Sava Damjanov Université de Novi Sad, Serbie
LES CADRES EUROPÉENS DU CLASSICISME SERBE
Résumé
Des premières odes composées en strophes saphiques des années 1730, en passant par son « âge d’or » au début du XIXe siècle, jusqu’à ses traces ultimes à la fin de ce même XIXe siècle, le classicisme serbe s’est manifesté de la manière la plus expressive dans la poésie qu’il aura marquée de ses grandes innovations en matière de thèmes, de versification et de genres. Par ailleurs, et par la modification des paradigmes classiques, la poésie serbe a parcouru un formidable chemin balisé, au début par le rococo, au milieu par son « âge d’or » et ses insolites points de contact avec le romantisme, et à la fin, dans la dernière décennie du XIXe siècle, par le symbolisme auquel Vojislav Ilić, parti du classicisme, est parvenu par des touches avec la littérature française.
Durant la période considérée ici, le classicisme se développait dans la plupart des littératures européennes, acquérant un caractère international dans la mesure où, à tout le moins, ses représentants tenaient l’Antiquité pour leur véritable patrie littéraire. Le classicisme serbe s’est forgé une identité en se rattachant à l’Antiquité, en premier lieu latine, et à la littérature de la Rome antique, ce qui le reliait en droite ligne aux mouvements classiques des autres cultures de l’époque (allemande, russe, etc.). Ainsi, pour la première fois de son histoire, la littérature serbe (surtout la poésie) a assimilé les influences marquantes de l’espace géo-poétique roman, des influences d’abord classiques (l’Antiquité latine), ensuite modernes et même, à cet instant, très modernes (le symbolisme français).
Mots-clés
Poésie serbe, classicisme, Lukijan Mušicki, Jovan Sterija Popović, Vojislav Ilić.
En tant que mouvement littéraire, le classicisme aura été, sans conteste, l’un des plus longs et de ceux, aussi, qui auront apporté à la littérature serbe les innovations poétiques les plus considérables, les plus essentielles. Des années 1730 et des premières odes en strophes saphiques, en passant par « l’âge d’or » au début du XIXe siècle, jusqu’aux traces ultimes à la fin de ce même XIXe siècle, le classicisme serbe s’est distingué de la manière la plus expressive et la plus précieuse en poésie qu’il aura marquée de ses grandes nouveautés en matière de thèmes, de genres, et de versification. Par ailleurs, à travers la modification des paradigmes classiques, la poésie serbe aura parcouru un très long chemin que balisèrent au début (au XVIIIe siècle) et le rococo et les formes spécifiques du classicisme rococo, au milieu « l’âge d’or » du classicisme serbe et ses singuliers effleurements avec le romantisme, et à la fin, dans la dernière décennie du XIXe siècle, le symbolisme auquel Vojislav Ilić, partant de la poétique classique et parnassienne, sera parvenu en fin de compte. Pareil cheminement signifia l’abandon de la poétique du cercle culturel byzantin qui le caractérisait au Moyen Âge et (sous une forme modifiée) perdura une grande partie de la période baroque, mais aussi l’entrée de la littérature serbe dans une époque nouvelle qui vit par ailleurs la naissance du théâtre et du roman modernes, eux-mêmes marqués par le code classique.
Parallèlement, le classicisme se développait dans les grandes littératures européennes (exception faite de celle, française, où il était apparu dès le XVIIe siècle) et prenait un certain caractère international, à tout le moins dans la mesure où ses représentants tenaient l’Antiquité pour leur véritable foyer littéraire. Le classicisme serbe concrétisa son identité européenne précisément par ce lien avec l’Antiquité (surtout latine) et avec la littérature de la Rome antique, ce qui le rattachait en droite ligne aux mouvements classiques des autres cultures du temps (allemande, russe, française, etc.). Ainsi, pour la première fois de son histoire, la littérature serbe (et, en premier lieu, la poésie) assimila les influences majeures de l’espace géo-poétique roman, influences d’abord classiques (l’Antiquité latine) et finalement transfigurées et tout à fait modernes, voire les plus modernes de l’époque (le symbolisme directement lié à celui originel, français). Il faut néanmoins souligner qu’a pareillement contribué à cette orientation des classiques serbes leur pénétration directe de la littérature antique – romaine, surtout – ainsi que leur présence dans les courants culturels de l’Europe d’alors où le classicisme était également entré en scène : tous étaient des élèves des lycées serbo-latins qui enseignaient les sciences classiques, mais étaient aussi étudiants des universités allemandes ou autrichiennes, lecteurs (parfois même collaborateurs) des périodiques français, russes et allemands, et, enfin, des traducteurs accomplis.[1] Disons, de manière imagée, que si Horace et son Ars poetica (« Epître aux Pisons ») et la version « actualisée » de Boileau (L’Art poétique de 1669-1674) représentaient la veine poétique de la poésie classique serbe, les innovations concrètes qui affectèrent les thèmes, la métrique et les genres venaient non seulement d’Horace, d’Ovide, de Tibulle, de Martial et des autres poètes romains, mais aussi de divers points de contact avec Klopstock, Fos, Schiller, Goethe, Hölderlin, Lomonosov, Soumarokov, Derjavine, et de nombreux autres poètes allemands et russes d’orientation poétique analogue. S’agissant de création dramatique, la relation à Plaute et à Molière (Lessing) est alors essentielle, de même que, pour la prose, il importe d’examiner les points de contact existants avec, entre autres, La Fontaine, Voltaire et Marmontel.
Les lycées serbo-latins étaient un important segment de l’éducation suivie par les Serbes en Autriche au XVIIIe et pendant une bonne partie du XIXe siècle, notamment parce que la langue officielle de l’administration (mais aussi du droit, de la médecine et d’autres sciences encore) était en l’occurrence le latin. Dans le cadre de ces écoles, on enseignait la rhétorique, surtout les œuvres des classiques romains Cicéron et Quintilien, et on utilisait principalement comme manuels de poétique des chrestomathies de Catulle, Horace, Martial, Ovide et Virgile. Chose très importante pour la poésie classique serbe, ces disciplines supposaient aussi des exercices pratiques et, en conséquence, les élèves de ces lycées se mesuraient dans des genres et formes de versification d’origine antique avec surtout pour exemple les poètes cités ci-dessus ainsi que d’autres, romains. Dans les années 1730, cette pratique a induit directement la composition des premiers vers classiques de la littérature serbe ; on peut toutefois en déceler des traces chez le premier poète serbe d’importance de cette orientation Aleksije Vazilić (1753-1792) et, très concrètement, dans son recueil Kratkoe napisanije o spokojnoj žizni [Bref récit d’une existence tranquille] qui paraît à Vienne en 1788. Vezilić y publie une série d’élégies ou de poèmes contemplatifs en hexamètres ainsi que des odes en strophes saphiques ; il est à observer que dans les commentaires qui les accompagnent, l’auteur mentionne ou cite des écrivains et philosophes de l’Antiquité tels Homère, Socrate, Cicéron, Quintilien, Ovide et, en particulier, Sénèque. Etant donné que le livre précédent de ce poète n’était pas un recueil poétique mais un manuel de secrétariat typique pour l’époque – Kratkoe sočinjenije o privatnih i publičnih delah [Courte composition sur les choses publiques et privées] publié à Vienne en 1785 – cet ouvrage est important pour la compréhension de l’ars-poetica de l’auteur : y sont en effet insérées trois odes, également en strophes saphiques, dans lesquelles Vezilić indique formellement son modèle de métrique et déclare que toutes trois peuvent être chantées selon la mélodie du célèbre poème d’Horace Integer vitae…
Sinon, on chérissait la rhétorique, et les « périodes cicéroniennes », tenues pour des modèles de phrases et dans le genre oratoire et dans celui de la prose artistique, acquirent une telle popularité que l’éphémère pensionnaire du lycée de Karlovac – il n’y resta qu’un an – Vuk Stefanović Karadžić les utilisa lui aussi dans ses biographies insurrectionnelles précoces (au titre paradigmatique « Kao srpski Plutarh » ([Tel un Plutarque serbe]). Peu auparavant, la prose classique avait accueilli en son sein un premier roman (traduit), également de type biographique, Bélisaire de Marmontel (dans une traduction de Pavle Julinac, 1776-77) tandis que paraissaient les contes de Dositej Obradović, sorte de compilation de la tradition conçue par le fabuliste de l’antiquité Ésope et réintroduite dans le classicisme français par La Fontaine. Enfin, la traduction par Dositej du Damon, ou la véritable amitié de Lessing (1793) ne fut pas la première réception en Serbie de la comédie classique – auparavant, Emanuilo Janković s’était distingué dans ce domaine – mais elle constitua, comme l’atteste l’avant-propos du traducteur, la première incursion dans la forme dramatique, faite avec une intention réfléchie.
Même si, alors, la culture serbe ne comptait pas un grand nombre de traductions des auteurs antiques et des classicistes européens contemporains, une conception de la modernisation de la littérature nationale aussi manifestement réfléchie doit être vue dans une perspective intertextuelle et considérée comme très actuelle à l’époque… en dépit de la thèse comparative anachronique sur le « retard » accusé par la littérature serbe sur les courants majeurs mondiaux ! Dans le contexte de l’art poétique européen de la seconde moitié du XVIIIe siècle, cette mise en perspective semble parfaitement justifiée si l’on garde présent à l’esprit qu’Aleksije Vezilić, alors même que paraissaient ses livres, étudiait le droit à Vienne et que cette époque était celle de la grande influence et renommée, non seulement dans la littérature allemande, de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803). Ce dernier publia une série d’odes en strophes saphiques (réunies en recueils parus en 1771 et 1798) et, un peu plus tôt dans sa poésie, il avait introduit l’hexamètre – d’abord dans Messiade, une épopée religieuse imprégnée d’un singulier amalgame de thématique chrétienne et de mythologie antique, une tendance qui se retrouve dans la poésie contemplative de Vezilić. Les courants littéraires de l’époque n’échappèrent nullement à l’attention des autres poètes serbes : à l’instar de Vezilić, ils avaient poursuivi leurs études dans les lycées serbo-latins, puis dans les universités allemandes (à vrai dire, autrichiennes), de sorte que des liens typologiques s’étaient établis entre les classicismes allemand et serbe (toujours par l’entremise de l’Antiquité latine) avant même l’apparition des premières traces de contact (traductions et autres). L’étudiant et doctorant de l’université de Göttingen Atanasije Stojković (1773-1832) se consacra quelques années seulement à la littérature et, dans son ultime œuvre poétique, une élégie en vers hexamétriques, Na smert besmertnago Joana Rajića [A la mort de l’immortel Joan Rajić, 1802], il atteignit des sommets d’anthologie : du point de vue de la versification, cette élégie est indubitablement proche (entre autres) de Klopstock, et, par son esprit, de ce monde méditatif et mythologique que présente la poésie de Johann Friedrich Schiller (1759-1805) de la période « classique de Weimar ». Pour terminer, il faut mentionner aussi Gligorije Trlajić (1766-1811) qui, en 1793, publia à Vienne Zabavljenije jednago letnjavo jutra [Divertissement d’un matin d’été], une pastorale dans laquelle il effectue une intéressante tentative de recomposition des Idylles en prose rimée de l’un des écrivains européens alors les plus populaires, Salomon Gessner (1730-1788), mais révèle aussi sa proximité avec nombre de tendances plus contemporaines dans le cadre du classicisme allemand et européen incarnées par les idylles hexamétriques et églogues de Johann Heinrich Voß [Voss] (1751-1826).
Au terme de cette période monte sur la scène littéraire serbe la deuxième génération de classiques ; ils y régneront jusqu’à la fin des années 1830. La figure centrale, au demeurant l’un des plus grands poètes serbes, en fut Lukijan Mušicki (1777-1837) : il avait reçu une éducation classique, d’abord au lycée serbo-latin de Novi Sad avant de la poursuivre et de la parfaire à Budapest où il étudia la philosophie et le droit ; il suivit les cours d’esthétique (en allemand et en latin) de l’un des meilleurs connaisseurs et admirateurs de l’Antiquité, Ludwig Schedius. Ce célèbre professeur avait acquis son savoir et senti sa vocation auprès des éminents philologues de l’université de Göttingen, et il faisait reposer son enseignement aux étudiants de Budapest tant sur les œuvres des écrivains et théoriciens antiques que sur les classiques contemporains, allemands (Goethe, Schiller) et français (Boileau, Molière), ou encore sur les travaux culturels, historiques et artistiques de Winkelmann. Outre ces sources, la pratique de la lecture fut essentielle pour l’ouverture des horizons littéraires de Lukijan Mušicki : cet authentique érudit et poeta doctus, qui devait prendre la robe monastique en 1802, avait dans sa bibliothèque les œuvres de la plupart des auteurs classiques et aussi celles de ses contemporains les plus significatifs ; s’agissant du contexte de l’art poétique dans lequel il s’inscrit, il convient de mentionner Klopstock, Goethe, Wieland et Schiller, Lomonossov et Derjavine, Boileau, Molière et La Fontaine. Mušicki lisait les auteurs de l’Antiquité dans le texte : Pindare et Homère, Lucrèce et Virgile, Martial et Horace (dont il connaissait par cœur l’Ars poetica) ; sa bibliothèque renfermait également un manuel de métrique antique, les écrits de Sénèque et de Cicéron, des œuvres historiques et quantité d’autres livres encore…[2]
Dans la génération précédente, du fait, surtout, de Vezilić, l’ode s’était imposée comme genre représentatif de la poésie lyrique serbe. Mušicki en composa toute sa vie durant. Elles constituent le noyau de son œuvre, et on peut dire qu’il a élevé ce genre jusqu’à la perfection tant sur le plan formel que sur celui du contenu. Pour ce qui est de la versification, il tenait Horace pour son modèle suprême, et la majeure partie de ses odes respecte le « mètre romain » des strophes alcaïques d’Horace[3] ; cette orientation, du point de vue typologique, le rattache aussi aux classiques contemporains les plus en vue, surtout Klopstock et le poète russe Gavriil Romanovitch Derjavine (1743-1816) qu’il cite tous deux dans sa poésie. Sous l’angle de la thématique et de la signification, indubitables mais insuffisamment étudiés, il y a aussi les liens intertextuels entre les odes philosophiques de Mušicki et celles de Derjavine, entre ses odes de circonstance et celles de Mikhaïl Vassiliévitch Lomonossov (1711-1765), ou encore entre ses odes intimistes, de confession, « Ode samom sebi » [Odes à moi-même], et celles répondant à des préoccupations du même ordre dans la poésie de Fos. Enfin, il est possible d’établir un parallèle intéressant entre les odes de Mušicki consacrées à la langue et les poèmes de Klopstock ou d’Aleksandar Petrovitch Soumarokov (1717-1777) sur le même thème, mais plus séduisante encore paraît l’éventualité d’une comparaison intertextuelle des odes (et des élégies) de Friedrich Hölderlin (1770-1843) et de Lukijan Mušicki : quasiment du même âge, ces deux poètes avaient des modèles analogues (les poètes antiques, Klopstock, Schiller…), ils se caractérisaient à bien des égards par une faculté de réflexion identique, se consacraient aux rigoureux modes de versification antiques – selon eux, l’idéal en matière d’esthétisme – et disaient leur foi dans l’union de la beauté et de la raison, etc.
Mušicki introduisit dans la poésie serbe classique d’autres genres importants : les épigrammes, épitaphes et épigraphes. Pour ses épigrammes et épigraphes, il s’appuyait sur le satiriste romain Martial, et sur Catulle pour les épitaphes ; pour ce qui est des relations typologiques et comparatives avec les poètes contemporains, elles conduisent d’abord à l’épigramme philosophique de Schiller et de Johann Wolfgang Goethe (1749-1832). Avec l’ode, l’épigramme devint rapidement le genre le plus prisé de la poésie classique serbe, tant et si bien qu’en composèrent en nombre les principaux poètes de cette génération : Jovan Hadžić (1799-1869), Vladislav Stojadinović Čikoš (1805-1844), les frères Subotić, Vasilije (1807-1869) et Jovan (1817-1886). Mušicki maintint aussi la tradition de l’églogue et de l’élégie, initiée par la génération précédente ; mais il les relia de façon plus nette encore aux sources antiques (Virgile, pour l’églogue, Tibulle et Ovide pour l’élégie), et, parallèlement, il les modernisa en inscrivant ainsi ce segment de sa poésie, lui aussi, dans les courants européens de l’époque. « Le vers est nouveau, les sentiments anciens » déclare Jovan Subotić, l’un des représentants les plus éminents de son école poétique, qui publie au milieu du XIXe siècle ses Bečke elegije [Élégies viennoises], un livre dont le lien intertextuel avec les Élégies romaines de Goethe ne se réduit pas uniquement au titre et à la métrique, mais est palpable aussi dans le virage amorcé vers la thématique amoureuse, les paysages, les réminiscences de l’histoire et de la mythologie de l’Antiquité…
La deuxième génération de classiques aura, au niveau des genres, modifié l’image de la poésie serbe aussi bien par ses créations originales (l’apparition de la satire moderne et du genre épistolaire sont également à mentionner) que par le travail de traduction. À cette époque, on traduisit de manière intensive une foule d’auteurs de l’Antiquité, surtout romaine, la scène littéraire européenne pénétrant dans la culture serbe par celle des auteurs mentionnés ci-dessus, allemands et russes, et, dans une moindre mesure, français. Mais leur réception fut déterminée par le fait que nombre de traducteurs étaient eux-mêmes des poètes (et, plus généralement, des écrivains) d’orientation classique, et les multiples hommages qu’ils rendirent dans leurs œuvres, tant aux sources antiques qu’à Klopstock, Schiller, Derjavine et aux autres contemporains, retiennent en particulier l’attention. La figure de proue de ce mouvement était Lukijan Mušicki dont la renommée dépassa les frontières de la langue dans laquelle il écrivait : mériteraient un examen spécial les échos qu’eurent sa poésie (sans oublier ses traductions) dans la littérature européenne, en premier lieu allemande, et dans les périodiques des premières décennies du XIXe siècle (du Wiener Literaturzeitung auquel il collaborait, en passant par le Allgemeine Literaturzeitung où on parlait de lui au superlatif, jusqu’au Archiv für Geographie, Historie, Staats und Kriegkunst qui présentait sa poésie comme un modèle de composition dans le mètre des antiques Romains).
Compte tenu de ce développement, on peut dire que la troisième génération de classiques serbes reçut en héritage une tradition poétique raffinée, tant serbe qu’européenne. Leur relation à cette tradition fut assurément conditionnée par la prédominance, à l’époque, du romantisme dans la littérature serbe : cela donna peut-être à leur poésie un air plus conservateur du point de vue du genre et de la forme, mais par son esprit et sa sensibilité, elle était très moderne. Jovan Sterija Popović (1806-1856) est le principal représentant de cette génération : outre son très riche opus comique (sur les brisées d’Aristophane, Plaute et Molière), outre son insolite Roman bez romana [Roman sans roman, 1838] qui interroge la substance de la poétique classique antique et celle du nouveau siècle (Boileau) et déconstruit la tradition romanesque d’alors (de la veine Rabelais-Cervantès !), c’est également l’œuvre poétique qui donne à Sterija son importance, son recueil Davorje [Complaintes, 1854] ainsi que tous les poèmes publiés par ailleurs. Dans ses compositions, il a démontré une large connaissance de la philosophie et de la poésie antiques, une authentique érudition classique (avec, une fois de plus, l’Antiquité latine, romaine, comme point d’ancrage) ; pour la versification, il se rattachait tant aux sources elles-mêmes qu’à ses prédécesseurs : Vezilić, pour les strophes en rimes saphiques, et Mušicki pour les alcaïques. La même remarque vaut pour la structure et le genre de sa poésie : il maniait surtout l’ode et l’épigramme, mais ce fut dans les élégies et la poésie contemplative qu’il atteignit les sommets. Les premiers temps, il composait des odes et en serbe et en latin (ce qui, au demeurant, n’avait rien d’une rareté chez les classiques serbes !), mais Sterija devait révéler très explicitement la conscience de son appartenance au classicisme européen dans les années 1840 : à la tête du ministère de l’Instruction de la principauté de Serbie, il inscrivit au programme des écoles secondaires, en plus des modèles antiques, Klopstock, Goethe, Voss, Schiller, Kleist et toute une série d’autres poètes du classicisme européen. Sa poésie contemplative correspond à celle de Goethe, mais la critique récente a également étudié les liens intertextuels existant entre son œuvre et celle d’Hölderlin[4]. Sterija paraît aujourd’hui moderne par son refus du pathos romantique de la littérature d’alors et par son retour plutôt désuet (et même démodé pour l’époque !) aux sources spirituelles et modèles anciens (Sénèque, Marc Aurèle, etc.) dans lesquels se décline l’universalité du drame existentiel et métaphysique de l’homme. Toute la génération de Sterija composait une poésie très mature, affranchie de la nécessité de définir poétiquement le classicisme (charge dont leurs prédécesseurs s’étaient acquittés) et aussi diverse sur le plan sémantique que flexible quant au style : les anthologistes serbes ont récemment pointé, entre autres, ces deux qualités et n’ont pas réservé la place prépondérante au seul Sterija, mais en ont attribué une également à Nikanor Grujić (1810-1887), Đorđe Maletić (1816-1888), Vasilije Subotić et à d’autres poètes jusqu’à peu oubliés…
Les innovations que le courant classique aura apportées à la littérature serbe, en premier lieu dans le cadre de la création poétique et de sa compréhension (donc, de l’ars poetica dans son intégralité) demeurèrent tel un héritage conséquent y compris après la disparition de ce courant de la scène littéraire. Njegoš (1813-1851), Laza Kostić (1841-1910) et Vojislav Ilić (1860-1894) – chacun à sa manière – modifièrent les composantes héritées de l’Antiquité et de la tradition classique serbe et européenne plus récente en matière de genres, de mythologie et de versification. Dans ce contexte Vojislav Ilić se signala tout particulièrement : partant des mythes, motifs et thèmes de l’Antiquité, de la métrique (hexamètre, strophe saphique et distique élégiaque) et des genres (élégie, hymne, épigramme et épitaphe…) de la poésie classique européenne et serbe, il ouvrit dans les dernières années de sa vie la porte de la poésie parnassienne et découvrit la poétique symboliste. À cette époque, la fin des années 1880, le journal parisien Le Figaro littéraire publia « Le Manifeste du symbolisme » dans lequel Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud se disaient les créateurs de ce courant ; dans le même temps, néanmoins, au début des années 1890, Stefan George (1868-1933) publiait ses premiers recueils poétiques et le jeune Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) écrivait dans le même esprit symboliste. Les liens, surtout indirects, de Vojislav Ilić avec le symbolisme français – à ce sujet il faut noter le rôle important du poète franco-polonais Waclaw Rolicz-Lieder (1866-1912) qui appartenait au groupe symboliste de Paris – ont été étudiés par le menu.[5] En revanche, le lien intertextuel de son œuvre poétique avec le symbolisme allemand et le modernisme viennois est presque totalement et injustement négligé quoiqu’il existe toute une série de marqueurs – et pas uniquement chronologiques – qui en attestent la réalité. Surtout quand on sait que Vojislav Ilić, en régénérant l’ars poetica classiciste à la fin du XIXe siècle (par le biais du symbolisme) a introduit la poésie serbe dans les courants modernes du XXe siècle : « Par l’entremise de Vojislav Ilić, le classicisme serbe participa ainsi à la création de la poésie serbe moderne. »[6]
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En plus des modifications essentielles apportées au système de versification et aux genres existant dans la poésie serbe, le classicisme y introduisit toute une série d’innovations thématiques (ainsi qu’une nouvelle spiritualité !) basées principalement sur les sources antiques ou sur leur interprétation contemporaine. Les études qui lui sont consacrées montrent que sur le plan thématique les classicistes serbes avaient pris leurs distances avec les traditions baroque et moyenâgeuse, notamment dans le domaine de la poésie patriotique (qu’ils teintent d’une note critique, voire ironique), puis par une sorte d’objectivisation du paysage poétique (définitivement un point de contact avec les idées alors en vogue de Jean-Jacques Rousseau !) et la composition d’odes philosophiques à la problématique ontologique et métaphysique (qui, à la différence des époques antérieures, n’est pas outre mesure marquée par le code religieux).[7] La composante réflexion rationnelle, qui pénètre tous les genres que pratiquèrent brillamment les poètes, est fondamentale, elle est la caractéristique essentielle de cette nouvelle spiritualité, le « signe de reconnaissance » spécifique de la poésie classiciste serbe tout entière. C’est pourquoi Jovan Skerlić – avec des accents, en vérité, négatifs – qualifiait ce courant de « poésie lyrique objective », de « lyrisme de la pensée », de « poésie du sentiment apaisé ».[8]
Pour ce qui est des innovations thématiques dans la poésie patriotique chantée par les classicistes serbes, outre la note critique et ironique déjà mentionnée (présente même dans les odes, un genre dont les prémisses sont pourtant aux antipodes !), le trait important est le rattachement des mythes historiques à l’histoire et à la mythologie de l’Antiquité. Cette démarche démontre, d’une part, que les poètes serbes considéraient l’Antiquité comme toujours vivante, comme toujours actuelle, et d’autre part qu’ils s’efforçaient de donner à leur propre histoire une couverture universelle, plus familière. C’est pourquoi, par exemple, Sterija place le règne de l’empereur Dušan sur le même plan que le mythique « âge d’or » dans Davorije na polju Kosovu [Complaintes du Champ des merles] publié en 1854, mais non sans manquer de proclamer que la discorde régnant chez les Serbes et la trahison (qui a ruiné cette perfection !) sont l’engeance d’Hadès ; c’est pourquoi, également, dans Oda na rat [Ode à la guerre] de 1826, évoquant les revers de fortune dans l’histoire de son peuple, Stefan Stevanović fait une comparaison contrastée avec, à la fois, l’héroïsme d’Achille et la tragédie que vécut Troie. Pour le lecteur de l’époque (mais aussi pour le lecteur de notre époque), tout cela devait paraître bien insolite, surprenant, car le patriotisme romantique en décasyllabes ou de la poésie orale sonnait nettement plus pathétique, replié sur lui-même, dépourvu de toute intertextualité mythologique. Enfin, la forme aura elle aussi contribué à cette sensibilité particulière de la poésie patriotique serbe : quand, disons, Lukijan Mušicki compose en 1817 Na Vidovdan [Au Jour de Saint-Vid], dans le contexte de cet événement historique, ce poème (cette ode) a des accents dissonants (et même apocryphes !) parce que composé de manière expressément critique et philosophique (et pas strictement apologétique !), parce qu’il a une tonalité finement didactique (l’histoire, glorifiée, se doit aussi d’être édifiante !), mais encore, et surtout, parce que le plus grand mythe national est traité avec toute la rigueur du vers antique – en strophes alcaïques…
Ainsi que souligné précédemment, le paysage poétique des classicistes serbes n’est pas entré dans leurs compositions indépendamment de Rousseau. À dire vrai, le préambule est exactement contraire : alors que Rousseau et l’ensemble du courant rousseauiste vivaient la nature de manière très subjective, intimiste, mais aussi théologique (car le Créateur en personne s’exprime lui aussi à travers elle !), les classicistes serbes visèrent à donner une image objective de la nature, ce qui les éloignait du préromantisme et du romantisme, mais les rapprochait d’autant de la poésie parnassienne et, plus tard, du symbolisme. Cette objectivisation du paysage répondait à un autre objectif : cette image ne constituait pas réellement une finalité en soi, mais le prétexte à la tenue d’un discours intellectuel, réflexif dont – la chose avait déjà été observée chez Sterija[9] – le début et l’achèvement étaient une image poétique. Cette constatation pourrait valoir plus ou moins pour tous les classicistes serbes, de l’auteur inconnu de Oda Dunavu [Ode au Danube] qui parut en 1734, d’Aleksije Vezilić à la fin du XVIIIe siècle et de Lukijan Mušicki dans les premières décennies du XIXe siècle, jusqu’à la troisième génération regroupée autour de Sterija (Vasilije et Jovan Subotić, Đorđe Maletić et quelques autres).
On notera non sans intérêt qu’au début de la poésie classiciste serbe se situe cette ode de 1734 qui prend le Danube pour thème : le fleuve et les paysages qu’il baigne demeureront toute la durée de vie du classicisme le sujet principal du paysage poétique. Les raisons ne sont aucunement à chercher dans le seul fait que tous les classicistes serbes composaient dans la région du bassin danubien, elles résident aussi dans les connotations de ce fleuve dans la mythologie – tant antique que chrétienne. Dans les odes de Mušicki et de Jovan Hadžić, dans l’épître poétique de 1839 Teodoru Pavloviću [À Teodor Pavlović] de Jovan Subotić, ou encore le célèbre Spomen putovanja po donjim predelima Dunava [Souvenir de voyage dans les bas paysages du Danube, 1843] de Sterija, mais aussi dans la bien antérieure élégie anthologique d’Atanasije Stojković À la mort de l’immortel Joan Rajić de 1802, le Danube voit son aura de signification grandement modifiée : de fleuve idyllique qui inspire un discours sur les joies de la vie, il se mue en force ténébreuse qui associe l’éphémère et la mort. Cette ligne se poursuivra dans la dernière décennie du XIXe siècle avec Vojislav Ilić (Elegija na razvalinah kule Severove [Élégie sur les ruines de la tour de Sever]) jusqu’aux poètes serbes contemporains parmi lesquels Ljubomir Simović avec un poème dont l’intertextualité est déjà contenue dans le titre qu’il porte : Souvenir de voyage dans les bas paysages du Danube…[10]
Quant à la troisième innovation thématique majeure introduite par la poésie classique serbe, les odes philosophiques, il est à remarquer que le tout premier livre poétique qui, en 1788, parut en Serbie dans le cadre de ce genre littéraire (mais aussi au sens moderne, baudelairien, de ce concept, le tout premier recueil de poésie !), Kratkoe napisanje o spokojnoj žizni [Bref récit d’une existence tranquille] d’Aleksije Vezilić, portait dans une large mesure le qualificatif de genre et de thème signalé précédemment. Ce trait est particulièrement mis en relief par les ajouts dont Vezilić accompagna ses odes (chantées en odes saphiques ou hexamètres) : des commentaires en prose dans lesquels il cite ou paraphrase toute une série d’écrivains et de philosophes antiques et chrétiens (Sénèque, Socrate, Quintilien, Cicéron, Horace, Ovide, mais aussi le saint apôtre Paul, saint Jean Chrysostome, Jean Damascène…). Pour actuelle que puisse paraître cette démarche aujourd’hui (c’est-à-dire du point de vue du métatexte et de l’intertexte), son but était alors de donner une couverture supplémentaire à cette thématique qui, en dehors d’un strict contexte religieux, semblait très novatrice et fraîche dans la poésie serbe. Dans la même veine se pencheront sur les questions universelles de l’ontologie et de l’existence les poètes qui viendront après Vezilić, ceux des deuxième et troisième générations classicistes : même l’anthologique Oda Bogu [Ode à Dieu] de Jovan Hadžić de 1825 – avec une devise empruntée à Klopstock mais aussi une authentique indication intertextuelle conduisant au poème du même nom de Derjavine – ne présente pas la texture poétique religieuse qui était celle de la poésie serbe méditative baroque ou liturgique du Moyen Âge. Symbolisent ce courant du classicisme serbe lesdits « pesme geneze i metafizičkog čuvstva » [poèmes de la genèse et du sentiment métaphysique][11] que composeront notamment la dernière génération (celle de Sterija) et, surtout, Vasilije Subotić dont les textes poétiques font parfois figure de véritable anticipation de Luča mikrokozma [La Lumière du microcosme] de Njegoš – par exemple, Tečenie sveta [Le Cours du monde, 1837] – ou Nikanor Grujić dont l’ode Idealu [À l’idéal] de 1842 touche à la substance même de la métaphysique. Enfin, si sont envisagés dans ce contexte les deux traits les plus discutés, les plus controversés de la poésie classiciste serbe – sa propension au didactisme et son adaptation opportuniste aux circonstances –, nous verrons que leur objectif n’était pas de délivrer un discours superficiel assorti d’une moralité (se montrer didactique, à l’inverse, apparaît ici comme une sorte de posture philosophique !) et que la poésie de circonstance n’était pas un but en soi (mais, au contraire, le prétexte à un discours réflexif !)…
Partie centrale, la plus précieuse de la poésie contemplative des classicistes serbes, les odes suscitent sans conteste l’intérêt dans le cadre de la nouvelle spiritualité que cultivait cette forme littéraire. Néanmoins, elle se retrouve dans d’autres genres poétiques et, d’abord, dans les inscriptions et les élégies : ainsi, les épigrammes des classicistes (en premier lieu, Mušicki) n’ont pas seulement cette dimension originelle, satirique, mais interrogent presque toujours sur un thème philosophique (existentiel, éthique ou autre) ; les épitaphes ne sont pas, elles non plus, de simples commentaires poétiques de circonstance inspirés par un décès mais, très fréquemment, de véritables énoncés gnomiques, similaires aux aphorismes philosophiques d’un Héraclite ou des autres penseurs de l’Antiquité ; finalement, les élégies sont elles aussi pour les classiques serbes un espace destiné moins à la lamentation et au discours élégiaque traditionnel, et davantage à la réflexion, à une profonde méditation intellectuelle, métaphysique et ontologique. Cette nouvelle spiritualité qui imprègne donc la poésie classiciste serbe dans son entièreté se caractérise avant toute chose par une synthèse du stoïcisme antique et des idées philosophiques chrétiennes qui lui sont proches (le sens suprême de la connaissance de soi, le caractère transitoire et fugace de l’apparent, du visible et du matériel, la nécessité du renoncement à ces derniers, la rigueur de l’esprit…). Cette nouvelle spiritualité, manifestement, n’intégrait pas dans l’héritage antique la théologie essentiellement chrétienne, de sorte que les idées d’un Sénèque, d’un Platon ou des néo-platoniciens s’unissaient de manière quasi naturelle à celles des philosophes chrétiens des premiers temps, de saint Paul et saint Jean Chrysostome à Grégoire Palamas et aux hésychastes byzantins. Par rapport à la tradition précédente de la poésie serbe, ce fut là l’innovation majeure, une ouverture d’esprit vers des horizons autres, plus complexes, pour la poésie mais aussi pour la culture serbe tout entière ; enfin, pour la première fois, la poésie spirituelle serbe fut extirpée de l’étriqué et, alors déjà, anachronique carcan religieux, chrétien, et introduite dans les espaces plus modernes de la spiritualité séculière qui, naturellement sans rejeter a priori les caractéristiques précédentes, allait permettre une écriture plus libre, plus recherchée, et la combinaison avec d’autres idées, souvent très différentes, du temps présent ou de temps révolus. On pourrait affirmer que tout un courant moderne de la poésie serbe (de Jovan Pačić et Lukijan Mušicki à Branko Miljković et Jovan Hristić) – très concrètement, le courant auquel s’attache Miodrag Pavlović dans la majeure partie de son Antologija srpskog pesništva [Anthologie de la poésie serbe][12] – n’aurait pas présenté un tel visage sans la nouvelle spiritualité, sans les innovations poétiques introduites par les classicistes serbes en matière, entre autres, de genres et de thèmes. Enfin, sans l’héritage classiciste rappelé ci-dessus et l’affranchissement des horizons spirituels et poétiques, l’une des plus grandes œuvres de la littérature serbe, La lumière du microcosme de Njegoš, n’aurait pas dépassé selon toute vraisemblance le cadre habituel, canonique de la versification des thèmes bibliques (dont regorgeaient alors les littératures européenne et serbe !), et ne serait pas entrée avec pareille aisance et naturel dans la sphère des idiomes apocryphes et philosophiques alors actuels…
D’un autre côté, cette nouvelle spiritualité signifiait aussi la conquête définitive d’un monde mythologique et symbolique jusque-là rare dans la littérature serbe : le monde de la mythologie antique ou, plutôt, les potentialités de ce monde symboliquement formées des siècles durant – intertextuelles, interculturelles et intercivilisationnelles. En ce sens n’est donc pas primordiale la caractéristique apparente de la poésie serbe classiciste (souvent pointée par les historiens de la littérature !), le remplacement des dieux qui s’effectue dans les poèmes de Vezilić, Mušicki, Hadžić ou Sterija, l’effacement du ciel chrétien devant l’Olympe antique. Bien au contraire, ces profondes relations culturelles et sémantiques, de très grande portée, qu’implique ce remplacement et que les poètes des générations suivantes connaissaient parfaitement et utilisèrent telle une tradition vivante, sont essentielles ; la poésie serbe, après que la période classiciste se fut achevée, eut la possibilité de franchir la frontière du cercle de la civilisation byzantine, de s’intégrer dans des courants de civilisations autres, nouveaux, tout en élargissant le cadre de ses expériences et sans renier les éléments productifs de la tradition dont elle était issue. La réalisation de cette synthèse aura indubitablement été la marque déterminante, mais aussi spécifique, de la poésie serbe de ces deux derniers siècles et demi…
Traduit du serbe par Alain Cappon
Резиме
европски оквири српског класицизма
Од првих забележених ода у сафијским строфама из треће деценије 18. века, преко свог « златног доба » на почетку, па све до позних трагова на самом крају 19. века, српски класицизам се најизразитије огледао у поезији коју је обележио великим жанровским, версификацијским и тематским новинама. С друге стране, српско је песништво управо кроз промене класицистичких парадигми прешло огроман пут на чијем почетку стоји рококо, на средини « златно доба » српског класицизма и његови необични додири са романтизмом, а на крају, у последњој деценији 19. века – симболизам, до којег је Војислав Илић, полазећи од класицизма, дошао кроз додире са француском књижевношћу.
У времену о којем говорим, класицизам се развијао у већини европских књижевности и имао је интернационални карактер, барем утолико што су његови представници као истински књижевни завичај доживљавали Антику. Свој европски идентитет српски класицизам остваривао је управо тако – везивањем за Антику, пре свега за латинску Антику и стару римску књижевност, што га је најдиректније повезивало са класицистичким покретима у другим тадашњим културама (немачкој, руској, итд.). На тај начин по први пут у својој историји српска књижевност (пре свега песништво) усваја релевантне утицаје из романског геопоетичког простора, утицаје који су испрва били класични (латинска Антика) да би се на самом крају они преобразили у сасвим модерне, чак најмодерније у том тренутку (француски симболизам).
Кључне речи
Српска поезија, класицизам, Лукијан Мушицки, Јован Стерија Поповић, Војислав Илић.
Summary the european frames of reference of serbian classicism
From the first odes composed in Sapphic stanzas in the 1730s, to its “golden age” at the beginning of the 19th century and its last traces at the end of that same century, Serbian classicism found its most brilliant expression in poetry which benefited from its great innovations as far as themes, versification and genres are concerned. Following changes in classical paradigms, Serbian poetry came a long way from rococo to its “golden age”, which witnessed some peculiar associations with romanticism, and finally, in the last decade of the 19th century, to symbolism which Vojislav Ilić, first a classicist, came to represent through his contact with French literature.
The period considered here saw the development of classicism in most European literatures, and this was an international phenomenon in so far as classicists held antiquity as the true homeland of their literary art. The fact that Serbian classicism built its identity on references to antiquity, especially the Latin one, and on the literature of Ancient Rome, links it directly to other classical (German, Russian, etc.) movements of the time. Thus, for the first time in its history, Serbian literature (and especially poetry) assimilated the outstanding influences of the roman geo-poetical space: classical influences first (Latin antiquity), then modern, and even very modern ones (French symbolism).
Key words
Serbian poetry, classicism, Lukijan Mušicki, Jovan Sterija Popović, Vojislav Ilić.
NOTES
[1] Milorad Pavić, Istorija srpske književnosti klasicizma i predromantizma. Klasicizam, [Histoire de la littérature serbe du classicisme et du préromantisme. Le Classicisme], Belgrade, Nolit, 1979, p. 53-71 et 212-220.
[2] Vladimir Ćorović, Lukijan Mušicki, Novi Sad, Matica srpska, 1999, passim.
[3] Stevan Josifović, « Antički uzori metrike Mušickog » [Les modèles antiques de la métrique de Mušicki], Godišnjak Filozofskog fakulteta u Novom Sadu [Almanach de la Faculté de philosophie de Novi Sad], I, Novi Sad, 1956, p. 199-206.
[4] Miodrag Pavlović, « Jovan Sterija Popović, njegova poezija » [Jovan Sterija Popović, sa poésie], Letopis Matice srpske, n° 6, Novi Sad, juin 1976, p. 654-659.
[5] Dragiša Živković, Evropski okviri srpske književnosti [Les Cadres européens de la littérature serbe], Belgrade, Prosveta,1970, p. 325-348, et Milorad Pavić, Vojislav Ilić i evropsko pesništvo [Vojislav Ilić et la poésie européenne], Novi Sad, Matica srpska, 1971, passim.
[6] Milorad Pavić, op. cit., p. 406.
[7] Ibid, p. 379-399.
[8] Jovan Skerlić, Istorija nove srpske književnosti [Histoire de la nouvelle littérature serbe], Belgrade, 1967, p. 142.
[9] Jovan Hristić, « Pesnik Sterija » [Sterija poète], avant-propos dans Jovan Sterija Popović, Pesme [Poèmes], Belgrade, Nolit, 1962, p. 25.
[10] Milivoj Nenin, « Ogrebotina u vremenu : klasicistički pejzaž » [Éraflure dans le temps : le paysage classiciste], Polja, Novi Sad, 1987, p. 336-338.
[11] Milorad Pavić, op. cit., p. 391.
[12] Voir tout particulièrement : Miodrad Pavlović, « Predgovor » [Avant-propos], Antologija srpskog pesništva [Anthologie de la poésie serbe], Belgrade, Prosveta, 1973, p. XXV-LXXI.
Publié sur Serbica.fr, le 27 juillet 2012.
Pour citer cet article :
Damjanov, Sava, « Les cadres européens du classicisme serbe », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 23-37.
Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr
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