Marko Avramović

 

ENTRE LA LIMPIDITÉ DE LA FORME 
ET L'ÉNIGME DU SENS 

Les Sonnets tragiques de Branko Miljković

 

Branko Miljković
(1934-1961)


Après la tempête et le bouleversement qu'avaient apporté au début des années cinquante, les vers de Vasko Popa et Miodrag Pavlović, se produisit dans la poésie serbe, au milieu de la décennie, un renouvellement du dialogue avec la tradition. La génération suivante de poètes, connus comme néosymbolistes, composée des auteurs nés dans les années 1930, à la tête desquels se tenait le prodige Branko Miljković (1934-1961), ne se satisfaisait plus des solutions modernistes radicales proposées par Pavlović et Popa et les membres toujours actifs du groupe surréaliste de Belgrade, en premier Dušan Matić et Oskar Davičo. Les ambitions de ces jeunes poètes tendaient vers une fusion de la poésie moderniste et de courants traditionnels choisis. Cet esprit de renouvellement se manifestait dans l'affirmation de leur ambition artistique qui impliquait aussi le renouvellement des formes poétiques courantes. La preuve de leur virtuosité dans le savoir-faire poétique s'affirmait surtout dans les sonnets. Parmi la multitude de poèmes composés dans cette forme dans la poésie serbe des années soixante et soixante-dix du vingtième siècle, c'est précisément le cycle des Sonnets tragiques qui représente le sommet de la virtuosité poétique de toute une génération, et la preuve incontestable de la maîtrise parfaite de la technique poétique de Branko Miljković.

À l'appui de ce qui vient d'être dit – à savoir que ce cycle du premier livre de l'auteur de En vain je l'éveille [Узалуд је будим, 1957] représente le sommet de l'art du sonnet parmi les nombreux et importants exploits de ses pairs (comme le sont Les Sonnets au Mage [Сонети Магу] de Borislav Radović et Melisa de Ivan V. Lalić) – s'ajoute le fait que Miljković a eu recours à la forme la plus exigeante de ce cycle poétique : la couronne des sonnets. Cette forme poétique a été conçue au XIX siècle par le poète national slovène France Prešeren (1800-1849) dans son recueil La Couronne de sonnets [Sonetni venec] qui jouissait d'une grande popularité chez les auteurs serbes. Respectant les principes du solide format poétique légué par Prešeren, le cycle de Miljković se compose également de quinze sonnets, avec cette différence que chez l'auteur de En vain je l'éveille ils sont composés de vers libres, ce qui témoigne de sa volonté de moderniser la tradition. Selon la formule héritée de Prešeren, chaque sonnet de Miljković commence par le dernier vers du sonnet précédent, tandis que le dernier et quinzième sonnet, qui dans La Couronne de sonnets de Prešeren est indiqué comme magistrale, est composé des premiers vers des quatorze sonnets précédents. Que Miljković ait pris pour modèle le classique slovène, on peut le constater – déjà remarqué par la critique littéraire – dans les ressemblances de rimes, dans certains motifs et invocations lexicales entre Les Sonnets tragiques et la célèbre Couronne de sonnets.

S'il est aisé de constater la pure limpidité de la forme des Sonnets tragiques de Miljković, il l'est tout autant d'affirmer que leur signification, comme la plus grande partie de son œuvre, se trouve dans la sphère de l'insaisissable. C'est peut-être ce qui explique le rapport de la critique littéraire envers ce cycle de poèmes. Même si les Sonnets tragiques contiennent plusieurs vers des plus célèbres du poète – par exemple, « Ô tout ce qui passe devient éternité » ou « De moi il n'est plus, mais de mon amour il est », toujours cités avec ravissement – ce cycle, quand on sait à quel point la critique littéraire serbe se penchait sur la poésie de Miljković, fut relativement peu commenté, sans doute en raison de son impénétrabilité. Il est évident qu'il faut le lire dans la globalité du premier recueil de Branko Miljković En vain je l'éveille, dans lequel, comme il a déjà été observé, il présente une verticalité porteuse. De même que le mythe d'Orphée et Eurydice sous-tend le motif de ce premier recueil, les Sonnets tragiques sont un voyage dans le monde souterrain vers un amour perdu, en même temps qu'une plongée dans notre propre intériorité et une élévation vers les plus hautes sphères spirituelles.

Les titres des poèmes qui nous mènent du « Début d'un rêve » (sonnet I) et « Début de la recherche de l'être » (sonnet V), jusqu'à « Prédication du feu » (sonnet XII) et « Prédication de l'amour » (sonnet XIV) représentent de bons repères le long de ce voyage à plusieurs strates. Le caractère polysémique de ces poèmes apparaît dans l'introduction que fait Miljković d'images et de motifs propres à la mythologie serbe à côté de nombreux motifs reliant ce cycle à l'héritage de la poésie universelle – depuis le mythe d'Orphée jusqu'à la Comédie de Dante. L'un d'eux, « La tour des crânes », est une allusion très claire à Ćele kula, symbole d'une des plus grandes souffrances nationales[1]. Ce motif, Miljković l'utilise à sa façon, si bien que cette tour est aussi un des lieux d'où le sujet poétique entame sa descente.

En sus de la recherche de l'aimée défunte, le sujet lyrique de Branko Miljković est à la recherche de ce qui constitue l'essence de la poésie. Le voyage dans le monde souterrain est aussi un voyage à la source même de la poésie, au point zéro de son jaillissement. Ce que le moi poétique de Miljković demande : « Au fond du poème qu'y a-t-il de caché ? ». Si nous adhérons à l'opinion que le procédé poétique dominant dans la poésie de Branko Miljković, est un procédé de resserrement – c'est-à-dire une tendance à ramener l'expression poétique à l'essentiel, à quelques notions fondamentales et mots clés, et à une formule poétique unique – alors nous pouvons affirmer que les Sonnets tragiques sont l'une des plus puissantes percées du poète dans cette direction. Le poète y tend au retour à l'état d'avant le verbe, et à l'accession de ce qui se trouve derrière le mot. On arrive à la vraie poésie seulement quand les mots sont rejetés. Comme l'exprime ce vers dans cette recherche de Miljković : « Toute notre vie les mots nous ont dépouillés ».

C'est ainsi que le réveil de l'aimée endormie est en même temps la résurrection d'une authentique poésie. Cependant, tout comme Eurydice reste à jamais derrière le regard d'Orphée, cette formule poétique, elle aussi, échappe au chercheur lyrique de Miljković. Dans cette impossibilité d'atteindre ces authentiques valeurs tant recherchées, on peut supposer que le poète y a vu une expérience tragique, et a ainsi nommé ses sonnets.



[1] Ćele kula (en turc : kelle kulesi – « tour de crânes ») se trouve près de Niš, ville natale de Branko Miljković. Durant le Premier soulèvement serbe, en signe de représailles les Turcs avaient construit cette tour avec les crânes de guerriers serbes morts dans la bataille de Čegar en 1809. Dans son Voyage en Orient, le poète Alphonse de Lamartine, sous la forte impression que fit sur lui la tour de crânes qu'il visita en 1833 écrivit : « Qu'ils (les Serbes) laissent subsister ce monument ! Il apprendra à leurs enfants ce que vaut l'indépendance d'un peuple, en leur montrant à quel prix leurs pères l'ont payée ».


Traduit du serbe par 
Vladimir André Cejovic et Anne Renoue

A lire :

>Sonnets tragiques

>Branko Miljković

Date de publication : juin 2025 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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