littératures slovène, croate et russe, ce qui confirme l’aspiration de la rédaction à une connaissance réciproque des littératures slaves.[21]
À la lumière des circonstances géopolitiques et géopoétiques rappelées ci-dessus, il est logique qu’à Novi Sad la presse périodique serbe publie davantage de traductions du hongrois et de l’allemand que celle d’autres régions (Belgrade ou Cetinje). Néanmoins, dès les années 1880, pèse visiblement aussi sur elle l’orientation panslave et l’affirmation de la littérature des petits peuples slaves, les classiques restant toujours présents aux côtés de contemporains qui parviennent au zénith de leur gloire (Pouchkine, Lermontov, Tourgueniev, Tolstoï)[22].
Quoique nous entendions, ici, nous limiter aux seuls écrivains slaves, il est nécessaire d’indiquer que contribuaient pour une bonne partie aux publications périodiques et éditions particulières les littératures non slaves (française, allemande, italienne, ainsi que celles scandinaves ou émanant des autres peuples des Balkans, grec et roumain, par exemple). Quel qu’ait été le poids de la solidarité slave et la proximité linguistique et culturelle sur le choix des œuvres à traduire, les liens avec ces régions de langue et de nation différentes se sont également resserrés et dans un certain cercle d’organes n’ont cessé de s’enrichir : traductions, études, influences, adoption/acceptation des influences.
La période du réalisme dans la littérature serbe est celle de l’essor subit des institutions culturelles et littéraires (revues, journaux, gazettes, Grande École, Théâtre national à Belgrade et Théâtre serbe à Novi Sad, Société savante de Serbie, Académie royale de Serbie, Srpska književna zadruga [Communauté littéraire serbe], diverses formes de rapprochements et de coopérations, sociétés littéraires, etc.) et, conséquemment, l’intensification du processus de traduction : les magazines s’efforcent de maintenir leur rythme de parution et leur attrait pour le public en proposant des œuvres importantes, les théâtres suscitent l’intérêt pour certains auteurs dramatiques ou en commandent la traduction (Nikolaï Ostrovski, par exemple)[23]. Le choix des œuvres et des auteurs est dicté également par la volonté de combler les vides, s’agissant notamment des classiques : Eugène Onéguine, dont seuls des fragments avaient paru, ne fera l’objet d’une édition particulière que dans les années 1890, tout comme les œuvres et poèmes épiques de Mikhaïl Lermontov dont l’ode célèbre Dieu est alors seulement traduite en serbe.[24] (L’activité littéraire est grandement subordonnée au hasard et à la volonté individuelle : il fallait qu’il se trouve quelqu’un pour se charger de la traduction !)
La nature du modernisme (j’entends ce mot au sens large, des Lumières à nos jours) aspire à l’actualité et à la nouveauté. La modernité, toutefois, est ambivalente et s’avère fréquemment archaïsante[25]. Dans la réception des écrivains slaves se développe ainsi un processus d’adoption de valeurs nouvellement codifiées et établies. On note à ce propos un glissement d’intérêt de Gogol et Tourgueniev vers d’autres auteurs tels Tolstoï et Dostoïevski qui, peu à peu, occupent la première place sur la liste des auteurs traduits, ce qui sera rapidement le cas aussi pour Tchekhov. Cette liste s’étoffe par ailleurs de noms d’auteurs très récemment publiés : Vitaly Potapenko, Svevolod Garchine, Sienkiewicz, Digasinski, Zakhariachévitch, Krekhoviétski. Même dans les périodiques qui connaissent le succès sans se prévaloir d’une forte tradition littéraire, Bosanska vila [La Nymphe bosniaque] par exemple, se remarque très vite un positionnement en faveur des valeurs modernes, qui ne peut aller de pair avec la pratique encore naissante en Serbie. Dans ces publications aussi, en plus de Tolstoï et de Tourgueniev, on traduit Garchine, Korolenko, Leskov, Neruda, Sienkiewicz. Pour la poésie, néanmoins, c’est toujours la traduction des romantiques, Pouchkine et Lermontov, qui domine. Il faut se dire que les horizons de la réception des œuvres, situés dans de vastes périodes, à l’évidence changent. La prose réaliste de haut rang ne fera son entrée dans les programmes scolaires et livres de lecture pour la jeunesse que dans la seconde moitié du XXe siècle : il en ira ainsi également des romans de Boleslaw Prus et de Sienkiewicz[26], de même des romans et nouvelles des auteurs serbes.
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Dans cette étude, nous avons négligé l’influence des œuvres traduites sur la tradition littéraire serbe ou les aspects d’homologie que portent œuvres serbes à la tradition des textes slaves. Il va de soi que cette influence ne pouvait s’exercer uniquement par l’entremise de la traduction mais aussi, sans doute beaucoup plus souvent, par la lecture des œuvres originales (par des écrivains qui étaient traducteurs : Glišić, Todorović, Lazarević, Matavulj, sans même parler de Svetolik Ranković qui avait fait ses études à Kiev). La bibliographie traitant de ces questions est abondante, en particulier sur le sujet des relations russo-serbes. En guise d’illustration, rappelons ici les cas de coordination directe entre les pratiques littéraires serbe et étrangère : les traductions des satires de Saltykov-Chtchedrine sont pour la plupart liées au réalisme programmatique et aux courants qui lui sont proches à l’époque du haut réalisme (les journaux et magazines d’orientation radicale et socialiste : Delo [L’Œuvre], par exemple) ; en utilisant les éléments du conte, il inscrit le négatif comme positif et pousse souvent les traits humains jusqu’au grotesque. Ce sera la marque de la satire serbe de la fin du siècle avec Ilija Vukićević, surtout Radoje Domanović, sans oublier Branislav Nušić et d’autres satiristes.[27] Un groupe d’œuvres significatives de la prose réaliste serbe a, pour ce qui est de la forme et de la thématique, un point de tangence avec celle d’Ivan Tourgueniev : Švabica [La Souabe] de Laza Lazarević, « Miško Ubojica » [Miško, l’assassin] et nombre de « récits de chasse » d’Ilija Vukićević. Le thème du « bovarysme » lié à Svetolik Ranković, trouve sa source principale en Anna Karénine, et la conception des personnages, jusqu’au style, porte les traces de Dostoïevski.[28] Si l’on cherche l’aspect le plus large des liens/influences, il est dans le rejet critique, radical du romantisme, dans les images critiques et satiriques du monde, et dans l’orientation contestataire d’un grand nombre de réalistes serbes.
Traduit du serbe par Alain Cappon
Резиме словенски писци у српском реализму
Међу словенским књижевностима руска је дала печат генези српског реализма, теоријски и критички (утицај Чернишевског, Доброљубова и Писарева на С. Марковића и његове сљедбенике), профилишући водеће идеје програмског реализма и његову прозну праксу (Чернишевски, Каравелов); снажно је утицала и на фазу фолклорног реализма (Гогољ, Вовчок), док ће се у оквирима поетског реализма испољити дјеловање А. С. Тургењева. Фазу модернизације и дезинтеграције реализма обиљежиће преводи Толстоја, Достојевског и Чехова.
Осим традиционалних веза и солидарности међу словенским народима Аустријске царевине, преводиоце и уреднике часописа је привлачила „народна боја“ дјела словенских аутора, сукоби руралне традиције и урбанизације у процесима модернизације, често са сатиричим односом према политичким и друштвеним приликама. У српској периодици објављени су преводи антологијских дјела најистакнутијих словенских писаца, поред руских то су украјински (М. Вовчок, Т. Шевченко), пољски (Х. Сјенкјевич, Ожешкова), чешки (Ј. Неруда, С. Чех), словачки (М. Кукучин) и словеначки (Ј. Керсник, И. Тавчар) аутори.
Осека поезије у реализму подстиче да се преводе пјесници епохе романтизма (Пушкин, Љермонтов), мада се појављују и они који одговарају поетици реализма (Њекрасов, нпр.). Подстакнута политичким процесима осамдесетих година, словенска солидарност се очитује и у преводима пјесника мањих словенских народа (Љ. Каравелов, Ф. Прешерн, И. Вазов, Халек, Словацки, Неруда).
Кључне речи
Реализам, генеза српског реализма, словенски реалистички писци, српска периодика, Светозар Марковић, Пера Тодоровић, Милован Глишић.
Summary slavonic writers in serbian realism
Of all Slavonic literatures, the Russian literature most influenced young Serbian realism, in the fields of theory and criticism (influence of Chernyshevskii, Dobroliubov and Pisarov on S. Marković and his inheritors), by defining the key ideas of realism as a programme and prose writing practice (Chernyshevskii, Karavelov); it also had a great influence on one phase of folk realism, while A. S. Turgenev’s work played a role in poetic realism. The phase which saw the modernization and the disintegration of realism was marked by the translations of Tolstoi’s, Dostoevskii’s and Chekhov’s works. What attracted translators and journal editors was, besides the traditional links and the solidarity between the Slavonic nations of the Austrian Empire, the Slavonic authors’ "national flavour", the conflicts between rural tradition and urbanization in the modernization processes, which often implied a satirical stand towards political and social circumstances. The Serbian journals published translations of major Slavonic writers, among whom can be found, together with the Russians, some Ukrainians (M. Vovchok, T. Shevchenko), Poles (H. Sienkiewicz, E. Orzeszkowa ), Czechs (I. Neruda, S. Čech), Slovaks (M. Kukučin) and Slovenians (I. Kersnik, I. Tavčar). The decline of poetry in realism prompted the translations of romantic authors (Pushkin, Lermontov), though some of them adopted the poetics of realism (Nekrasov, for instance). Encouraged by the political processes of the 1880s, the Slavonic solidarity also manifested itself through the translations of poets who belonged to less numerous nationalities (Lj. Karavelov, F. Prešeren, I. Vazov, Halek, Slowacki, Neruda).
Key words
Realism, genesis of Serbian realism, Slavonic realist writers, Serbian journals, Svetozar Marković, Pera Todorović, Milovan Glišić.
NOTES
[1] P. Popović, « O izvorima slaveno-serbskog magazina od 1768 » [Des sources du magazine slavo-serbe de 1768], Prosvetni glasnik, I, 1912, 3, p. 281-289 ; T. Ostojić : Zaharija Orfelin : život i rad mu [Zaharija Orfelin, sa vie, son œuvre ], Belgrade, 1923, p. 136.
[2] Voir : Jovan Skerlić, « Srpska omladina oko Jana Kolara i Ljudevita Štúra » [La jeunesse serbe autour de Jan Kolar et de L’udovit Štúr], in Omladina i njena književnost [La Jeunesse et sa littérature] 1848-1871, Belgrade, 1966, p. 15-28.
[3] « Ideje patrijarha Rajačića, N. Grujića i P. Stamatovića » [Les idées du patriarche Rajačić, de N. Grujić et de P. Stamatović], in Đ. Magarašević : Život i rad Nikanora Grujića [La Vie et l’œuvre de Nikanor Grujić], Rad, JAZU, 156 , p. 13-14.
[4] Voir : „Odluke na prvoj skupštini ujedinjene omladine srpske u Novom Sadu o Velikoj Gospođi 1866“ [Résolutions de la première assemblée de la Jeunesse serbe unie, Novi Sad, Assomption de la Vierge, 1866], in Vila [La Nymphe], II, 36, p. 566-568.
[5] Lj. P. Nenadović, Pisma iz Italije [Lettres d’Italie], Belgrade, SKZ, 1907, p. 13.
[6] Voir : D. Ivanić, Zabavno-poučna periodika srpskog realizma : Javor i Stražilovo [Les Périodiques d’amusement et d’édification du réalisme serbe : L’Erable et Stražilovo], Novi Sad, Matica srpska, 1988, p. 32-35 ; D. Ivanić : Srpski realizam [Le Réalisme serbe], Novi Sad, Matica srpska, 1996, p. 156-157.
[7] Dès la première année d’existence du Letopis (1825), cette tendance se développe dans plusieurs rubriques : « Vospitatelna zavedenija Slavena » [Institutions pédagogiques des Slaves], « Kratke bibliografičeske vesti o literaturi Slavena [Petites nouvelles bibliographiques de la littérature des Slaves].
[8] Bibliografija rasprava, članaka i književnih radova [Bibliographie des controverses, articles et travaux littéraires], III/1, Strana književnost. Poezija [Littérature étrangère. Poésie], Zagreb, Jugoslovenski leksikografski zavod, 1963.
[9] D. Ivanić, op. cit., note 6, p. 106-107.
[10] A. Pogodin, Rusko-srpska bibliografija [Bibliographie russo-serbe] 1800-1925, Belgrade, 1 (1932), 2 (1936).
[11] Évoquent ce point les commentaires qui accompagnent les traductions des nouvelles de Gogol (M. Glišić : Sabrana dela [Œuvres complètes], 2, rédacteurs G. Dobrašinović et D. Vlatković, Belgrade, 1963, p. 359 ; voir aussi à ce sujet des nouvelles études sur les traductions de Glišić et sur le rapport à la littérature russe (M. Sibinović, V. Vuletić, dans le recueil Glišić i Domanović [Glišić et Domanović], Belgrade, SANU, 2009).
[12] Par exemple, dans la postface de Pera Todorović à l’un des romans de Tourgueniev.
[13] A. Pogodin, op. cit., p. 243-244 : 2, p. 387-388.
[15] D. Ivanić, op. cit., p. 279.
[16] V. Milinčević : « Rad – prvi socijalistički časopis kod Srba » [Rad – le premier magazine socialiste en Serbie], in Tvorci i tumači [Créateurs et interprètes], Belgrade, Prosveta, 1984, p. 380.
[17] D. Ivanić, op. cit., p. 107.
[19] Bunjak, Petar, Pregled poljsko-srpskih književnih veza [Aperçu des liens littéraires entre la Pologne et la Serbie], Belgrade, Slavističko društvo Srbije, 1999.
[20] Voir : D. Ivanić, op. cit., et V. Bojović, Tolstoj u Srba [Tolstoï chez les Serbes], Ljubljana, Partizanska knjiga, 1985.
[21] D. Ivanić, Književna periodika srpskog realizma [La Presse périodique du réalisme serbe], Belgrade, 2008.
[22] Voir, entre autres, les contenus (bibliographies) des journaux les plus importants de cette époque, I. Veselinov, Javor, Novi Sad, I, (1987), II (1989) ; Đ. Ljubibratić, Stražilovo, Novi Sad, I (1989), II (1991). Et aussi P. Bunjak, Pregled poljsko-srpskih književnih veza, Belgrade, 1999 ; B. Stojanović, « Bibliografija prevoda poljske književnosti : monografske publikacije [Bibliographie des traductions de la littérature polonaise : publications monographiques], 1946-2003, in Zbornik Matice srpske za slavistiku [Recueil de la Société littéraire serbe pour la slavistique], n° 65-66, 2004, p. 311-358. Voir encore Đ. Živanović, « Ujedinjena omladina i poljska književnost » [La jeunesse unie et la littérature polonaise], in Ujedinjena omladina srpska, Novi Sad, Belgrade, 1968, p. 259-286 ; M. Černa, « Ujedinjena omladina i češka kulturna i književna sredina 60.tih i 70.tih godina 19. stoleća » [La jeunesse unie et le milieu culturel et littéraire tchèque des années 1860 et 1870], op. cit., p. 287-295.
[23] Voir : D. Ivanić, op. cit., p. 39, 167.
[24] Pour des données plus complètes, voir : Pogodin, op. cit.
[25] Paul de Mann expose un groupe de points de vue à propos de cette question, « Lirika i modernost » [Lyrique et modernisme], in Problemi moderne kritike [Problèmes de la critique moderne], Belgrade, Nolit, 1975, p. 312-335.
[26] Voir : Petar Bunjak, "Poljski istorijski roman epohe pozitivizma (realizma) i njegova recepcija kod Srba" [Le roman historique polonais à l’époque du positivisme – du réalisme – et sa réception chez les Serbes], in Književnost i istorija [Littérature et histoire], 4 ; rédacteur Miroljub Stojanović, Niš, Centar za naučna istrživanja SANU i Univerziteta : Studijska grupa za srpski jezik i književnost Filozofskog fakulteta, [Belgrade], 2001.
[27] Dragiša Živković, "Od bajke do groteske : ka genezi domanovićeve satire” [Du conte au grotesque : genèse de la satire de Domanović], Srpska književnost u evropskom okviru [La Littérature serbe dans le contexte européen], Belgrade, 2004, p. 329-347.
[28] M. Babović, “Svetolik Ranković i ruski realistički roman” [Svetolik Ranković et le roman réaliste russe], Književna istorija [Histoire littéraire], VIII, 1976, n° 31, p. 399-418.
Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012
Pour citer cet article :
Ivanić, Dušan, « Les écrivains slaves dans le réalisme serbe », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 133-144.
Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr
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